Les Jeux olympiques sans la Russie : un test de modernité 

Politologue et historien de la culture, Sergueï Medvedev décrypte l’étonnante modernité de la cérémonie de l’ouverture des Jeux olympiques de Paris. Alors que la Russie plonge dans une bigoterie et un obscurantisme qui la rapproche de l’Iran et des Talibans, la France a montré les traits de sa culture qui font d’elle un symbole de liberté, d’ouverture et de tolérance.

La France a mis en scène une nouvelle révolution, cette fois avec la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques à Paris. On ne peut d’ailleurs pas vraiment parler de cérémonie : il s’agissait d’un véritable carnaval, d’une fête du corps et de la fantaisie. Exit les rituels séculaires des tours de piste dans les stades, le héros de ce spectacle était la ville et la scène était la Seine, sur laquelle naviguaient les bateaux transportant les équipes nationales. Même la pluie n’a pas été un obstacle dans ce spectacle inédit, joué sur les quais et sur des scènes flottantes, sur les toits des palais et aux fenêtres des immeubles, truffé d’allusions à l’histoire de France, à l’iconographie chrétienne et à la culture mondiale, mêlant les styles, les genres et les identités dans une production pétillante, irrévérencieuse et résolument française qui, comme toute bonne révolution, a divisé le monde entre ceux qui ont apprécié et ceux qui ont été profondément offensés.

Au nombre de ces derniers se trouvaient, sans surprise, les médias, les propagandistes et les blogueurs russes. Il était amusant de voir les porte-parole d’un pouvoir qui avait ostensiblement ignoré les Jeux olympiques et refusé de les transmettre à la télévision russe commenter et condamner à qui mieux mieux le show interdit en Russie. Le spectacle d’ouverture était pain bénit pour la propagande de Poutine, comme si son metteur en scène, Thomas Jolly, avait décidé, après avoir potassé les manuels du Kremlin, de réaliser toutes les histoires d’horreur qui s’y racontent pour effrayer la population russe au sujet de la décadence morale de la « Gayrope1 » : une femme à barbe, une gay-pride, des statues de femmes féministes, Marie-Antoinette portant sa tête coupée sous le bras et, pour couronner le tout, une scène jouée par un groupe de travestis que beaucoup ont prise pour La Cène de Léonard de Vinci. Les commentateurs russes n’ont pas été avares d’invectives : « acte répugnant » (Dmitri Peskov), « goût infernal » (Ksenia Sobtchak), « néo-paganisme » (Alexeï Pouchkov), « démoniaque » (Ilya Averboukh), « vil exercice de narration » (Iana Roudkovskaïa) et, pour finir, « On touche le fond. Le fond de la Seine » (Maria Zakharova).

La réaction hystérique des discoureurs russophones (ceux du Kremlin, mais pas seulement : le spectacle d’ouverture a aussi indigné de nombreux commentateurs de l’opposition vivant hors de Russie) témoigne de l’abîme culturel qui sépare l’Europe de la Russie contemporaine, sanctuaire de la vulgarité, de l’indigence et de l’étroitesse d’esprit. Les priorités esthétiques de la Russie ne sont désormais pas très éloignées de ses orientations politiques, qui tendent vers de nouveaux alliés : l’Iran, les Talibans, la Corée du Nord. Le jour où la télévision russe, pour la retransmission de manifestations sportives, couvrira de plaques à l’écran les parties dénudées du corps des athlètes féminines, comme c’est le cas en Iran, n’est peut-être pas si lointain.

Les producteurs de ce spectacle ont joué en effet sur toute la gamme des règles du politiquement correct et de la tolérance, du féminisme jusqu’au transgenrisme, qui exaspèrent traditionnellement les consciences patriarcales. Mais ils ont surtout montré ces traits de la culture française qui ont fait d’elle un symbole de liberté, d’ouverture et de tolérance, tant intellectuelle que corporelle (mais oui, le Moulin Rouge était lui aussi représenté, par des danseuses de cabaret). Car la France, ce n’est pas seulement Napoléon et De Gaulle, c’est aussi l’ironie philosophique et l’athéisme de Voltaire avec son fameux « Écrasons l’infâme », c’est l’incroyable courage de Charlie Hebdo qui publie des caricatures du Prophète en bravant les menaces des islamistes. Outre les trois principes fondamentaux inscrits dans la Constitution Liberté, Égalité, Fraternité2, la République française repose sur un quatrième pilier : la laïcité3, le « sécularisme ».

La France, c’est aussi Villon, le poète voyou, Rabelais, l’apôtre du carnaval, la philosophie du marquis de Sade qui prône la liberté absolue de l’individu sans restriction tenant à la religion, la morale ou la loi. Ce sont des livres qui ont choqué l’opinion : la même année, à Paris, Flaubert a été jugé pour son Madame Bovary et Baudelaire pour Les Fleurs du mal (le premier a été acquitté, le second condamné à une amende), c’est la sensualité de Maupassant, les confidences homo-érotiques de Genet et le « théâtre de la cruauté » d’Artaud. C’est le Déjeuner sur l’herbe et la révolution de la nouvelle peinture à la fin du XIXe siècle, à l’origine de toute la vision du XXe siècle. C’est, enfin, le virus indestructible de la contestation qui, presque chaque semaine, fait descendre les Français dans la rue pour les motifs les plus divers et qui, des mois durant, a empêché la police de disperser les rassemblements des « gilets jaunes ». C’est cet esprit d’ouverture, de citoyenneté et de républicanisme qui écœure tant le régime de Poutine et ses laquais intellectuels.

Avec le spectacle des Jeux olympiques, la France montre au monde qu’il est possible de repenser son empire comme un empire de liberté et de culture. Ce n’est pas un hasard si depuis trente ans elle reste le pays le plus visité au monde, accueillant chaque année jusqu’à 90 millions de touristes. La leçon est particulièrement instructive pour la Russie qui, dès qu’elle entend le mot « empire », enfile des bottes, s’empare d’un fusil automatique et se met à parler de frontières « qui ne finissent nulle part ». Ce pays n’a finalement jamais été capable de faire de son immensité territoriale et de sa puissance militaire un soft power et de présenter au monde du XXIe siècle une image d’attraction, de beauté et d’amour. Si la Russie n’a pas sa place aux Jeux olympiques de Paris, ce n’est pas seulement à cause du boycott (boycott qui, disons-le, vient aussi d’elle, car elle aurait pu être représentée sous bannière neutre par des dizaines d’athlètes, et pas seulement par les quinze qui concourent aujourd’hui ; mais l’hystérie patriotique et un chantage éhonté ont contraint presque tous ses sportifs qualifiés à refuser de participer), c’est aussi parce qu’elle ne fait plus partie du monde cosmopolite et universel des Jeux olympiques. Sa place est dans les simili-jeux des BRICS à Kazan.

La chute de la Russie hors du sport mondial n’est pas seulement due, loin s’en faut, à la guerre en Ukraine. Cela fait au moins dix ans que la Fédération de Russie se dirige vers cette impasse, depuis les Jeux olympiques honteux de Sotchi (tenus la veille de l’annexion de la Crimée), qui étaient au fond une gigantesque opération spéciale organisée pour triompher à tout prix. Le scandale du dopage de Sotchi a révélé les dessous du sport russe, qui participe désormais de la politique de l’État visant à transformer l’argent du pétrole en or olympique et les athlètes en souris de laboratoire. Le déclin s’est accéléré depuis, les scandales se sont succédé, la Russie a tenté de brouiller les pistes, a nettoyé les bases de données de RUSADA (l’Agence russe antidopage), a refusé de rendre les médailles olympiques « sales » et a qualifié les athlètes pris en flagrant délit de dopage — tel l’actuel président de la Fédération russe de bobsleigh, Alexandre Zoubkov — de « champions olympiques sur le territoire de la Fédération de Russie ». Cependant le dopage de masse se poursuivait lors des compétitions nationales : lorsque les contrôleurs antidopage débarquaient sur les pistes d’athlétisme ou de biathlon, les athlètes quittaient le stade en masse avant qu’on donne le départ. Le boycott de Paris est l’aboutissement naturel d’une décennie de mensonges et d’infamie, un verdict pour le sport russe, qui constitue un rouage de la machine étatique lié à la bureaucratie, aux services de renseignement et à l’appareil idéologique (Staline donnait déjà son feu vert en 1952 à la participation de l’URSS aux Jeux d’Helsinki). L’exclusion de la Russie des Jeux olympiques durera sans doute plus d’une saison et l’amènera très probablement à perdre définitivement son statut de superpuissance sportive. Dommage collatéral au demeurant, eu égard aux pertes qu’elle enregistre dans les domaines de la science, de la technologie, de la culture, de l’éducation et des ressources humaines.

Plus largement, la Russie s’éloigne non seulement du mouvement olympique mais de la modernité en général, de la civilisation de la modernité si brillamment représentée dans le spectacle d’ouverture, avec la Révolution française, la tour Eiffel et la montgolfière enflammée. Le mouvement olympique actuel remonte lui-même à l’époque de Gustave Eiffel et de Jules Verne, de la fonte et de la vapeur, de la radio et de l’électricité, des expositions universelles et des ballons à gaz : c’est précisément à cette époque que Paris est devenue, pour citer Walter Benjamin, « la capitale du XIXe siècle ». L’optimisme de cette fin de siècle a donné naissance au projet universaliste du baron de Coubertin, empreint d’humanisme et d’esprit des Lumières (entre 1912 et 1948, les Jeux olympiques incluaient aussi des disciplines musicales et poétiques : Igor Stravinsky était juge lors du concours de musique des Jeux de Paris en 1924). En ce sens, les Jeux olympiques sont une manifestation de l’esprit de la modernité.

La Russie a longtemps été une branche insolite du courant des Lumières européennes, avec le projet soviétique (issu des livres, après tout), mais à présent, au XXIe siècle, elle renonce à cet héritage et, avec le déclenchement de la guerre à grande échelle en Ukraine, rompt catégoriquement avec la modernité, ainsi que l’écrit Alexandre Etkind dans son livre La Russie contre la modernité, récemment traduit en russe. Son absence des Jeux olympiques témoigne de ce fossé civilisationnel qui ne sera peut-être jamais comblé, et ce n’est pas un hasard si ces jours-ci à Moscou la place de l’Europe est rebaptisée place de l’Eurasie. Un fossé entre l’ironie éclairée, le cosmopolitisme, l’ouverture d’esprit, d’une part, et la bigoterie provinciale, l’obscurantisme religieux, la rage impuissante, d’autre part. Entre une culture capable d’affronter sportivement les éléments et de chanter sous la pluie, comme dans la comédie musicale, et un despotisme boursouflé qui dissipe les nuages de pluie (avec de l’iodure d’argent très toxique) au nom des parades et de l’apparat. Les Jeux olympiques de Paris et leur cérémonie d’ouverture étaient un test de modernité, et la Russie a lamentablement échoué.

Traduit du russe par Fabienne Lecallier. Version originale.

medvedev portrait

Sergueï Medvedev est un universitaire, spécialiste de la période postsoviétique, dont le travail s’enrichit des apports de la sociologie, de la géographie et de l’anthropologie de la culture. Il a remporté le prestigieux Pushkin Book Prize 2020 pour son livre The Return of the Russian Leviathan, qui a été largement salué aux États-Unis et en Grande-Bretagne, ainsi qu’en France (sous le titre Les Quatre Guerres de Poutine, Buchet-Chastel, 2020).

Notes

  1. Pour Europe gay [Toutes les notes sont de la traductrice].
  2. En français dans le texte.
  3. Id.

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