Par Alexandre Delfinov
Un poète et artiste de spoken word d’origine russe, qui vit en Allemagne, vient de publier ce poème qui parle de la responsabilité des Russes, et non seulement de Poutine, dans la guerre d’agression contre l’Ukraine. Un véritable réquisitoire poétique…
Ce n’est pas la guerre de Poutine,
Parce que les gens
Qui triment à faire les trois huit
Pour l’industrie de guerre et un glorieux salaire,
Font ce qu’ils ont à faire du mieux possible,
En assemblant des chars, des blindés, des drones,
Tous ces professionnels,
Qui accroissent la production de munitions,
De missiles fiables,
De bombes intelligentes,
À dispersion, thermobariques,
Tous ces gens qui travaillent pour nourrir leurs familles
Sont de simples turbineurs de guerre —
Ils ont des noms, et des prénoms,
Et ils vont au charbon de bon cœur.
Ce n’est pas la guerre de Poutine,
Parce que beaucoup s’enflamment
Pour l’idée d’un « monde russe »
Qui n’a aucune frontière,
Trop sont vraiment inspirés
Par l’idée d’écraser les autres
Pour échapper au sentiment de son propre affaissement,
Trop prennent dans leurs mains une arme
Avec joie et délivrance,
Car la destruction de l’Ukraine, pour eux,
C’est la constitution d’une identité stable,
Regarde dans les yeux un de ces soldats —
Tu y verras une sombre flamme de glace,
Elle l’anime,
Et ce soldat a un prénom, il a un nom,
Et il a appris à tuer.
Ce n’est pas la guerre de Poutine,
Parce que tout ce réseau international
Qui ravitaille en dépit des sanctions
L’industrie militaire surchauffée
Pour ces soldats séduits,
Pour les vacances heureuses des chiens de la guerre,
Ce sont des hommes et des femmes de différents pays,
Mais c’est aussi quelqu’un que tu connais,
Penses-y, penses-y, penses-y,
Rappelle-toi, rappelle-toi, rappelle-toi,
Mais même si tu ne te souviens de rien
Qu’aucune pensée claire ne trouve son chemin,
Je te le dis :
Tous ces gens qui font de l’import-export
Permettant au bout du compte
Le décollage de bombardiers stratégiques,
L’avancée de lance-missiles dans le bassin de la mer Noire
Les attaques de nuit sur Kharkiv et Kyïv,
Ces marchands et ces businessmen
Ont des prénoms, ils ont des noms,
Et ils contournent habilement les fâcheuses sanctions.
Ce n’est pas la guerre de Poutine,
Parce que c’est qui, ce petit bougre d’homme,
Ce crâne d’œuf, à l’œil mauvais,
Lèvres pincées,
Cet ancien raté du KGB,
Qui s’est hissé à toute allure sur sa satanée verticale
Et s’y est posé comme une perruche sur son perchoir,
Ce petit bonhomme avec sa bonne mémoire des chiffres
Et son humour en dessous de la ceinture,
Tu le vois bien,
Tu le connais bien,
C’est ce même Vlad, ce Volodia,
Le même que ces milliers d’autres Volodia,
Il est sorti d’un immeuble de Saint-Pét’,
Il n’est pas tombé de la Lune,
C’est un type normal, droit dans ses bottes, tenace,
Et même s’il donne des ordres,
Même s’il est copain avec des tueurs, des voleurs,
Même s’il a parlé à la télé en février 2022,
Il n’est qu’un parmi tant d’autres,
Il est comme la masse de ceux qui sont comme lui,
Mais eux — ils ne sont pas lui,
Et ils le regardent,
Regardent la télé gueulante,
Vont dans leur usine aux cliquetis de ferraille,
Dans leur institut de recherche,
Dans leur unité militaire,
Dans leur centre d’affaires,
Dans leurs quartiers de la Loubianka,
À travers le pays,
Dans toutes les villes,
Et ils façonnent cette guerre,
Et ils triment de tout leur cœur,
Et ils ont appris à tuer,
Et ils contournent habilement les fâcheuses sanctions,
Et ils ont un prénom, et ils ont un nom.
Ce n’est pas la guerre de Poutine,
Et même si un jour,
Il crèvera dans son bunker,
Eux resteront.
Je ne sais pas où tu es en ce moment,
Mais je sais où je suis, moi —
De l’autre côté.
Novembre 2024
Traduit du russe par Nastasia Dahuron
Alexandre Delfinov est né à Moscou en 1971 et vit en Allemagne depuis 2001. Poète, journaliste et artiste de spoken word, il a été influencé dans les années 1990 par le conceptualisme moscovite, participant à divers collectifs artistiques et littéraires informels. En 2009, il a cofondé avec Piotr Goriev le projet transculturel PANDA platforma à Berlin.