Quand la paresse intellectuelle et le conformisme mènent à une grave distorsion de la réalité

En mai, le nouveau film de Kirill Serebrennikov, Limonov, a été présenté au Festival de Cannes. Pour le réaliser, l’auteur s’est inspiré des textes autobiographiques du leader du Parti national-bolchevique, NBP, et du roman éponyme d’Emmanuel Carrère. Le film se concentre sur les déboires amoureux et la soif de gloire de Limonov, mais fait abstraction de ses idées et agissements destructeurs. « Je ne voulais pas connaître cette partie de sa vie », affirme le réalisateur dans un entretien. En réalité, Limonov fut un impérialiste grand-russe et un criminel. Il fait partie de ceux qui ont semé les graines de la guerre d’agression actuelle. Le traiter à la légère est un procédé douteux. Nous publions une réaction d’Igor Eidman, un opposant russe, qui parle de la nocivité des idées de Limonov. 

Limonov était l’un des précurseurs idéologiques du poutinisme, le créateur de fait du concept néofasciste du « monde russe », qui est maintenant inscrit dans la Constitution russe. Alors que dans les années 1990, Poutine volait de l’argent à Saint-Pétersbourg destiné à l’achat de nourriture et protégeait les jeux de hasard, Limonov tentait d’unir et de soulever contre les autorités locales les communautés russophones des pays post-soviétiques, des pays baltes et du Kazakhstan jusqu’aux régions ukrainiennes du Donbass et de la Crimée. En fait, il faisait ce qui deviendrait, deux décennies plus tard, la politique d’État de la Russie de Poutine. Dans l’article « Scénario d’une insurrection armée » (1998), inclus dans son livre Anatomie d’un héros, Limonov a formulé les techniques de la guerre hybride et créé un scénario de son application contre l’Ukraine. 

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Kirill Serebrennikov, Viktoria Miroshnichenko et Ben Whishaw montent les marches à Cannes // Festival de Cannes, capture d’écran

Je pense que la coïncidence frappante entre le scénario de Limonov et le déroulement réel de l’agression russe n’est pas fortuite. Il est probable que l’un des organisateurs de l’invasion en Ukraine, bibliophile et misanthrope, Vladislav Sourkov, a lu l’Anatomie d’un héros.

Voici les étapes de la guerre réelle et informationnelle contre l’Ukraine selon Limonov et Poutine :

  • provocation de conflits, déstabilisation de la situation dans le territoire occupé ;
  • falsification des informations sur ces événements dans les médias ;
  • propagation de rumeurs paniques dans la population locale, déclenchement d’une hystérie de masse ;
  • entraînement des habitants locaux dans la guerre avec de fausses informations sur les menaces dirigées contre eux ;
  • armement massif des personnes ainsi trompées ;
  • participation des troupes régulières sous couvert de « miliciens » et de volontaires locaux (l’unique innovation de Poutine).
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Édouard Limonov et le criminel de guerre serbe Radovan Karadžić à Sarajevo en 1992 // Le Twitter de Limonov
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Édouard Limonov tire avec une mitrailleuse sur Sarajevo assiégée, été 1992 // TVMyCentury, capture d’écran

Le conflit armé, décrit par Limonov et mis en œuvre par Poutine, peut être qualifié de guerre postmoderne, où « la queue remue le chien » : les rumeurs délibérément propagées dans les médias ne décrivent pas les événements en cours, mais les forment. Ainsi, les rumeurs provocatrices sur le massacre imminent de la population russe par les « bandéristes » ont servi de déclencheur à la guerre dans le Donbass. Limonov proposait de provoquer la guerre par la falsification de « preuves » de massacres de masse de Russes par les forces ukrainiennes. Les objectifs des provocations, tant dans le scénario de Limonov que dans la pratique de Poutine, sont les mêmes : déclencher une psychose anti-ukrainienne de masse en Russie et dans les régions russophones de l’Ukraine, puis « une transition brutale… de l’indignation impuissante populaire à la voie de la guerre, d’où il serait impossible de se retirer » (citation du même ancien article de Limonov).

Lisons le scénario de Limonov (toutes les citations sont entre guillemets) et comparons avec les événements réels récents.

Limonov proposait de récupérer dans des morgues locales et de présenter comme victimes des forces ukrainiennes « 50 à 100 cadavres de jeunes gens plus ou moins jeunes… Des groupes de journalistes, russes et étrangers, sont amenés à l’endroit où les corps sont rassemblés. Arrivés près de la tranchée avec les cadavres ensanglantés et à moitié enterrés, les journalistes commencent à filmer frénétiquement les corps. Les prises de vue télévisées et photographiques de 50 à 100 cadavres bouleverseront l’opinion publique russe. Des titres comme “Les forces spéciales ukrainiennes ont fusillé 93 adolescents russes, dont une fille de 13 ans” ébranleront toute la Russie. »

Tout cela rappelle fortement la guerre informationnelle actuelle de la Russie contre l’Ukraine. Vous souvenez-vous de l’histoire fabriquée du « garçon crucifié » dans le Donbass, et d’autres fausses informations sur la découverte de fosses communes de « victimes de l’armée ukrainienne » ?

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Serebrennikov salué à Cannes après la projection du film // Festival de Cannes, capture d’écran

Limonov avait prédit avec précision l’effet d’une provocation informationnelle anti-ukrainienne de grande envergure. C’est exactement ce qui s’est passé presque vingt ans plus tard :

« La Russie, tremblante, a cru au crime… Comme la télévision russe est partiellement reçue en Ukraine, les Russes vivant en Ukraine — 11 millions de personnes — seront également obligés de trembler. »

Limonov a très clairement décrit une nouvelle méthode d’organisation de la guerre : d’abord, une image médiatique est créée, puis le mythe devient réalité. 

« Le groupe NBP pour les relations avec les médias travaille à pleine capacité, fournissant des informations inquiétantes aux médias chaque heure… L’objectif de l’information : inciter à des mesures extrêmes, à participer à une (encore inexistante) insurrection, convaincre les hésitants qu’ils ne seront ni les premiers ni seuls. »

C’est ainsi que cela s’est ensuite passé dans le Donbass. Les habitants locaux y ont été utilisés à leur insu : sous prétexte de lutter contre la menace mythique bandériste, ils ont été entraînés dans une agression armée réelle de la Russie contre l’Ukraine.

Dans le Donbass, Poutine a fidèlement mis en œuvre le scénario criméen de Limonov. Des dizaines de milliers de combattants, sous la direction des services spéciaux, ont été rassemblés dans une enclave pirate à la frontière russo-ukrainienne, puis des unités régulières de l’armée russe sont venues les aider.

Limonov a tenté de croiser idéologiquement le fascisme et le stalinisme. Ce n’est pas pour rien que le drapeau du NBP ressemble tant au drapeau nazi, sauf qu’au lieu de la croix gammée, on y a inséré la faucille et le marteau soviétiques. Poutine a réussi, en combinant le culte du passé soviétique et le nationalisme agressif dans le style fasciste, à réaliser le projet idéologique de Limonov en pratique. Après 2014, Limonov a cessé d’être un opposant militant non pas parce qu’il s’est « soumis à Poutine », mais parce que Poutine est devenu en grande partie un « limonoviste ».

Traduit par Desk Russie

Lire l’original ici

Igor Eidman est un sociologue, commentateur politique et dissident russe. Cousin et proche ami du leader de l'opposition assassiné Boris Nemtsov, Eidman a déménagé en Allemagne, où il reste un critique virulent du régime de Poutine.

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