L’autonomie technologique : un impératif stratégique pour l’Europe

Trois auteurs russes, opposants à Poutine et qui vivent à l’étranger, proposent un plan audacieux qui mérite d’être discuté. Ils décrivent comment l’Europe pourrait atteindre une autonomie technologique et militaire, sans s’appuyer sur les États-Unis, car les positions idéologiques de l’administration américaine en font un allié pour le moins incertain, et un ennemi possible dans l’avenir. 

La menace russo-américaine pour l’Europe

Dans leur évaluation de la situation actuelle en Europe et dans le monde, les élites européennes font preuve d’une grande inertie, les institutions internationales et européennes existantes n’apportent pas de réponse adéquate à des défis inattendus, les responsables politiques recherchent des compromis là où il faudrait faire preuve de fermeté pour défendre leurs positions. Or cette fermeté semble faire défaut. La confusion règne au sein de l’establishment européen.

Tout d’abord, il faut reconnaître qu’aucune institution internationale, qu’il s’agisse de l’ONU, de l’UE ou de l’OTAN, n’est éternelle. Et leur crise, leur transformation ou leur disparition ne constituent en rien une catastrophe. Un changement des principes d’unification des pays européens est nécessaire depuis longtemps, peut-être par la création d’un bloc stratégique militaro-politique (BSMP) qui regrouperait les États attachés à une défense commune et exclurait ceux qui ont des intérêts opposés, comme la Hongrie ou la Slovaquie. Ce bloc donnerait la priorité à une militarisation accélérée au cours des 30 à 50 prochaines années, en réorientant les ressources vers la survie.

La création de ce bloc serait une réponse au rapprochement entre la Russie et les États-Unis, qui pourrait aller jusqu’à une alliance contre l’Europe. Il faut cesser une fois pour toutes de parler de la folie et de la stupidité de Trump et de son équipe. Ils ont un plan rationnel pour créer une Amérique totalitaire dans laquelle ils exerceront un pouvoir illimité et sans alternance. Il suffit de lire attentivement le document doctrinal de la Heritage Foundation intitulé « Projet 2025 » pour comprendre que Trump ne rêve pas du prix Nobel de la paix, sauf peut-être comme l’une de ces récompenses que les dictateurs aiment tant collectionner. Trump n’a pas besoin de paix, il a besoin d’une guerre afin de restructurer en profondeur la société américaine et la transformer en une masse totalitaire. Comparée à la Russie, où le totalitarisme existe sans interruption depuis 1917, se modifiant et se mimant constamment, cette tâche est très complexe, mais réalisable.

La première chose que Trump a faite a été de purger l’élite politique et de mettre au pouvoir des personnes qui n’ont pas l’expérience des institutions démocratiques, des commissaires promus. Il ne faut pas parler ici de pari sur l’incompétence, car Trump et ses proches n’ont pas besoin de l’ancienne compétence. Elle leur est étrangère et nuisible. Le changement explosif de l’élite politique, promis et mis en œuvre par Trump, reprend en grande partie l’expérience totalitaire russe, qui renvoie à son tour à la matrice russe d’origine byzantine. Il est bien connu que l’autocratie byzantine, qui n’avait, tout comme l’autocratie russe, rien de commun avec l’absolutisme occidental plus tardif, se distinguait de l’Europe occidentale par la grande mobilité verticale de l’élite dirigeante. C’est ce dont il est question, notamment, dans le livre Le totalitarisme russe de l’un des auteurs de ces notes. On y trouve également une définition originale du totalitarisme dans l’histoire des études de ce phénomène : une perversion atavique de la démocratie.

Une telle perversion peut se produire dans n’importe quel État démocratique, et l’expérience historique unique des États-Unis n’est pas une garantie contre la dégénérescence totalitaire. Ce livre souligne que la matrice russe implique une expansion impériale permanente, destinée à remplacer la formation d’une société civile. Les guerres étaient nécessaires aux trois entités totalitaires du XXe siècle. Mais le modèle italien du totalitarisme a créé un État corporatiste. Le nazisme s’appuyait en grande partie sur le corporatisme populaire de la société allemande. Trump est pour l’instant plus proche des modèles russes. Cela fait de lui un allié naturel de la Russie totalitaire dans sa confrontation avec l’Europe, qui pourrait aller jusqu’à un conflit militaire.

Oui, c’est bien cela. On discute actuellement de ce qu’il adviendrait de l’Europe si les États-Unis refusaient de la protéger contre l’agression russe. Il serait opportun de réfléchir au sort de l’Europe en cas d’agression des deux puissances totalitaires que sont la Russie et l’Amérique. Et il ne serait même pas nécessaire d’envahir l’Europe : les bases américaines dans les pays européens pourraient jouer le même rôle dans leur histoire que les troupes soviétiques qui étaient autrefois stationnées dans les pays du Pacte de Varsovie. Si Trump et Poutine décidaient de mettre fin à l’aide militaire des Européens à l’Ukraine, l’intervention militaire des États-Unis dans la vie politique européenne s’avérerait très efficace. Les troupes américaines stationnées en Europe pourraient devenir une source de menaces et d’opposition à Londres, Paris et Berlin, par exemple en matière de livraisons d’armes et d’aide financière à l’Ukraine. Pour Trump et son équipe, une guerre contre l’Europe serait le moyen le plus efficace d’éloigner la société américaine et les élites américaines des valeurs européennes. Ce processus a déjà commencé, avec une activité particulièrement intense du vice-président Vance et de l’ « homme de main » Musk. L’annexion du Groenland par Trump pourrait marquer le début d’un nouveau conflit, d’abord avec un seul pays européen, puis avec l’Europe tout entière, et ensuite, qui sait ?

La fuite des données d’une conversation entre de hauts responsables de l’administration Trump sur Signal (Signalgate) montre, entre autres, le degré élevé de répulsion de l’équipe Trump envers l’Europe et ses valeurs. Le vieux continent apparaît comme un parasite vivant aux dépens de l’Amérique. Vance et Hegseth expliquent cette position, prétendument motivée par des raisons économiques dans une conversation publiée dans The Atlantic. Vance déclare : « Si vous pensez que nous devons le faire, allons-y. Comme je déteste encore une fois sauver l’Europe. » Hegseth lui fait écho : « Je partage entièrement votre dégoût pour le parasitisme européen. L’Europe est pitoyable. »

Même les frappes russes contre la population civile de Kryviy Rih et de Soumy n’ont pas incité Donald Trump à condamner directement la Russie comme un État agresseur. Le président américain accuse son prédécesseur Joe Biden et Volodymyr Zelensky d’être responsables du déclenchement de la guerre, au même titre que Poutine. L’objectif de Trump est très probablement le partage de l’Ukraine entre les États-Unis et la Russie. Cela ramènerait l’Europe non pas à l’époque du pacte Molotov-Ribbentrop, mais au XVIIIe siècle, à l’époque du partage de la Pologne. Et à terme, cela conduirait au partage de l’Europe entre deux superpuissances.

Tout cela se passe dans un contexte de guerre tarifaire entre l’UE et les États-Unis. L’une des options pour un accord entre les parties en conflit serait l’annulation par Trump des droits de douane en échange d’une augmentation des achats de gaz et d’armes américains. Cela signifierait que les Européens renonceraient à moderniser leur propre complexe militaro-industriel dans le cadre du programme « Réarmement 2030 ». Et cela rendrait leur capacité de défense encore plus dépendante des États-Unis.

Les déclarations et les actions de Trump, Vance, Musk et Witkoff laissent entrevoir l’idée, qui semblait auparavant folle, d’une alliance entre les États-Unis et la Russie. Du côté russe, des propositions sont faites pour créer un bloc Russie–États-Unis afin de lutter contre « l’eurofascisme » et « les Européens déments, traditionnellement poussés par la Grande-Bretagne ». Que cette alliance voie le jour ou non, cette possibilité même devrait inciter les Européens à réévaluer leurs vulnérabilités à long terme et à tracer une nouvelle voie.

L’Ukraine, fer de lance de l’indépendance européenne

L’autonomie technologique de l’Europe offre une réponse viable, non pas comme une nécessité pratique, mais comme un impératif stratégique, fondé avant tout sur les leçons de la robustesse militaire de l’Ukraine et le potentiel militaire collectif des États européens.

Nous pensons que la survie de l’Europe et la préservation des valeurs européennes, c’est-à-dire la prévention de l’avènement d’un totalitarisme inhumain, dépendent de cette autonomie. Nos hypothèses s’appuient en grande partie sur la nouvelle doctrine de défense de l’Europe publiée en mars 2025 (ci-après dénommée « Livre blanc »), bien que ce document ne mentionne pas l’éventuelle alliance stratégique et militaire entre la Fédération de Russie et les États-Unis.

Le Livre blanc 2025 souligne la nécessité d’intégrer l’expérience ukrainienne en matière de défense dans la stratégie européenne. Il s’agit notamment d’inclure le secteur ukrainien de la défense dans une chaîne d’approvisionnement et de production européenne unique. L’Ukraine doit être considérée comme un membre à part entière de l’espace européen de défense, non seulement comme un objet d’aide, mais aussi comme une source de solutions communes. Son expérience militaire et ses réalisations dans le domaine des systèmes autonomes constituent une base pour une défense européenne plus large. L’Ukraine n’est pas aujourd’hui un allié financièrement dépendant, mais un atout stratégique dont l’expérience en matière de guerre hybride et de guerre cinétique et d’innovations doit être intégrée dans une structure collective.

Autonomie technologique

Le Livre blanc confirme non seulement la vulnérabilité de l’UE face aux menaces hybrides, mais aussi l’urgence d’une réorganisation industrielle et technologique. Parmi les priorités figurent les systèmes autonomes, l’IA, la cybersécurité et la réduction du déficit en munitions, ce qui correspond tout à fait à notre modèle. La reconnaissance de la nécessité d’un marché unique de la défense de l’UE, ainsi qu’une réforme en profondeur de la logistique, qui double le potentiel de l’OTAN, mais découle exclusivement des priorités européennes, constitueraient un tournant important. Le rôle du complexe européen d’innovation et de production, qui est un élément clé de la révolution dans le domaine de la défense et de la sécurité, est particulièrement important à cet égard. Le principe de décentralisation de la production, de la gestion et de l’innovation doit devenir la norme institutionnelle. Cela ouvre la voie à la participation de partenaires extérieurs tels qu’Israël, en particulier dans le domaine des cyber-armes, des systèmes basés sur l’IA et des drones.

L’Europe doit créer des réseaux de drones autonomes, allant de petites unités à des plateformes plus importantes, coordonnés pour neutraliser des menaces telles que les attaques de missiles hypersoniques et de drones, ainsi que les invasions maritimes. Les innovations ukrainiennes en temps de guerre constituent un modèle qui peut être transposé à l’échelle européenne : production en Pologne, essais en Roumanie, coordination en Suède, etc. Cette approche décentralisée réduit le risque de sabotage russe.

Des systèmes capables d’identifier la désinformation à sa source et de prévenir les attaques numériques avant qu’elles ne s’intensifient permettront à l’Europe de passer de la réaction à l’anticipation. La priorité doit être donnée à la lutte contre la guerre hybride menée par la Russie et à une réponse adéquate aux sabotages, afin que l’Europe puisse rapidement prendre des mesures symétriques pour éliminer les menaces d’attaques futures. Aucune attaque ne doit passer inaperçue et doit entraîner une réponse concrète sur le territoire de l’ennemi.

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Tests d’interopérabilité entre systèmes anti-drones en Europe, septembre 2023. // nato.int

Autonomie énergétique

La dépendance à l’égard des sources d’énergie russes reste un point faible critique. Le Livre blanc établit un lien direct entre la sécurité énergétique et la préparation militaire européenne. Parmi les priorités figurent l’accélération de la diversification des sources d’énergie, le déploiement de réacteurs nucléaires modulaires et le développement de systèmes énergétiques décentralisés. Cela confirme notre hypothèse : l’autonomie énergétique n’est plus un élément de l’agenda climatique ou de la « transition verte », mais un outil stratégique intégré de défense. Le document accorde une attention particulière à la réduction de la dépendance vis-à-vis du pétrole et du gaz russes grâce au développement de capacités propres et de réseaux transeuropéens. L’architecture énergétique devient ainsi un élément de l’infrastructure de défense.

Innovation et investissements répartis

Aucun pays ne peut supporter une telle transformation à lui seul. Le programme-cadre pour la compétitivité et l’innovation (CIP), composé de petites et moyennes entreprises, devra répartir la production et la recherche – par exemple, drones assemblés en Pologne, IA développée en Estonie, énergies renouvelables construites au Portugal – créant ainsi un réseau paneuropéen autonome et durable. Les investissements prévus, qui s’élèvent à 15 000 milliards d’euros à moyen terme, sont ambitieux mais réalisables, et ils seront financés notamment par la redistribution des budgets, des obligations et une taxation ciblée. Israël pourrait devenir le centre technologique du CIP en exportant sa culture des start-ups et ses technologies de défense.

Israël et l’Europe

Les événements de fin 2024 et début 2025 ont exacerbé la vulnérabilité interne de l’État d’Israël, alors qu’il était jusqu’à récemment perçu comme une techno-nation stable, membre d’alliances internationales puissantes. Cependant, la configuration politique actuelle – concentration croissante du pouvoir entre les mains de Benjamin Netanyahu, tentatives répétées d’affaiblissement du pouvoir judiciaire et tensions croissantes au sein de la société – crée un risque de déstabilisation de l’État hébreu.

La démocratie israélienne subit une érosion institutionnelle et doit s’adapter à un monde en mutation. Nous pensons qu’Israël est aujourd’hui à l’aube d’une redéfinition de son identité géopolitique. Si l’alliance avec les États-Unis n’est plus fondée sur des institutions et des valeurs communes, mais sur les liens personnels entre Netanyahu et Trump, un partenariat avec l’Europe, fondé sur des valeurs civilisationnelles communes, pourrait s’avérer plus productif et plus durable. Pour préserver sa flexibilité stratégique, Israël doit être prêt à offrir à l’Europe son écosystème technologique, non par loyauté, mais par nécessité de survie – un principe que l’UE elle-même adopte de plus en plus comme fondement d’une nouvelle réflexion stratégique. Les changements dans le monde obligent Israël à revoir sa dépendance de longue date envers les États-Unis et l’incitent à chercher des alliés en Europe, car l’une des conséquences de la politique américaine pourrait être le renforcement des liens avec la Russie, comme l’écrit Ksenia Svetlova1.

Renoncer à la symbiose avec Washington au profit d’une intégration complète dans le BSMP est tentant, car les besoins technologiques de l’Europe correspondent aux points forts d’Israël, au moins dans la production de drones, la cyberdéfense et la défense antimissile. Cependant, une telle approche risque d’isoler ce pays de l’aide et de l’influence américaines, cette bouée de sauvetage dont il dépend depuis des décennies. Une approche équilibrée, consistant à approfondir les liens avec l’Europe tout en préservant les relations avec les États-Unis, pourrait être plus judicieuse, en tirant parti précisément de la supériorité technologique d’Israël pour négocier des leviers d’influence sur les deux fronts. Bien sûr, Israël pourrait se tourner vers l’Est et attirer la Chine ou l’Inde comme contrepoids à l’alliance russo-américaine, mais leur fiabilité est douteuse et leurs intérêts ne coïncident pas avec ceux de l’État hébreu.

La solution serait une voie médiane : un partenariat dans lequel Israël apporte son arsenal de haute technologie – par exemple, la création d’usines communes de production de drones à Haïfa et à Gdansk – et obtient en échange une place à la table des négociations, qui n’est pas encore occupée par les superpuissances. La survie d’Israël dépend de sa flexibilité, et non de sa loyauté envers un camp particulier. La stratégie optimale pour Israël consiste à coopérer de manière sélective avec le bloc stratégique européen (BSMP) – en exportant son expérience et en assurant des liens économiques – tout en conservant une flexibilité qui lui permette de naviguer dans un ordre mondial en décomposition. Il est prématuré de renoncer complètement à l’orientation vers les États-Unis, tandis qu’une approche multivectorielle des relations avec l’Europe en tant que partenaire principal, mais pas unique, met mieux en valeur la souveraineté et sert les intérêts d’Israël.

Souveraineté méta-étatique

Un méta-état décentralisé, reliant les États, les régions, les villes et même les diasporas par des objectifs communs et une défense mutuelle, est une alternative possible aux alliances et aux unions actuelles. Reconnue par le nouvel organe international qui remplacera l’ONU, cette structure en réseau s’adapterait aux défis contemporains.

Ce modèle suppose non pas tant un renforcement vertical de Bruxelles qu’une architecture horizontale où la participation des villes, des entreprises et des centres de recherche acquiert une importance quasi étatique. Cela est particulièrement pertinent à une époque où les principales cibles ne sont plus les infrastructures militaires proprement dites, mais les centrales nucléaires, les centres de données, les nœuds de transport et, tout aussi important, la confiance des citoyens, c’est-à-dire l’électorat des pays européens, qui a tendance ces dernières années à soutenir des partis qualifiés d’extrême droite. Il serait toutefois plus juste de les qualifier d’anti-institutionnels et de potentiellement totalitaires.

L’Europe contre la révolte des masses

La Roumanie et la France, où les poursuites judiciaires contre les dirigeants de ces partis ont conduit à leur exclusion des élections, ont créé un précédent important. L’Allemagne est la prochaine sur la liste, où « Alternative pour l’Allemagne » (AfD) n’a pas pu entrer au gouvernement grâce à une coalition entre ses rivaux de toujours, les chrétiens-démocrates et les sociaux-démocrates.

C’est cela, la démocratie. À l’instar de l’élite politique roumaine, l’élite politique française a mis en place des mécanismes d’autoconservation dans le cadre des institutions démocratiques, sans attendre les problèmes et les bouleversements. Et sans écouter les discours incendiaires de Vance et Musk, qui veulent en finir avec l’Europe démocratique. Il y a peu, Le Pen, Georgescu, Farage et Weidel étaient considérés comme une menace russe réelle. Aujourd’hui, ils sont devenus une menace russo-américaine.

L’élite contre les masses. Ainsi, l’AfD se positionne comme « l’enfant chéri de l’élite intellectuelle allemande », ce qui rappelle le rôle des universités allemandes dans la formation de l’idéologie nazie et l’arrivée au pouvoir d’Hitler. La lutte pour la démocratie prend parfois cette forme. Cela se produit lorsque les masses populaires sont animées par le désir de trouver une solution primitive aux problèmes qui se posent dans la société et l’État, et qu’une partie de l’élite, avide de pouvoir, répond à leurs attentes. C’est ainsi que commence le totalitarisme, qui prend différentes formes, mais toujours aussi primitives, en misant sur la participation directe de masses incapables de comprendre en profondeur ce qui se passe. La complicité d’une partie de l’élite – politique, intellectuelle, artistique – dans cette primitivisation ne change rien à la nature du phénomène, qui reste un mouvement orienté vers les masses.

Aujourd’hui, ce sont ces idées qui déterminent la politique de Trump et de ses proches. Les programmes de fascisation européens, qui bénéficient du soutien de la Russie et des États-Unis, sont tout aussi simples et primitifs. Il n’y a rien de franchement fasciste pour l’instant, mais l’expérience historique de l’Europe montre que quelque chose de similaire, sous une nouvelle forme, ne manquera pas de suivre. Les masses soutiennent les dirigeants totalitaires parce que ceux-ci leur promettent une participation directe au pouvoir sans effort particulier, sur la base de raisonnements simplistes. Dans le programme de l’AfD, il est d’ailleurs question de « démocratie directe » (direkte Demokratie) qui, comme on le sait, ouvre la voie au totalitarisme.

Les élites démocratiques sont alors contraintes de recourir à des méthodes autoritaires. Le plus tôt sera le mieux. L’essentiel est de priver les dirigeants potentiels de toute possibilité d’influencer les masses.

Personne n’a remarqué dans les actions des tribunaux roumains et français un retour à ce qui s’est passé en Europe après la Seconde Guerre mondiale. Le plan Marshall (European Recovery Program) prévoyait l’éviction des communistes des gouvernements des pays bénéficiant de l’aide américaine. Mais, aujourd’hui, l’éloignement des forces anti-institutionnelles de la politique se fait contre la volonté des États-Unis. Les liens de ces partis avec la Russie sont bien connus, et ils ont désormais reçu le soutien du vice-président américain Vance dans son discours anti-européen, qui reflète le mépris de l’élite américaine au pouvoir envers l’Europe et son rejet des valeurs européennes. C’est pourquoi, avec le rapprochement des points de vue des élites russes et américaines sur le rôle et la place de l’Europe dans le nouveau monde de Poutine et Trump, le bloc stratégique militaro-politique européen, soutenu par la contribution technologique et stratégique d’Israël, pourrait devenir un instrument de défense des valeurs civilisationnelles qui ont toujours été et resteront européennes.

Ces valeurs doivent devenir le fondement d’une nouvelle identité européenne, sans laquelle il est impossible de parvenir à l’autonomie technologique, politique et économique. L’interview d’Ursula von der Leyen, « We have no bros and no oligarchs », dans laquelle elle énonce les principes et les valeurs fondamentaux de la politique européenne et de la place de l’Europe dans le monde et dans l’histoire, a constitué une étape importante dans la compréhension de cette nouvelle réalité et de cette nouvelle conscience européenne.

Programmeur et juriste, il a travaillé comme consultant et a été conseiller de plusieurs ministres et hauts responsables libéraux russes au niveau fédéral, contraints de quitter la Russie ou emprisonnés sur ordre du régime de Vladimir Poutine en raison de leurs convictions politiques.

Borukh Taskin est un analyste financier indépendant.

Dmitri Choucharine est un historien et essayiste russe, né à Moscou en 1960.

Notes

  1. Journaliste israélienne, ancienne députée à la Knesset. (NDLR)

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