La volonté de mettre un point

Desk Russie est fier de publier l’essai de l’artiste et intellectuelle, Katia Margolis, qui réfléchit sur le destin de la langue russe « colonisée » par l’argot de la pègre, sur la culture russe utilisée par le pouvoir, mais aussi par des intellectuels russes, comme une sorte de « feuille de vigne » qui permet de recouvrir les crimes commis en Ukraine, sur la volonté de comprendre et de prendre sa responsabilité, un pas nécessaire pour la construction d’une Russie nouvelle.

I

Ma langue maternelle, c’est le russe.

Une langue d’empire. Une langue de violence et de meurtre. Une langue de guerre et de mort.

J’y pense souvent en frémissant : la dernière chose que les personnes tuées en Ukraine ont entendue, ce sont les sons de ma langue maternelle. Vraisemblablement des ordres aboyés. Très probablement mêlés de grossièretés.

Chaque fois que je parle russe hors de chez moi, j’y pense. Et qu’importe que mes enfants soient trilingues et aient grandi en Europe, qu’importe qu’ils hésitent maintenant à transmettre le russe à leurs enfants.

Ma langue maternelle reste le russe.

Le fait que je parle et écrive en quatre autres langues n’y change rien. Je n’ai qu’une langue maternelle.

Et je pense ma langue en mots. Je pense aux mots de ma langue.

II

Je ne sais pas pourquoi mais, ces derniers temps, je pense au mot « volonté »1.

Un mot-mer. Un mot-champ. Un mot de force et d’espace.

L’homme est doté du libre arbitre. La volonté, c’est à la fois la liberté et la force de prendre une décision librement mûrie dans son for intérieur à partir de l’idée que l’on se fait du bien et du mal, du mensonge et de la vérité, de la responsabilité et de la peur, de l’action, de l’amour et de la fragilité, de l’avenir, et de beaucoup d’autres choses. Sa propre décision.

« Ce n’est pas leur volonté », dit-on ici ou là des meurtriers russes mobilisés en Ukraine. C’est aussi ce qu’on dit des acteurs et des enseignants. Des directeurs de théâtre et des chefs d’orchestre. De qui que ce soit.

On ne peut pas marcher en utilisant les jambes d’un autre. Comment peut-on prendre une décision qui ne soit pas de sa volonté ?

De sa propre volonté. On décide par peur (pour soi-même ou pour ses proches), par pauvreté, par médiocrité, par précaution. Mais de sa propre volonté.

Je regarde de nouveau les images filmées par un drone : des petits points noirs, des petites virgules – des vies uniques – se déplacent sur la couche neigeuse d’une terre étrangère et vont docilement tuer pour se faire tuer. Et je ne comprends pas. Quelques minutes plus tard sur l’écran, l’éclair d’une explosion. Les virgules sont à jamais des points finals. Terminé. Elles ne tueront plus personne.

Le consentement des êtres vivants au meurtre est effrayant dans son évidence : tout ce qui reste de cet homme dont ce n’était « pas la volonté » est un corps sans vie étendu dans la neige.

Je lis les lettres cyrilliques, les signes de ponctuation et d’altercation entre membres d’une même tribu. Et je ne comprends toujours pas, bien que ce soit écrit dans ma langue.

Peut-être est-ce justement une affaire de ponctuation ?

III

En Russie, aucun cauchemar ne se termine par un point : ce ne sont que d’infinis points de suspension latents qui répandent des cendres radioactives dans le temps et dans l’espace.

L’opritchnina sans fin qui éclate comme un abcès à travers les siècles. On peut le refaire2.

Le nationalisme et la perpétuelle déformation des valeurs universelles.

On peut le refaire.

La servilité de l’Église. Le « christianisme » au service de la violence. On peut le refaire.

L’abolition inachevée du servage, revenu en force au XXe siècle avec la création des kolkhozes. L’enregistrement3. L’immatriculation. La mobilisation. On peut le refaire.

Les guerres impériales de conquête, dont même les guerres de libération sont une nouvelle forme. On peut le refaire.

D’où ce stalinisme « des vainqueurs » qui se prolonge parce qu’il ne s’est achevé ni par une repentance ni par un Nuremberg mais seulement par le procès de Iouri Dmitriev et la dissolution de « Memorial ». Le GOULAG, on peut le refaire.

La Russie de la mégalomanie des points de suspension et des virgules est devenue elle-même un point d’arrêt.

Un point de non-retour dans le monde des humains, sans démantèlement, sans procès, sans repentir.

Je poursuis ma lecture : les témoignages monstrueux sur les victimes de l’attaque du missile russe sur Dnipro se succèdent.

Cette mère sourde-muette incapable d’appeler à l’aide tandis que son mari et son fils d’un an mouraient sous les décombres.

Le corps de cette femme enceinte que son mari, cherchant à la sauver, a recouvert de son propre corps — les corps de trois personnes : deux à l’extérieur et un petit à l’intérieur qui n’a pas eu le temps de vivre une minute de sa propre vie…

Impossible de lire cela. Criminel de ne pas lire.

IV

Nous avons récemment célébré la mémoire de Varlam Chalamov, sans doute l’écrivain russe le plus important du XXe siècle. Le plus exact, et toujours largement méconnu.

Il a tout dit de la Russie. Et pas seulement de la Russie. De l’homme. À la question de Primo Levi « Si c’est un homme ? », Chalamov a répondu par la négative.

« L’expérience du camp est absolument négative, à chaque instant. L’homme n’y fait que devenir plus mauvais…»

« Des centaines de milliers d’hommes passés par les camps ont été corrompus par l’idéologie des truands et ont cessé d’être des hommes. Quelque chose de criminel s’est ancré pour toujours dans leur âme, les truands et leur code moral leur ont laissé à tous une marque indélébile ».

Ce n’est pas une « littérature de camp » (il ne s’agit pas plus de camps chez Chalamov que de faune marine chez Melville avec Moby Dick, ainsi que l’a observé très justement mon ami Iacha Klotz, l’un des grands spécialistes de la question). C’est l’impitoyable vérité russe sur son identité, sur l’être humain et sur ce qui fait qu’un homme peut cesser d’en être un.

Qu’il est facile de reconnaître, dans n’importe quelle description des « Essais sur le monde du crime », le portrait des dirigeants actuels de la Russie ! Hélas, l’impossibilité de comprendre l’essence-même de la vie russe « selon le code [des truands] » — Soljenitsyne avec son prix Nobel et sa vision du monde (la merveilleuse Russie opprimée par les méchants bolcheviks qui l’ont conduite au Goulag), au lieu de Chalamov (le Goulag comme image de la Russie ayant intégré le mal et comme ultime vérité sur l’homme) — se paie en ce moment par des milliers de vies ukrainiennes.

S’il est une chose que les truands ne pardonnent pas, c’est le courage et l’exposition de leur médiocrité et de leur lâcheté. Le décompte des victimes n’en fait pas des héros de l’enfer. Le nain gris ne se transforme pas en colosse noir. Un homme de rien reste un homme de rien.

V

« Le malheur de la littérature russe est qu’elle s’immisce dans des affaires qui lui sont étrangères, brise le destin d’inconnus, juge de questions auxquelles elle ne comprend rien », écrit Chalamov.

Il ne s’agit plus d’un malheur mais d’un crime. Et pas seulement, loin de là, celui de la littérature.

La mentalité du Goulag qui s’est répandue dans tout le pays, qui dépasse désormais ses frontières et menace le monde entier, les représentations du camp et les métaphores carcérales qui se sont incrustées dans les mots et les esprits, l’expression « en liberté » (à l’extérieur) qui étonne par sa franchise désespérée et son anachronisme.

« En liberté », c’est tout simplement dans le monde normal, là où notre volonté détermine autant que possible notre vie. Le prix minimum à payer pour tout choix moral est presque toujours l’inconfort. Et un choix fait par commodité, pour son confort personnel, dans son intérêt, en recherchant ce qui est « le mieux pour soi », finira à coup sûr, tôt ou tard, par être contrarié.

Mais quand la volonté n’est pas déterminante, quand on est victime ou otage des circonstances, elle nous est donnée pour la réflexion et l’honnêteté. On ne choisit pas ce qui nous arrive. Ni les circonstances ni l’époque dans laquelle on vit. En revanche, la question de savoir comment y répondre, comment appréhender la situation, comment vivre avec et la verbaliser, se pose à chacun.

Le conformisme moral a nourri l’idée que l’exercice du jugement éthique supposait une sorte de « droit » moral (acquis selon d’obscurs et vagues critères). Or cet exercice n’est pas un droit mais une obligation. L’éthique, ou le travail de la conscience, fait partie intégrante de toute vie, c’est un élément organique du tissu humain. On n’a pas besoin d’un droit pour l’exercer. C’est un don qui doit être développé et entretenu dès l’enfance.

N’est-ce pas la raison pour laquelle, contrastant cruellement avec les « dernières choses » de la guerre en Ukraine, le relativisme moral russe, qui tend facilement à l’inhumanité, est précisément aujourd’hui si prégnant ? S’étant peu à peu installé durant les années de poutinisme, il a subtilement remplacé la civilisation par le confort, avec ses pistes cyclables, son café latte au potiron, ses expositions médiatisées. Le roi est nu.

Depuis le début de l’invasion, j’écris beaucoup sur les réseaux sociaux et je scrute la réception de mes textes. Par rapport aux médias classiques, la possibilité qu’offrent ces retours directs et variés d’observer la réaction des lecteurs est extrêmement intéressante et utile. La virulence des réactions qui accueille souvent mes textes est de plus en plus impitoyable et révélatrice d’un vide moral intérieur qui s’exprime de toutes sortes de façons allant de « il faut toujours nuancer » (s’agissant de la guerre) à « rien n’est simple et tout est possible si cela convient » (s’agissant de soi).

Porter un jugement extérieur sans volonté propre et suivant des valeurs et des principes imprégnés de relativisme et de conformisme (mais avec mauvaise conscience) ressemble à une condamnation.

Comme l’écrit Hannah Arendt : « …la faiblesse de l’argument du « moindre mal » a toujours été que ceux qui choisissent le moindre mal oublient très vite qu’ils ont choisi le mal. (…) En outre, si nous examinons les techniques de domination totalitaire, il est clair que l’argument du « moindre mal » — auquel recourent aussi activement ceux qui appartiennent directement à l’élite dirigeante — est un aspect indispensable des mécanismes de la terreur et du crime. L’idée que le moindre mal est acceptable est délibérément utilisée pour amener les dirigeants et l’ensemble de la population à accepter le mal comme tel (…). Nous pouvons ici observer de première main à quel point l’esprit humain cherche à éviter d’affronter des réalités qui sont en totale contradiction avec son cadre de référence. Malheureusement, il semble être bien plus facile de conditionner le comportement humain en amenant des individus à agir de la manière la plus inattendue et la plus révoltante, que de convaincre qui que ce soit de tirer les leçons de l’expérience, c’est-à-dire de commencer à penser et à exercer son jugement au lieu d’appliquer des catégories et des formules profondément ancrées dans notre esprit mais dont les fondements dans l’expérience sont depuis longtemps oubliés et dont la plausibilité réside dans leur cohérence intellectuelle plutôt que dans leur adéquation aux événements réels ».

VI

Il ne faut pas souffrir l’exception russe même sous sa forme inversée. L’abjection existe partout depuis toujours. La nature du mal ne change pas. Le mal est dans l’homme et dans la société. La corruption commence quand il devient une norme admissible.

Tout de même, il est rare qu’un pays soit parvenu à cultiver ainsi le mal dans l’esprit de sa propre population, avec constance et de manière cyclique (des cycles courts).

La langue dit toujours plus que le locuteur. La société est redevenue une zone et l’argot des truands a transpercé tous les tuyaux, a ruisselé et inondé la langue russe. La colonisation intérieure est devenue une canalisation intérieure. Les mots de Poutine « buter jusque dans les chiottes » ont donné le « la ».

Le philologue Hassan Gousseïnov a très justement qualifié cette langue russe contemporaine de cloaque, ce qui lui a valu des poursuites pénales et l’exil.

Ce n’est pas seulement le lexique, c’est aussi la phraséologie des camps qui a pénétré les pores et la chair de la langue russe contemporaine.

D’un autre côté, la langue et l’appareil conceptuel soviétiques n’ont pas disparu et fleurissent dans les discours, les esprits et les figures stylistiques, ceux des médias et des fonctionnaires pro-régime mais aussi, tout autant, ceux des Russes de l’opposition libérale.

Il ne s’agit même pas des blagues et de l’argot soviétique employé sans y penser, ni des citations tirées de slogans et de films, ou de toutes ces formes de nostalgie toxiques allant des « vieilles chansons qui parlent de l’essentiel » aux porte-tasses avec l’inscription « Pour la cause de Lénine-Staline » et aux foulards de pionniers en tant qu’artefacts et objets de décoration intérieure soi-disant amusants et innocents (imaginerait-on une croix gammée décorant un café, ou l’étendard des Jeunesses hitlériennes dans le salon d’un intellectuel européen d’aujourd’hui ?). Il ne s’agit pas des immuables avenues Lénine et rues Dzerjinski. Ni même du jargon bureaucratique. Il s’agit de la pensée, des modes de pensée et des métaphores.

Les sens ne se répètent pas. Les époques non plus. Malgré toutes ses ressemblances extérieures avec les régimes répressifs, la nouvelle réalité historique de l’Internet place l’homme devant des dilemmes et des défis moraux entièrement nouveaux. Les vieux schémas de résistance-discussion-dérision dans la cuisine ne sont guère applicables au siècle des réseaux sociaux, des médias numériques et de la guerre en direct. Les vieilles méthodes de survie éprouvées d’une société fermée sont devenues caduques car le monde est désormais irréversiblement perméable.

Il est donc très important d’essayer de trouver un sens, de donner notamment un sens aux mots, alors que les anciens concepts ont aujourd’hui perdu leur sens.

VII

Dans son récent essai intitulé « Un régime de paranoïa impériale : la guerre à l’ère du vide », Mikhaïl Yampolsky livre une réflexion intéressante :

« La particularité de la situation actuelle réside en ce que l’empire désintégré ne peut être ressoudé que par la production et la répétition de mots. »

L’idée que la Fédération de Russie actuelle reproduit rituellement des formules verbales creuses me semble très juste. Le texte de Yampolsky est à d’autres endroits extrêmement convaincant mais, à mesure qu’on avance dans la lecture, on s’aperçoit que l’auteur de l’ouvrage formidablement perspicace qu’est Le Parc de la Culture : culture et violence à Moscou aujourd’hui (2018), à l’instar de beaucoup d’intellectuels russophones, n’a pas compris que les temps avaient radicalement changé et que les mécanismes explicatifs exclusivement centrés sur la Russie n’étaient plus de mise.

L’Ukraine en tant que sujet est absente de ce texte.

C’est là aussi une particularité du discours intellectuel russe contemporain, même anti-guerre.

Il reflète bien ce faisant la dualité fractionnée à l’infini et la nature amorphe de la vision russe des choses : « Chaque fois que des sociologues enquêtent sur le soutien de la population à la politique du régime de Poutine, ils posent une question qui n’a pas de réponse. Prisonnier de rituels sociaux et de discours creux, même celui qui trace la lettre Z sur une voiture ou sur une palissade ne sait souvent pas s’il soutient ou non la guerre ».

VIII

Et pourtant ce sont les mots, par définition, qui sont dotés de sens. Ce truisme de temps de paix sonne autrement dans la guerre. Tandis que, dans une langue, le sens s’écoule des mots, laissant des espaces vides desséchés et des tournures impersonnelles là où il y avait encore récemment un champ sémantique florissant et illimité, dans la langue voisine, les mots s’emplissent de leur sens originel et deviennent une cause et un acte de résistance.

C’est ce dont parle le beau discours prononcé par le président Zelensky au centième jour de la guerre. Il parle des mots.

« Il y a de cela exactement cent jours, nous nous sommes réveillés dans une autre réalité. Il y a de cela exactement cent jours, nous nous sommes réveillés autres. Quand des Ukrainiens sont réveillés non pas par un rayon de soleil mais par l’explosion de missiles s’abattant sur leurs maisons, ce sont des Ukrainiens entièrement différents qui se réveillent. En 2014, la Russie est venue chez nous avec un mot, un nouveau mot : la « guerre ». Le 24 février, la Russie a ajouté un autre mot, créant l’expression « guerre totale ». Et au cours de ces cent jours nous avons trouvé ou reçu, aperçu ou voulu effacer, d’autres mots. Ils ne sont pas nombreux. Ils sont variés. Mais ils rendent compte de ce que nous avons vécu. Parmi ces mots, certains sont nouveaux pour nous. Et il y a ceux que nos parents avaient oubliés mais qui se sont rappelés à notre souvenir. Des mots bien connus de chaque habitant de la planète. Et des mots que tout homme ne peut se rappeler qu’avec horreur. Des mots douloureux. Des mots aussi qui nous donnent vraiment de l’espoir. Tous sont importants. Souvenons-nous aujourd’hui de tous ces mots. Cent jours, cent mots »

IX

La centralité perverse et morbide de la culture et de la littérature russes venue combler l’absence de société civile est particulièrement évidente dans le contexte de la guerre actuelle. Ce n’est pas un hasard si, parmi toutes les mesures de propagande, ce sont précisément la « russophobie » et la « cancel culture » qui ont trouvé un large écho auprès du public culturel, quels que soient les convictions politiques et le lieu de résidence de chacun. Cette approche s’est avérée très productive. Des arguments comme « la culture n’est pas coupable », « qu’est-ce que Pouchkine a à voir là-dedans » ou « ce n’est quand même pas Dostoïevski qui a fait Boutcha », sont répétés à dessein.

Le « peuple porteur de Dieu » pleure davantage sur une statue de Pouchkine renversée dans un État indépendant que sur — non pas les larmes — mais le cadavre d’un enfant, tué par ces Russes mêmes. Pas d’un seul enfant. De centaines d’enfants.

Mais ce sont les symboles qui émeuvent.

margolis statue camion
Démontage de la statue d’Alexandre Pouchkine à Dnipro, le 16 décembre 2022 // Dnipro Operativny, capture d’écran

La question n’est pas de savoir si le violeur de Boutcha a lu Dostoïevski ou Pouchkine. Il ne les a pas lus, bien sûr (s’il les avait lus, ce serait d’ailleurs encore pire). La question est que dans chaque discussion de ce genre, on s’aperçoit que c’est précisément à cause des poètes, des écrivains et des livres de leur pays, qui sembleraient pourtant prôner et enseigner le contraire, que les Russes éduqués barricadent leur conscience contre toute responsabilité et toute réflexion sur eux-mêmes.

« Nous croyons tout savoir sur ces choses et en savoir assez. Mais quand nous nous trouvons sur le lieu d’un crime de masse, nous nous apercevons que nous ne savons rien du tout. Car il est difficile de se souvenir de ce qu’on ne peut pas imaginer. Je pense que nous n’avons pas encore ressenti une horreur et un écœurement véritables (…).

(…) En d’autres termes, nous n’avons pas encore bien saisi le fait qu’en ce moment où nous vivons sur Terre, nos contemporains font des choses dont nous pensions jusque-là l’homme incapable.

(…) Hélas, je ne peux pas expliquer brièvement et clairement ce qu’il faut entendre par culture. Mais parmi les expériences de vie les plus importantes qu’il a été donné à ma génération de connaître, il y a, me semble-t-il, un fait qui a été confirmé à plusieurs reprises (…) : on peut être (…) à la fois un bourreau (…) et un musicien merveilleux et raffiné qui admire et comprend authentiquement Bach, Haendel, Mozart, Beethoven, Bruckner, et en parle même avec amour. (…) Posséder une [telle culture] ne prouve rien en soi. C’est une sorte de spiritualité qui permet d’avoir les pensées les plus élevées mais qui est en même temps incapable d’empêcher l’homme de tomber très bas, c’est une culture qui se dissocie soigneusement des exigences de la vie quotidienne.

La culture en ce sens (…) est une culture de dédoublement schizophrénique et n’est évidemment pas en mesure de sauver l’humanité. Je ne suis pas surpris, je suis même effaré, de voir combien mes (…) collègues prônent une telle conception de la culture ; il suffit de mentionner la question allemande pour qu’aussitôt surgissent les noms de Goethe, Hölderlin, Beethoven, Mozart, de tous ceux que l’Allemagne a donnés au monde au cours des siècles, et toujours dans le même dessein : [en] faire d’éventuels alibis » (Max Frisch, La culture comme alibi, 1949).

X

La masse ensanglantée envoyée par Prigogine au Parlement européen dans un étui de violon est peut-être devenue la métaphore, le symbole culturel le plus puissant et le plus révélateur de la Russie, et pourrait parfaitement prétendre être la déclaration artistique centrale de la nation.

La culture devient inévitablement un étui de camouflage pour la masse agressive, après avoir consenti à être un produit de grande consommation détaché de tout fondement éthique. Elle oublie non pas tant son contenu ou sa vocation (toute tentative visant à essentialiser la culture conduit justement à l’instrumentalisation et à la violence) que l’hygiène la plus élémentaire.

Le monde russe a commencé à pénétrer en Europe il y a déjà un moment. Et il poursuit son œuvre. Ses graines tombent sur un sol très fertile. Comme dans l’histoire des dents du dragon, chacune de ces graines donne naissance à un petit marteau.

Car s’il y a une chose dont souffrent les Européens éclairés, ce n’est pas la russophobie mais plutôt l’irénisme. Les Français, les Italiens, les Allemands, même ceux qui soutiennent sincèrement l’Ukraine et viennent en aide aux réfugiés, condamnent la guerre et n’attendent que le moment où ils pourront de nouveau, sans se compromettre, aimer sans réserve la mystérieuse âme russe, la littérature russe et les larmes d’un enfant.

C’est pourquoi la masse dans son étui de violon poursuit tranquillement sa tournée.

Et la Russie continue de tuer.

Il ne faut pas non plus oublier le « terrorisme culturel » russe : les attaques ciblées contre des musées ukrainiens, notamment les musées de Maria Primatchenko et de Hryhoriy Skovoroda, les destructions du mémorial de Babi Yar (tout a déjà été dit sur le schizofascisme et son combat contre un « nazisme » imaginaire), le vol de 50 000 objets au musée de Kherson, l’exportation macabre d’ossements (voir l’article de Konstantin Akincha « La politique des ossements »).

Et bien entendu la destruction des livres et manuels scolaires ukrainiens dans les territoires occupés.

La destruction de la culture ukrainienne fait partie du plan génocidaire russe.

Le refus généralisé de reconnaître l’histoire de l’appropriation de la culture ukrainienne, la négation de l’impératif de décolonisation, l’indignation devant les nouvelles attributions des œuvres et des artistes dans les musées, la résistance contre la révision de l’histoire littéraire et artistique et du terme générique impérialiste « russe » qui a régné dans ces domaines pendant des siècles, le rejet de l’histoire culturelle et de l’autonomie ukrainiennes par une grande partie des Russes éduqués anti-Poutine et anti-guerre : tous ces phénomènes ont la même origine. Le syndrome impérial qui s’est installé n’épargne personne — sous une forme agressive aiguë (comme chez les partisans de Poutine et de la guerre) ou sous une forme chronique — mais il s’exacerbe au moindre contact avec les « gardiens/gardes de la culture russe ».

XI

Le complexe maladif de grandeur et le cercle vicieux du culte de la souffrance et de l’agression conduisent inévitablement à l’expansion. En tuant elle-même ses propres écrivains, artistes et poètes, la Russie en fait des martyrs, dans une nouvelle boucle de la spirale escherienne fermée de son histoire, et c’est précisément cette approche non critique qui permet au pouvoir de se les approprier comme une arme et un symbole en accrochant par exemple le portrait de Pouchkine ou de Tolstoï sur la façade du théâtre de Marioupol, bombardé avec des centaines de personnes à l’intérieur.

Et dans la conscience russe reflétée par sa représentation linguistique du monde, ce n’est jamais « nous » mais « on ».

Cette représentation tolère mal, depuis longtemps, les pronoms personnels, mais s’accommode en revanche très bien des constructions impersonnelles et passives.

Rejetant la responsabilité à l’extérieur.

L’irresponsabilité et l’infantilisme ont des racines profondes.

Les Russes sont en train de perdre sous nos yeux l’autonomie qui leur restait encore. La langue ne fait que fixer ce processus.

D’où la place toujours plus disproportionnée que prennent les tournures passives et impersonnelles.

Il a fallu. C’est arrivé. On nous a obligés. Ils ont été forcés. On les a envoyés. On les a fusillés.

On se place à l’extérieur du lieu de maîtrise.

Impersonnalité sans identité.

L’irresponsabilité commence avec la soumission.

À l’ère des flux d’information continus et de la retransmission des crimes en direct, la responsabilité du lecteur et du spectateur n’est pas moindre que celle de l’auteur.

Regarder les images des personnes tuées par la Russie, les images des atrocités et des destructions commises en Ukraine. Regarder et de pas détourner les yeux.

Regarder et trouver des mots de confession et de repentir.

N’est-ce pas de cela que parlait Susan Sontag dans son fameux essai « Sur la photographie » :

« …Désigner l’enfer ne nous dit certainement rien de la manière de sortir les gens de cet enfer, d’en éteindre les flammes. Mais c’est déjà une bonne chose en soi de reconnaître, ou d’avoir la force de reconnaître, toute la souffrance causée par la perversité des hommes dans ce monde que nous partageons avec autrui. Celui qui ne cesse de s’étonner de la dépravation humaine, qui est perpétuellement désillusionné (voire incrédule) lorsqu’il se trouve confronté aux preuves des atrocités que des êtres humains sont capables d’infliger à d’autres, n’est pas moralement et psychologiquement parvenu à l’âge adulte. Personne, passé un certain âge, n’a le droit à ce genre d’innocence, à cette superficialité, à ce degré d’ignorance ou d’amnésie. »

Il est temps de devenir adulte.

XII

Et maintenant ?

Y a-t-il un avenir pour la langue de l’empire ? Une langue de violence et de meurtre. Une langue de guerre et de mort.

D’après les sondages réalisés depuis l’invasion, un pourcentage important d’Ukrainiens ont complètement adopté la langue ukrainienne et les russophones d’origine (qui appartiennent principalement à la génération des plus de 45 ans) apprennent activement l’ukrainien.

Dans ma correspondance venant d’Ukraine, il y avait cette lettre :

« Une fille à sa mère, 2014 (…) : « Maman, merci beaucoup de m’avoir élevée dans la littérature russe. Tchekhov, Tolstoï, Dostoïevski — un merveilleux diapason, un catalyseur aidant à distinguer le bien du mal. Merci, cela m’a été utile. Maintenant, au combat. »

Peu après le 24 février, un autre de mes correspondants, après avoir écrit la première partie de son message en ukrainien, est passé de lui-même au russe et m’a invitée à en faire autant : « Vous pouvez parler en russe, c’est aussi notre langue », renversant ainsi complètement la situation linguistique. Comme s’il avait levé la malédiction de la langue russe en m’invitant à parler dans sa (!) deuxième langue, m’évitant adroitement de me retrouver dans la situation où je l’aurais obligé à parler dans la langue de l’empire et de l’occupant.

J’ai lu récemment une réflexion originale d’Hanna Perekhoda, dans un article intitulé « La Russie peut-elle être non impériale ? » :

« La guerre a obligé ceux qui n’avaient jusque-là pas consciemment choisi à se prononcer sans équivoque pour l’identité ukrainienne. Elle a permis à des millions d’Ukrainiens de faire l’expérience de la solidarité de base, de l’auto-organisation et de la coopération horizontale, processus au cours duquel se forme la « nation » entendue comme une communauté politique de solidarité. Ces Ukrainiens pourraient expliquer aux Russes dans leur langue comment construire une communauté politique et comment vivre sans empire. Les Ukrainiens pourraient utiliser la langue russe, qui n’est pas la propriété des Russes et encore moins celle de Poutine, pour créer dans cette langue une culture radicalement décoloniale et émancipatrice. Une culture qui pourrait être la clé d’une transformation de l’espace de l’ancien empire en un espace de libération radicale. »

Je ne sais pas si cela est possible. Aujourd’hui, cela paraît relever de l’utopie.

Mais le premier mot du dictionnaire de la nouvelle langue russe de l’autonomie pourrait être précisément « volonté ».

Volonté de vérité. Volonté de responsabilité. Volonté de repentance. Volonté de liberté.

Volonté de vouloir.

Volonté de ne pas être des points de suspension. Volonté de remplacer enfin la virgule par un point.

Venise, le 14 février 2023.

Traduit du russe par Fabienne Lecallier.

margolis portrait

Artiste, essayiste et traductrice littéraire. Elle a exposé en Europe, aux États-Unis et en Russie. Elle enseigne à Scuola Internazionale di Grafica de Venise où elle vit actuellement.

Notes

  1. En russe, le mot воля signifie à la fois volonté et liberté. [NdT]
  2. Slogan populaire lors des marches du Régiment immortel : on peut le refaire, à savoir conquérir de nouveau l’Europe de l’Est et d’aller jusqu’à Berlin. [NDLR]
  3. En russe, propiska, à savoir « autorisation de résidence ». Un individu ne pouvait pas changer librement son lieu de résidence : il fallait qu’il soit affecté quelque part. Pour les kolkhoziens, quitter leur kolkhoze était impossible. [NDLR]

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