Retour d’Ukraine : « C’est arrivé près de chez vous »

Sociologue et spécialiste du cinéma russe, l’auteur évoque son voyage en Ukraine, dont l’un des objectifs était de fournir du matériel médical à un hôpital d’Odessa. Il raconte en particulier son séjour à Tchernivtsi, grande ville multiculturelle ayant fait partie de l’Empire austro-hongrois, puis de l’URSS, avant de devenir une ville ukrainienne. Il relate ses difficultés à obtenir et à transporter les colis avec du matériel médical, et réfléchit sur la guerre, la mémoire, l’organisation de l’aide humanitaire.

Rentrant récemment d’une mission en Ukraine, je souhaite partager mes impressions. Ce n’est qu’une photographie d’une situation vécue dans un temps limité, lors d’une mission d’une douzaine de jours où j’ai pu recueillir différents témoignages d’Ukrainiens. Dans cette guerre qui dure déjà depuis plus de 3 ans, et que je qualifie de « drôle de guerre »1, j’avais voulu être utile au plus petit niveau sur l’échelle de la solidarité, dans le cadre d’un conflit meurtrier qui concerne aujourd’hui toute l’Europe. J’écrivais ainsi mi-mai dans ma note d’intention adressée à différents amis, réseaux ou associations concernées : « Depuis un premier voyage en 1977, j’avais connu l’Ukraine et j’y étais retourné ensuite à la chute de l’URSS pour animer des séminaires à Kyïv en tant que professeur. J’avais toujours admiré cet esprit de résistance qui anime l’Ukraine, devenu depuis un pays indépendant et souverain. Après l’invasion russe en 2022, j’ai pris position régulièrement dans les médias pour tenter d’éclaircir le contexte russo-ukrainien, puis co-organisé l’an passé un festival de documentaires ukrainiens sur cette guerre, mais cela ne remplissait pas à mon avis la fonction essentielle d’une véritable solidarité, fondée sur des aides plus concrètes. Agir n’a aucun sens sans un minimum d’action réelle. » Fidèle à ces questionnements et soucieux de me rendre sur le terrain, sans doute en raison de ma déformation professionnelle de sociologue, j’avais l’idée de pointer certains paradoxes de cette société en guerre. Mais je voulaiss aussi, à la demande expresse d’une femme médecin à Odessa, sœur d’une amie exilée à Stockholm, fournir à l’équipe de son hôpital du matériel médical essentiel (notamment des gants stériles et des mèches hémostatiques pour chirurgie de guerre), alors que les populations civiles et les hôpitaux sont bombardés au quotidien.

Un parcours du « combattant » ?

Rechercher des fonds et réunir la commande médicale à Paris en 10 jours relevait déjà d’un parcours d’obstacles. J’avais pourtant au préalable sollicité depuis plusieurs mois quelques associations françaises qui s’occupent de l’Ukraine, et qui étaient susceptibles de pouvoir m’aider dans cette entreprise. Une association ne me répondit jamais. Une autre qui s’occupait de transporter du matériel militaire me rappela justement que mon projet ne rentrait pas dans son domaine de compétences. Une troisième, plus soucieuse de son impact médiatique me sollicita plutôt pour signer des pétitions dans les journaux, ce que je fis d’ailleurs. Aucune de ces associations ne souhaita vraiment diffuser ma note d’intention à ses membres, qui explicitait pourtant la finalité de ma mission et que j’autofinançais au départ. Cela me permit finalement de mesurer à Paris l’écart entre les discours et les réalités sur l’Ukraine.

De fait, rentrant juste des États-Unis où j’étais devenu chercheur associé à l’Université NYU, j’avais pu me rendre compte du travail d’aide médicale à l’Ukraine effectué par des associations américaines, comme Kind Deeds et BlueCheck Ukraine, malgré les mesures récentes décidées par l’administration Trump. Dans le contexte d’un système médical américain onéreux et loin d’être un modèle enviable pour l’Europe, elles ont pu par exemple travailler de concert avec l’hôpital universitaire de Staten Island face à New York, spécialisé dans l’équipement de prothèses médicales, pour soigner les grands blessés de guerre. Grâce aux communautés locales et à une importante ONG en lien avec Médecins sans Frontières, cet hôpital peut prendre en charge des blessés ukrainiens pour trois mois de réhabilitation, pour un coût par soldat d’environ 35 000 euros tous frais payés. D’ailleurs, nombre de ces soldats repartent ensuite se battre courageusement sur le front ukrainien. Le président Zelensky avait pu visiter cet hôpital unique lors d’une visite officielle aux soldats blessés en septembre 2023.

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Visite de Volodymyr Zelensky au Staten Island University Hospital // president.gov.ua

À mon retour d’Ukraine, je me demandais pourquoi des structures médicales en Europe aussi bien équipées ne pouvaient faire de même alors que cette guerre est à trois heures de vol de Paris ? Sans aucun doute, le système de financement américain via des fondations privées permet de lever assez vite des fonds à la différence du système français fonctionnant plutôt sur des fonds publics. La principale et la plus innovante parmi la centaine d’organisations aidant l’Ukraine reste sans doute BlueCheck Ukraine. Celle-ci a récolté et reversé depuis 2023 plus de 4,5 millions de dollars à tout un réseau d’aide médicale et d’assistance dans près d’une vingtaine de régions en Ukraine. Les fonds sont transférés en Ukraine en moins de 72 heures.

Passer par les services d’un hôpital en France s’avérait aussi impossible, notamment pour avoir accès à l’achat de stocks non utilisés. Sur les conseils d’un ami professeur de médecine dans un grand hôpital parisien, m’interrogeant sur la façon d’obtenir ou de commander des stocks de gants chirurgicaux non vendus en pharmacie, ou de pouvoir les faire financer, j’ai contacté différents sites d’économies solidaires. Mon texte explicatif pour préciser ma démarche incluant le mot « Ukraine », tous refusèrent d’accueillir ma proposition : comme on me le précisa ensuite, l’emploi des termes « aide à l’Ukraine » repéré par les algorithmes devient un terme repoussoir, susceptible de générer des escroqueries au nom de l’Ukraine. Finalement, seule une association franco-géorgienne répondit favorablement pour diffuser mon appel ! Mes démarches d’aides au financement auprès de mes réseaux professionnels furent globalement couronnées d’assez peu de succès, certains jugeant sans doute cette initiative peu appropriée sans toutefois la désapprouver ouvertement.

Partagés entre indifférence affichée et sympathie amusée, les quelques militants de « la cause ukrainienne » que j’avais sollicités pour m’accompagner ou m’aider à cette occasion à Odessa se récusèrent tous. Pourtant je me rendais dans une région relativement épargnée !

Toute autre fut la réaction du corps médical comme des pharmaciens ou grossistes en matériel médical contactés en France, tous soucieux de bien vouloir m’aider en connaissance de cause. Par malchance, je fus confronté à une rupture générale de stock du matériel médical commandé, à une dizaine de jours de mon départ. Malgré de nombreuses difficultés, j’ai finalement réuni un budget, et un distributeur de matériel médical me livra à Paris au prix fort quelques cartons de son stock, tandis qu’un grossiste de Clermont-Ferrand accepta dans le temps imparti de faire partir en urgence d’autres cartons à Nice, qui devaient m’être livrés ensuite à la frontière roumano-ukrainienne grâce à l’aide d’autres collègues. Mais là encore, je n’étais pas au bout de mes surprises. Si une grande majorité s’acquitta par esprit de solidarité de cette tâche consistant pour  chacun à transporter un carton médicalisé, une petite minorité s’y refusa, prétextant des surtaxes éventuelles d’avion à payer ou encore leurs appréhensions à transporter des cartons médicalisés ! Or les véritables inquiétudes de professeurs bien informés devraient, me semble-t-il, d’abord concerner l’Ukraine blessée, meurtrie et dévastée. J’ai donc connu, avant mon départ, toute une série de contraintes et difficultés inattendues, mais aussi d’obstacles inappropriés, qui précédèrent ceux que je pensais rencontrer en Ukraine sur le terrain.

En Ukraine

Seules quelques options s’ouvraient pour franchir la frontière ukrainienne, aucun avion n’étant autorisé à atterrir ou à survoler le pays. Un de mes amis l’avait franchie l’an dernier grâce à l’appui d’une association d’aide à l’Ukraine dont il était membre, pour véhiculer par la route du matériel à Lviv dans l’Ouest de l’Ukraine. Mais le retour par la frontière polonaise, avec plusieurs heures d’attente en bus, s’était avéré cauchemardesque. Une autre solution se présentait par la Moldavie pour rejoindre Odessa. Un premier voyage de 8 heures de train pour faire seulement 300 km et traverser la Transylvanie me permit d’atteindre la frontière roumaine. Puis le franchissement en bus de la frontière ukrainienne se passa sans encombre en moins d’une heure d’attente avec un couloir réservé au bus roumain (celui du retour fut plus long et fastidieux via un service de voiture privée ukrainienne sur un autre poste frontière en zone rurale entrecoupée de barrages militaires routiers).

L’arrivée à Tchernivtsi, grande ville ukrainienne, sous une pluie battante, se fit dans de bonnes conditions grâce à l’aide d’une collègue ukrainienne. Je fus logé dans un des hôtels de la ville, qui me rappela la période soviétique – grand et désert, sombre et lugubre malgré la gentillesse de tout le personnel. Un couvre-feu était imposé entre minuit et 4 heures du matin et la sirène retentit une nuit, signe inquiétant de l’intensification des attaques nocturnes de drones russes sur une grande partie de l’Ukraine, mais aussi des capacités de ceux-là à atteindre la frontière proche de la Roumanie et à y provoquer des coupures d’électricité par intermittence et autres dégâts.

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Monument à Paul Celan à Tchernivtsi. Photo : Galia Ackerman

Tchernivtsi, siège du premier congrès juif en 1908 légitimant la langue yiddish, est la ville natale du poète Paul Celan, exilé par la suite en France, dont la statue moderne trône dans un square. Sa population juive, à 40 % avant la Seconde Guerre mondiale, fut anéantie d’abord lors des pogroms organisés par des supplétifs roumains des nazis, puis ces derniers poursuivirent l’extermination2. Un grand cimetière juif à l’abandon à l’écart de la ville témoigne de ce que fut cette richesse culturelle juive disparue aujourd’hui de toute l’Europe centrale. Une synagogue en chantier à l’entrée du cimetière, financée par l’Allemagne, annonce une réouverture pour 2019 mais reste inachevée pour cause de guerre, alors que la grande synagogue en centre-ville fut transformée après-guerre par les Soviétiques en salle de cinéma ; on l’appelle « Kinagogua ». Une petite synagogue hassidique dans l’ancien quartier juif du ghetto reste encore en activité pour une communauté de moins de 2 000 personnes. La ville fut incorporée à l’URSS de Staline, mais son centre historique est resté globalement fidèle à l’héritage architectural austro-hongrois rappelant à la fois Lviv, Cracovie, Vienne, voire Saint-Pétersbourg. Ville frontière mais aussi ville vivante, jamais en repos à la différence de celles visitées du côté roumain, Tchernivtsi témoigne maintenant d’un leg ukrainien avec sa place centrale où trône la statue du poète Chevtchenko sur fond d’un immense drapeau ukrainien. Aucun touriste pratiquement, mais la ville accueille une importante communauté d’étudiants indiens venus y faire leurs études de médecine, tout comme d’ailleurs Cluj en Roumanie compte près de 2 000 jeunes Français inscrits dans des cursus médicaux.

Avec plus de 350 000 habitants, Tchernivtsi fait face aujourd’hui à l’afflux important de réfugiés du front de l’Est, soit près d’un tiers de sa population. La ville témoigne aussi de son multiculturalisme religieux : nombre d’églises orthodoxes, gréco-catholiques, protestantes, uniates ou encore une église arménienne, cette dernière ayant été transformée par les autorités soviétiques en aire de stockage avant d’être réhabilitée après 1991 (quoique la population arménienne ait totalement disparue aujourd’hui de la ville). Le patriarche Kirill de Moscou – un ancien du FSB qui prêche une guerre sainte et fratricide en Ukraine, au nom d’une unité mythique du monde slave comme d’une lutte contre un Occident collectif et dépravé –, est vilipendé et considéré comme persona non grata en Ukraine. La cathédrale affiliée au Patriarcat de Moscou a été annexée, dans un pays très croyant ; celles de Nice en France sont d’ailleurs récemment passées sous contrôle de l’État russe3.

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Ici a vécu Celan. Photo : Galia Ackerman

À la différence de la Russie, toutes les statues de Lénine ont disparu en Ukraine, effaçant un passé totalitaire4. La ville se distingue aussi par ses nombreuses spécialités culinaires et compte des restaurants asiatiques, japonais, indiens, thaï ou encore géorgiens et casher, bien que le seul restaurant français apprécié ait fermé juste après l’invasion russe. Le parc automobile est totalement rénové, majoritairement allemand comme coréen, et on n’y croise pratiquement plus d’anciennes voitures soviétiques. L’économie numérique est omniprésente dans l’espace public, tant dans les lieux touristiques parsemés de QR Code que dans les menus des restaurants. Les supermarchés sont bien achalandés, en ville et à la périphérie de grands centres commerciaux jusqu’à y trouver même des marques de vodka française inconnues en France ou du Coca-Cola américain rebaptisé « Rodina » (Patrie). Pourtant, malgré cette apparente abondance, les salaires moyens sont estimés à 500 euros et chaque habitant cumule un ou deux emplois, souvent précaires.

L’université, ancien siège de l’archevêché, construite en 1863 dans un style ottoman par un architecte pragois venu de Vienne et située dans un grand jardin, rappelle les campus anglo-saxons. Invité à donner un séminaire par mes collègues ukrainiens à l’université, j’ai présenté une recherche sur la construction de l’ennemi et du traître dans le cinéma soviétique des années 1960, à partir de trois films de fiction primés à l’Ouest dans de grands festivals internationaux de l’époque, Cannes, Berlin et Venise. Ces films avaient permis, dans un contexte de guerre froide et sur un mode romancé, de contribuer au discours soviétique dominant de l’époque sur la Paix, entre l’invasion de Budapest en 1956 et l’installation des missiles à Cuba en 1962. Dans ces films de trois générations de réalisateurs soviétiques (Quand passent les cigognes (1957) de Kalatozov, La ballade du soldat (1959) de Tchoukhraï, L’enfance d’Ivan (1962) de Tarkovski), seule émergeait la figure du soldat russe au détriment des autres « peuples punis de l’URSS » qui avaient massivement participé à l’effort de guerre5. On se devait de rappeler que 6 millions d’Ukrainiens avaient combattu dans l’Armée rouge, 120 000 dans l’armée polonaise, et moins de 13 000 dans la Légion UPA/Bandera aux côtés de l’armée allemande. En 1945, on avait évalué le total des seules pertes ukrainiennes à 3 à 4 millions de soldats et 5 millions de civils en Ukraine. Sans oublier les autres soldats des républiques du Caucase et d’Asie centrale, actifs sur le front de l’Est mais absents dans tous ces films. Devant un parterre d’enseignants et d’étudiants, ignorants de ces films comme de ce passé soviétique récent, je reprenais cette question du nazisme comme figure répétitive et fallacieuse légitimant l’invasion russe. Il y a déjà 20 ans, lors d’un séminaire en sociologie à l’Université de Saint-Pétersbourg, j’avais fait la même observation sur ce clivage générationnel d’une mémoire occultée6.

Comment finalement appréhender cette guerre sans référence à un héritage soviétique toujours présent ? À la différence de l’Allemagne d’après-guerre où un véritable travail de la mémoire avait été entrepris depuis plusieurs générations, dans la Russie post-soviétique, toutes ces entreprises furent quasiment vouées à l’échec. Aujourd’hui, elles sont devenues interdites dans la Russie de Poutine, qui est allé jusqu’à réhabiliter Staline et inaugurer en mai dernier sa statue monumentale dans une station centrale du métro à Moscou, la Taganskaïa.

Et la guerre actuelle ?

Celle-ci est à la fois présente et lointaine. Tchernivtsi est équivalente en population à Marioupol, ville martyre comme bien d’autres, située à quelques centaines de kilomètres plus au sud. Tout aussi grande que Bordeaux, Marioupol, port stratégique au bord de la mer d’Azov, reliée à la mer Noire, fut presque entièrement rayée de la carte dès le début de l’invasion russe de février 2022. Le documentaire 20 jours à Marioupol (2023), que j’ai présenté à la Sorbonne en décembre 20247, mentionnait 35 000 morts civils, tués au cours de l’ « Opération militaire spéciale » au nom d’une soi-disant lutte contre le nazisme. Un chauffeur de taxi réfugié de Marioupol, qui avait vécu ces événements en direct, me parla plutôt d’un bilan chiffré de 100 000 morts civils. La ville est désormais occupée par les Russes qui en font maintenant la promotion immobilière en Russie pour y installer leurs compatriotes.

On ressent dans la population un mélange à la fois de détermination et d’usure, d’individualisme et de solidarité collective. Les bureaux de recrutement militaire fonctionnent et aucun homme sans autorisation spéciale n’a le droit de quitter aujourd’hui l’Ukraine. Bien qu’en partie russophone, la population refuse majoritairement de parler le russe, comme dans tous les pays d’Europe centrale qui furent occupés par les Soviétiques8.

Comme partout en Ukraine, le cimetière central à la sortie de la ville est couvert de milliers de tombes, chacune aux couleurs du drapeau ukrainien. Nombre de cercueils sans être enterrés reposent à même sur la terre fraîche. Les photos de très jeunes soldats tués parsèment la ville et rappellent l’ampleur de cette guerre au quotidien. Chaque famille est touchée de près ou de loin.

Après dix années de guerre, les tensions sont palpables au sein de la société ukrainienne. Dans la rédaction du journal local Molodoï Boukovinets que j’ai pu visiter, une partie souhaite pouvoir négocier les territoires occupés par la Russie, une autre refuse toute concession. Certains jugent que cette économie de guerre est profitable à une minorité et participe aussi d’une corruption en Ukraine. Tous invoquent le grand nombre de morts rendant des négociations difficiles, à la fois avec Poutine – traité d’assassin – et avec Trump – considéré comme un traître à l’Ukraine. La plupart des gens, ici, mettent leur foi en l’Europe, dont ils regrettent le manque d’implication militaire, tout en partageant depuis Maïdan ses valeurs démocratiques, comme le montrent les bâtiments officiels, tous recouverts de drapeaux ukrainiens et européens.

Pour ces Ukrainiens que j’ai rencontrés, la Russie de Poutine a lancé une vaste offensive non seulement contre l’Ukraine en première ligne mais contre l’ensemble de l’Europe. Les programmes de télévision, bien que soumis à la censure militaire, diffusent en boucle les informations du front et, actualité oblige, les dernières attaques massives de drones russes sur les villes ukrainiennes, et celles des drones ukrainiens, victorieux, sur la Russie. Ils alternent avec d’autres programmes de divertissement ou de séries latino-américaines doublées, comme s’il fallait aussi oublier cette guerre et continuer à vivre, sinon survivre. Cependant, la région que j’ai visitée rappelle une terre martyre et renvoie à une autre histoire, celle de l’Europe centrale marquée à la fois par Hitler et Staline9. Aujourd’hui, l’Ukraine est confrontée à une nouvelle économie de la mort russe, « smertonomika », alimentée par le lobby militaire et décrétée par Poutine sans qu’on en mesure à terme les réelles perspectives10.

Épilogue

Aller à Odessa, ma destination prévue, s’avéra finalement dangereux avec l’intensification ces jours-ci des bombardements russes sur la ville. Je dus y renoncer sur place. Le voyage demandait encore près de 13 heures de train ou de bus à l’aller avec un retour incertain étant donné le contexte actuel. Néanmoins, je pus livrer l’ensemble de mes colis médicaux à Odessa. Grâce au service postal privé très efficace, signe aussi de l’esprit d’entreprise innovant des Ukrainiens, l’ensemble de ce matériel médical destiné aux médecins de l’hôpital d’Odessa fut livré en une nuit. J’ai pourtant bien conscience que c’était une goutte d’eau dans un océan.

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Kristian Feigelson, sociologue, est professeur émérite à la Sorbonne-Nouvelle (IRCAV). Chercheur associé à l’Université de Tokyo (Todai) et de l’université de New York (Jordan Center), il a publié plusieurs ouvrages sur l’URSS, les médias et le cinéma post-soviétique et d’Europe centrale. Ses recherches actuelles portent sur les films du Goulag.

Notes

  1. J’analyse la « drôle de guerre » ou guerre hybride, mêlant guerre de tranchées du XXe siècle et guerre technologique du XXIe siècle, dans Télos des 10-11-12 juillet 2023.
  2. Voir le chapitre « Chernivtsi : une ville située sur la montagne » du livre de Karl Schlögel, L’Avenir se joue à Kyiv. Leçons ukrainiennes, Paris, Gallimard, 2024, p 282-313, recensé dans Télos, 1 Juin 2024.
  3. Kristian Feigelson, « Les relais Paris-Moscou », Télos, 5 avril 2025. Voir également : « Comment Moscou s’empare de l’héritage des Russes blancs de Nice », Desk Russie, 29 mai 2025.
  4. Cf. Dominique Colas, Poutine, l’Ukraine et les statues de Lénine, Paris, Presses de Science Po, 2023.
  5. Voir Kristian Feigelson, « Fictions de guerre en URSS : perspectives post-coloniales », in Hypothèses, IFEAC, 8 mai 2020.
  6. Voir entre autres, Kristian Feigelson, « Politique des médias et usage du passé en Russie » in « Les guerres de mémoires dans le monde », Marc Ferro (co-dir.), Hermès, 52/2008.
  7. Voir Kristian Feigelson, « Le cinéma ukrainien entre guerre et paix », Télos, 15 janvier 2025.
  8. Voir Kristian Feigelson, « La russophonie et les diasporas », Télos, 22 avril 2024 ; et « L’impasse impériale », Télos, 14 mars 2025.
  9. Cf. Timothy Snyder, Bloodlands : Europe between Hitler and Stalin, New York, Basic Books, 2010.
  10. Cf. Borukh Taskin et Aaron Lea, « L’économie de la mort », Desk Russie, 29 mai 2025.

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