Paix, pouvoir et paradoxes : le pari de Trump sur l’Iran et ses répercussions régionales

Cet article du chercheur franco-géorgien a été publié quelques jours avant les frappes israéliennes puis américaines sur l’Iran qui ont fortement affaibli ses capacités de fabrication d’une bombe nucléaire dans un avenir proche. Cependant, le régime des ayatollahs a tenu, et l’administration américaine elle-même cherche à lui proposer des « carottes » en échange d’un règlement futur de la question nucléaire. L’intérêt de ce texte, c’est une profonde analyse des enjeux régionaux, y compris le lien entre l’Iran et la Russie. Si Washington lève les sanctions contre Téhéran sans s’attaquer à l’alliance russo-iranienne, cela serait une grave erreur stratégique pour l’ensemble du monde occidental.

Pour l’Europe, en particulier les États limitrophes de la Russie qui comptent sur la solidarité transatlantique pour contrer la guerre de Poutine en Ukraine, la perspective d’ignorer ou de minimiser le lien entre l’Iran et la Russie est profondément préoccupante. 

La grandeur d’un président se mesure aux guerres qu’il a évitées, a un jour déclaré Donald Trump. Alors que ses tentatives pour imposer la paix en Ukraine piétinent et que ses rêves de « paix en 24 heures » ou « en quelques semaines » s’évaporent, la question nucléaire iranienne pourrait bien offrir au président américain une nouvelle occasion de revendiquer sa grandeur et, accessoirement, la paix aux yeux des électeurs américains. Ces derniers sont bien plus importants à ses yeux que l’opinion de n’importe lequel des alliés des États-Unis, même les plus anciens et les plus fidèles.

L’administration Trump tente aujourd’hui de relancer l’idée d’un accord nucléaire avec l’Iran, fruit d’un travail laborieux et minutieux mené par l’Occident en 2015 à Vienne, connu sous le nom de JCPOA (Joint Comprehensive Plan of Action), après que Trump s’en était retiré en 2018, le qualifiant de catastrophe. Trump n’était pas le seul à voir d’un mauvais œil le JCPOA. Israël n’avait pas caché son mécontentement à l’époque (tout comme il le fait aujourd’hui à propos de cette nouvelle vague de négociations), les États du Golfe n’étaient pas satisfaits, et même la diplomatie française l’avait signé à contrecœur sous la pression de l’administration Obama. Le point essentiel était le manque de confiance dans les dirigeants iraniens et la crainte que les accords et l’assouplissement des sanctions qui en découlaient permettent à la « mollarchie » de Téhéran de prolonger son existence.

Pour cette raison, et à cause du souvenir de l’élimination du général Qasem Soleimani par un missile américain en janvier 2020 (il était connu pour être le véritable architecte de l’influence régionale de l’Iran et le bras droit du Guide suprême), le retour au pouvoir de Donald Trump était pour beaucoup synonyme d’une augmentation imminente de la pression sur Téhéran, voire d’une augmentation spectaculaire du risque de guerre contre l’Iran. Les premières mesures prises par l’administration Trump 2.0 allaient effectivement dans ce sens. En janvier, la Maison-Blanche a réinstauré la politique de « pression maximale », visant à réduire à zéro les exportations de pétrole iranien. L’administration a imposé de nouvelles sanctions visant les entités impliquées dans le commerce du pétrole iranien, en particulier celles facilitant les ventes à la Chine. Quelques semaines plus tard, les États-Unis ont élargi leurs sanctions, ciblant les programmes de drones et de missiles balistiques de l’Iran ainsi que les entités iraniennes et étrangères impliquées dans l’achat de composants pour ces programmes. En outre, les États-Unis ont sanctionné des réseaux facilitant la vente de gaz de pétrole liquéfié (GPL) iranien en violation des sanctions américaines.

Mais, le 7 mars, le président Trump a fait une nouvelle annonce fracassante, en déclarant avoir envoyé une lettre au guide suprême iranien, l’ayatollah Ali Khamenei, pour lui proposer de nouvelles négociations sur le nucléaire. La lettre aurait exigé le démantèlement complet du programme nucléaire iranien, l’arrêt de l’enrichissement d’uranium et la fin du soutien aux groupes de mandataires tels que le Hezbollah et les Houthis. Dans un premier temps, Khamenei a rejeté cette offre, accusant les États-Unis de chercher à dominer plutôt qu’à négocier sincèrement. Cependant, à la fin du mois de mars, l’Iran s’est déclaré prêt à engager des pourparlers, ce qui a conduit à l’ouverture de négociations en avril. Les colombes de la paix envoyées par Trump à Téhéran sont toutefois pliées dans des billets de dollar, une promesse peu subtile d’allègement des sanctions et d’investissements en échange d’une soumission. À cette fin, trois cycles de négociations ont déjà eu lieu à Mascate, à Oman, entre le ministre iranien des Affaires étrangères Abbas Araghchi et l’envoyé spécial de Donald Trump pour le Moyen-Orient, Steve Witkoff, et deux cycles ont été organisés à Rome.

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Funérailles d’Ebrahim Raïssi, président iranien (2021-2024) // Bureau du Guide suprême iranien

La logique derrière l’intérêt de l’Iran pour les négociations

L’Iran de 2025 est beaucoup plus vulnérable qu’il ne l’était il y a dix ans, lorsque l’accord sur le nucléaire a été signé à Vienne. Le régime est au pied du mur, économiquement épuisé, contesté à l’intérieur et désormais privé de ses mandataires régionaux. Les relations économiques avec la Chine et la Russie seules n’ont pas aidé l’Iran à se développer et à croître, et le pays a besoin d’un allègement des sanctions pour attirer les investissements occidentaux.

Depuis le retrait des États-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien (JCPOA) en 2018, Téhéran a considérablement intensifié ses activités d’enrichissement d’uranium. En mai 2025, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) rapporte que l’Iran a accumulé environ 408,6 kilogrammes d’uranium enrichi à 60 %, un niveau juste en dessous de celui requis pour la fabrication d’armes nucléaires [en comparaison, le niveau d’enrichissement requis pour le combustible des centrales nucléaires civiles est de 3, NDLR]. Si les stocks totaux d’uranium enrichi de l’Iran, tous niveaux confondus, ont atteint environ 9 247 kilogrammes, seule une petite partie est enrichie au niveau hautement sensible de 60 %. Cette accumulation reste très préoccupante, car aucun autre État non doté d’armes nucléaires n’est connu pour enrichir l’uranium à ce degré.

Depuis 2018, l’Iran a également accéléré le développement de son programme de missiles balistiques, une évolution qui doit être évaluée parallèlement à l’avancement de ses capacités nucléaires. Dans le même temps, Téhéran avait renforcé son « axe de la résistance », un réseau de mandataires militants et armés comprenant le Hezbollah au Liban, le Hamas en Palestine, les Houthis au Yémen, le régime de Bachar el-Assad en Syrie et de nombreuses milices chiites en Irak. Grâce à leurs activités militaires, ces mandataires ont formé un tampon stratégique pour le régime iranien, permettant à Téhéran de projeter sa puissance sur un large arc s’étendant du golfe Persique à la Méditerranée (Téhéran-Bagdad-Damas-Beyrouth) et à la mer Rouge via Sanaa.

Enfin, la fin du JCPOA a poussé l’Iran à renforcer ses relations stratégiques avec la Russie, comme en témoignent l’action coordonnée et l’alliance des deux pays en Syrie et la livraison massive d’équipements militaires iraniens, notamment des drones Shahed, à la Russie après son invasion totale de l’Ukraine en février 2022.

Paradoxalement, malgré la posture régionale affirmée et apparemment couronnée de succès de l’Iran, la stabilité interne du régime s’est considérablement érodée au cours de cette période. Le pays a été secoué par des vagues récurrentes de troubles, alimentées par des manifestations de masse, des difficultés économiques et un sentiment anti-régime croissant. La République islamique est aujourd’hui confrontée à une profonde perte de légitimité, enracinée dans un mécontentement général de la population. Ces troubles ne sont pas seulement le résultat de l’inflation galopante et d’une détérioration économique exacerbée par les sanctions internationales, mais aussi de la répression systémique, de la corruption endémique parmi les élites au pouvoir et d’un sentiment d’injustice omniprésent dans la société iranienne.

Actuellement, l’Iran peut à peine exporter 600 000 barils de pétrole par jour, contre plus de deux millions avant 2018. Les récentes sanctions américaines visant les entreprises chinoises qui importent du pétrole iranien, si les Chinois s’y conforment, réduiront considérablement ces quantités. L’inflation ronge les revenus de la population, atteignant un taux annuel d’environ 40 %. La colère de la population est d’autant plus grande que le régime, malgré les difficultés de ses citoyens, continue à dépenser des milliards pour maintenir ses mandataires dans tout le Moyen-Orient.

Parmi les soulèvements anti-régime les plus importants de ces dernières années, on peut citer les manifestations nationales de novembre 2019, déclenchées par une hausse soudaine des prix de l’essence. S’étendant sur plus d’une centaine de villes, ces manifestations, baptisées plus tard « Aban sanglant » (Aban étant le mois du calendrier iranien), ont été réprimées avec brutalité, entraînant la mort de centaines de civils aux mains des forces de sécurité. Les manifestations qui ont éclaté en septembre 2022 à la suite du meurtre de Mahsa Amini, une jeune femme kurde, par la « police des mœurs » iranienne, ont été encore plus importantes. Sous le slogan « Femmes, vie, liberté », ces manifestations sont devenues le mouvement populaire le plus important et le plus durable depuis la fondation de la République islamique en 1979, uni par une revendication commune et sans équivoque : la fin du régime.

En conséquence, le régime est confronté à une profonde érosion de sa légitimité populaire, avec ce qui semble être une fracture profonde, voire irréparable, entre la société et l’État. Cela a conduit à une approche de plus en plus militarisée de la sécurité intérieure, avec le recours croissant au Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI) et à la milice Basij. Certains observateurs affirment que la République islamique est passée désormais d’une dictature théocratique à un État militaro-sécuritaire. Sa lutte incessante pour réprimer la dissidence, malgré une répression soutenue, témoigne d’un effondrement à long terme de son autorité et de sa capacité à gouverner par le consentement.

L’Iran a également subi d’importants revers stratégiques. L’ « axe de la résistance » qu’il a laborieusement construit semblait autrefois solide et assertif sur plusieurs fronts. Cependant, l’attaque terroriste du Hamas contre Israël le 7 octobre 2023 et la réponse militaire sans précédent d’Israël ont radicalement modifié l’équilibre régional. Israël a gravement et durablement affaibli les capacités militaires du Hamas à Gaza et du Hezbollah au Liban, les laissant dans un état proche de l’effondrement. Dans un effet domino, le régime d’Assad à Damas a succombé à l’offensive des milices sunnites de Hayat Tahrir al-Sham (HTS), entraînant l’interruption du soutien logistique au Hezbollah. L’Iran avait longtemps armé, financé et soutenu ces mandataires afin de créer une zone tampon protectrice autour de ses frontières, mais cette zone tampon est désormais fracturée. Cette érosion de son influence régionale incite Téhéran à faire preuve d’une plus grande flexibilité afin d’assurer sa propre survie.

Confrontés à des pressions internes et externes croissantes, les dirigeants iraniens, sous la houlette du guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei, ont choisi de remplacer le président Ebrahim Raisi, partisan de la ligne dure, qui a péri dans un accident d’hélicoptère, par Masoud Pezeshkian, plus modéré, en juillet 2024. Cette décision semblait viser à restaurer une certaine confiance dans la population et à laisser espérer une approche moins conflictuelle en matière de politique étrangère et régionale. Toutefois, compte tenu de l’influence limitée qu’ont eue les précédents présidents dits modérés, Mohammad Khatami (1997-2005) et Hassan Rohani (2013-2021), sur les politiques fondamentales de la République islamique, ni l’opinion publique iranienne ni les gouvernements occidentaux n’ont de sérieuses attentes quant à la capacité de M. Pezeshkian à apporter des changements significatifs. Sa nomination et son élection, marquée par un très faible taux de participation, sont largement considérées comme une manœuvre tactique du régime visant à donner une image de flexibilité et à éviter une nouvelle instabilité.

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Le ministre iranien des Affaires étrangères, Abbas Araghchi, lors d’une rencontre avec Poutine au Kremlin, le 23 juin 2025 // kremlin.ru

Le regain d’intérêt des puissances régionales

Au-delà de la détermination des États-Unis à conclure un accord et de la capacité limitée de l’Iran à s’y opposer, un changement notable s’est produit parmi de nombreux rivaux traditionnels de la République islamique, qui sont désormais majoritairement favorables à une approche diplomatique envers Téhéran, à l’exception d’Israël. Les monarchies du Golfe, en particulier l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis (EAU), qui s’étaient autrefois fermement alignées sur les efforts américains visant à contenir les ambitions nucléaires de l’Iran, ont réévalué leur position. En 2018, Riyad et Abu Dhabi avaient toutes deux soutenu le retrait du président Trump du JCPOA, invoquant le développement de missiles balistiques par Téhéran et ses actions déstabilisatrices dans la région. Cependant, au printemps 2023, cette position s’était considérablement assouplie. Dans un accord historique négocié par la Chine, l’Arabie saoudite et l’Iran ont convenu de rétablir leurs relations diplomatiques, marquant ainsi une étape importante vers la désescalade régionale. En 2025, l’Arabie saoudite est allée plus loin en proposant de servir de médiateur entre Washington et Téhéran, afin de contribuer à la relance d’un accord nucléaire. Lors d’une visite historique à Téhéran, le ministre saoudien de la Défense, le prince Khalid bin Salman, a encouragé l’Iran à considérer la proposition du président Trump comme un moyen d’éviter une confrontation potentielle avec Israël.

Les Saoudiens et les autres États du Golfe sont fermement opposés à une nouvelle guerre dans la région. Ils reconnaissent que toute frappe militaire contre l’Iran, qu’elle soit menée par Israël, les États-Unis ou les deux, pourrait dégénérer en un conflit prolongé et déstabilisateur, impliquant plusieurs pays et acteurs non étatiques. Avec des programmes de développement ambitieux en cours, notamment le projet de l’Arabie saoudite d’accueillir la Coupe du monde de football en 2034, la stabilité régionale est considérée comme essentielle. Un autre facteur clé est leur relation privilégiée avec Washington : après la tournée très médiatisée de Donald Trump au Moyen-Orient et la signature d’accords massifs d’armement et d’investissement d’une valeur de plusieurs centaines de milliards de dollars, les dirigeants saoudiens et émiratis sont devenus les acteurs régionaux les plus favorisés de la Maison-Blanche, bénéficiant d’une attention et d’un respect bien supérieurs à ceux accordés aux alliés européens traditionnels ou même à Israël.

Toutefois, même si un nouvel accord nucléaire est conclu, une normalisation complète des relations avec l’Iran reste peu probable. Si les ambitions nucléaires de l’Iran sont la préoccupation la plus urgente, elles sont loin d’être la seule. La politique régionale agressive de Téhéran, son hostilité envers Israël et la poursuite de son programme de développement de missiles constituent des défis persistants. Plus fondamentalement, l’idéologie de la République islamique repose sur l’hostilité envers les États-Unis et Israël. Le régime s’appuie sur la confrontation avec le « Grand Satan » et « l’entité sioniste » comme la pierre angulaire de sa légitimité. La réouverture de l’ambassade américaine à Téhéran, avec des foules massives d’Iraniens faisant la queue pour obtenir des visas, représenterait non seulement un embarras politique, mais aussi un coup dévastateur pour le discours fondamental du régime.

Un cadeau inattendu pour Moscou ?

Les discussions d’experts sur l’Iran soulignent rarement le fait que ce pays est limitrophe du Caucase du Sud. Même s’il ne joue pas un rôle de premier plan dans cette région, les développements en Iran et autour de ce pays peuvent avoir des conséquences importantes pour le Caucase. Aujourd’hui cependant, le facteur le plus influent qui façonne la géopolitique de tout l’espace post-soviétique – et même du continent européen dans son ensemble – est la guerre en Ukraine, dans laquelle l’Iran joue également un rôle notable. Ce rôle consiste à soutenir la machine de guerre de Vladimir Poutine par la fourniture d’armes fabriquées en Iran et la production conjointe d’équipements militaires. L’Iran et la Russie s’appuient également sur des opérations secrètes, tels que les transferts d’or et le recours à des pays intermédiaires, pour contourner les sanctions internationales.

Depuis le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie, Téhéran et Moscou ont considérablement renforcé leur coopération militaire, s’engageant dans la production conjointe d’armes et le transfert de technologies. Par exemple, la Russie a mis en place une usine de drones dans la zone économique spéciale d’Elabuga, au Tatarstan, où elle produit des drones Shahed de conception iranienne, rebaptisés Gueran-2. L’Iran aurait également livré des missiles balistiques, tels que le Fath-360, qui ont été utilisés contre l’Ukraine. En mai 2025, le parlement iranien a ratifié un accord de partenariat stratégique de 20 ans avec la Russie, officialisant ainsi leurs liens en matière de défense.

Quel impact un éventuel accord entre les États-Unis et l’Iran pourrait-il avoir sur la guerre en Ukraine ? Selon toute vraisemblance, les négociateurs américains ont évité d’aborder la question de la coopération militaire entre l’Iran et la Russie. Les discussions avec les envoyés de Téhéran à Mascate et à Rome semblent s’être concentrées uniquement sur les questions nucléaires. Contrairement aux négociations du JCPOA, les Européens (France, Royaume-Uni et Allemagne) ne sont plus impliqués, ni les Américains ni les Iraniens ne souhaitant leur présence à la table des négociations. Pourtant, le renforcement des liens militaires entre la Russie et l’Iran est une source de préoccupation majeure pour l’Europe, qui soutient l’indépendance de l’Ukraine et considère Moscou comme la principale menace pour la sécurité du continent.

Ainsi, si Washington et Téhéran parviennent à un accord sur les niveaux d’enrichissement de l’uranium, les limites des stocks, l’importation de matières nucléaires en provenance de pays tiers et les conditions des inspections permanentes, les sanctions américaines, ou du moins une partie importante d’entre elles, seront levées. Cela redonnerait un nouveau souffle à l’économie iranienne et renforcerait un régime qui devrait poursuivre sa coopération militaire avec la Russie avec encore plus d’énergie. En d’autres termes, nous pourrions voir davantage de Shaheds et de missiles iraniens contre l’Ukraine.

La nature des relations entre l’Europe et l’Iran a radicalement changé ces dernières années. À l’époque du JCPOA, les gouvernements européens soutenaient largement la normalisation avec Téhéran, la levée des sanctions et se sont même précipités pour investir sur le marché iranien. Aujourd’hui en revanche, , la position de l’Europe à l’égard de la République islamique est beaucoup plus dure que celle de Washington. Au-delà du dossier nucléaire, ce qui rend la normalisation presque impossible, ce sont les répressions brutales qui ont suivi le soulèvement « Femmes, vie, liberté » et le bilan effroyable de l’Iran en matière de droits humains et de régression démocratique.

L’administration Trump voit la situation très différemment. Elle se soucie peu de la répression interne en Iran ou de son alliance militaire avec la Russie. Au contraire, Trump espère tirer parti des liens étroits entre Moscou et Téhéran pour parvenir à un accord avec la Russie servant d’intermédiaire. Trump et son envoyé Richard Goldberg reconnaissent ouvertement que l’Iran est un sujet de discussion dans leurs contacts avec le Kremlin et qu’ils comptent sur l’aide de Poutine. Il y a peu de raisons de croire que le dirigeant russe refuserait, au contraire, il est probable qu’il apporte son aide, au détriment de l’Ukraine.

Il convient de rappeler que cette idée d’utiliser la Russie pour négocier un accord avec l’Iran n’est pas nouvelle. Le président Obama a également commis cette erreur stratégique pendant son mandat, même si à l’époque, la Russie, bien qu’elle fût déjà l’agresseur en Géorgie et l’occupant de la Crimée, n’avait pas encore lancé son invasion à grande échelle de l’Ukraine.

Ce qui vaut pour l’approche de Trump envers l’Iran s’applique également à sa position vis-à-vis de la Russie : si, dans un accord avec Moscou, l’Occident ne parvient pas à exiger la fin de la coopération militaire russo-iranienne alors que la Russie, par exemple, insiste sur l’arrêt de l’élargissement de l’OTAN, cette coopération ne fera que s’intensifier. L’allègement des sanctions encouragerait les deux régimes. L’erreur fondamentale réside dans la tentative de Washington de traiter séparément les négociations avec ces deux régimes adversaires alors qu’en réalité, ils sont profondément alignés et se renforcent mutuellement.

Nouvelles opportunités pour la région du Caucase et de la mer Noire

Au-delà de ses implications pour la guerre entre la Russie et l’Ukraine, un éventuel accord entre les États-Unis et l’Iran pourrait également avoir un impact direct sur les trois pays du Caucase du Sud.

L’Azerbaïdjan est susceptible d’être le plus touché. Il est à noter que c’est le seul pays de la région visité par Steve Witkoff, le négociateur en chef des États-Unis avec l’Iran, en mars, peu après la publication de la lettre de Trump à l’ayatollah Khamenei. L’Azerbaïdjan entretient des relations ambivalentes avec Téhéran, marquées historiquement par des tensions liées à l’identité nationale, des récits historiques contradictoires, la position de l’Iran pendant la première guerre du Haut-Karabakh (1988-1994) et le statut de l’importante population azerbaïdjanaise en Iran. Si ces tensions se sont quelque peu apaisées ces dernières années, elles persistent sous la surface.

Malgré ces liens complexes, Bakou n’a aucun intérêt à s’engager dans un conflit militaire impliquant l’Iran. Une guerre, surtout si elle était déclenchée par Israël ou les États-Unis, pourrait déstabiliser l’Azerbaïdjan et déclencher une vague de réfugiés (principalement d’origine azerbaïdjanaise) en provenance d’Iran. De plus, si Téhéran cherchait à riposter contre l’Azerbaïdjan pour son partenariat étroit avec Israël, les infrastructures pétrolières vitales du pays, à portée des missiles iraniens, seraient une cible évidente.

Toutefois, la normalisation complète du statut international de l’Iran pourrait également poser des défis à Bakou. Le retour du pétrole et du gaz iraniens sur les marchés mondiaux pourrait faire baisser les prix de l’énergie, menaçant l’économie azerbaïdjanaise, dépendante des hydrocarbures. En outre, un Iran réintégré pourrait chercher à jouer un rôle plus important dans les corridors commerciaux est-ouest, ce qui pourrait compromettre la position de l’Azerbaïdjan en tant que plaque tournante du transit dans le Caucase du Sud.

Sur le plan stratégique, la résurgence de l’Iran, même en tant que puissance régionale non nucléaire, va à l’encontre des intérêts des principaux alliés de l’Azerbaïdjan. La Turquie considère l’Iran comme un concurrent régional, tandis qu’Israël le considère comme un adversaire déclaré. Pour Bakou, la paix avec l’Iran est donc acceptable, mais pas au prix d’un renforcement du pouvoir politique, économique ou militaire de Téhéran.

L’Arménie, en revanche, entretient des relations positives avec l’Iran depuis son indépendance. Téhéran a soutenu Erevan pendant le conflit avec l’Azerbaïdjan dans les années 1990, en aidant à livrer des armes et du gaz naturel russes pour compenser les graves pénuries d’énergie de l’Arménie. À ce jour, l’Arménie reste le premier partenaire commercial de l’Iran dans le Caucase du Sud.

Plus récemment, cependant, l’Arménie a commencé à se tourner vers l’Occident, en particulier vers l’Europe, poussée par un sentiment d’abandon de la part de la Russie après la perte du Karabakh. Un accord entre les États-Unis et l’Iran pourrait ouvrir de nouvelles perspectives économiques pour l’Arménie, notamment l’accès à une énergie moins chère. Un Iran normalisé, mieux intégré aux marchés mondiaux, pourrait remplacer en partie une Russie de moins en moins fiable. L’Arménie pourrait également tirer parti de sa position géographique, qui en fait un pont terrestre potentiel entre l’Iran et la Géorgie, facilitant ainsi le commerce vers la mer Noire et au-delà. Sur le plan politique cependant, l’alignement sur l’axe Téhéran-Moscou ne semble plus être la priorité d’Erevan.

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Le Premier ministre géorgien Irakli Kobakhidze à Téhéran, le 22 mai 2024 // Capture d’écran

La Géorgie, seul État du Caucase du Sud à ne pas avoir de frontière directe avec l’Iran, bénéficierait moins directement de la levée des sanctions. Néanmoins, les marchandises iraniennes pourraient atteindre la Géorgie via l’Arménie ou l’Azerbaïdjan, stimulant ainsi l’activité dans ses ports de la mer Noire, tels que Batoumi et Poti. La Géorgie pourrait tirer parti de sa situation géographique pour se positionner comme une plaque tournante du commerce entre l’Iran et l’Europe, notamment grâce à la coopération avec l’UE ou à des initiatives chinoises en matière d’infrastructures, telles que le corridor international de transport nord-sud.

Sur le plan politique, le parti au pouvoir, Rêve géorgien, qui s’éloigne de plus en plus de l’UE et des États-Unis, cherche à resserrer ses liens avec l’Iran. La présence du Premier ministre Irakli Kobakhidze aux funérailles du président Raisi, aux côtés de figures du Hezbollah, a suscité de vives critiques de la part de Washington et est désormais souvent citée comme preuve de la dérive de la Géorgie par rapport à l’Occident.

Si Washington et Téhéran parviennent à un accord, le gouvernement géorgien pourrait renforcer encore son rapprochement avec l’Iran, en le présentant comme conforme à la politique américaine. Cependant, Tbilissi devra agir avec prudence pour éviter de s’aliéner Bakou, dont l’influence politique et économique en Géorgie ne cesse de croître. Si les ouvertures de la Géorgie envers l’Iran vont trop loin, cela pourrait compromettre ses relations de plus en plus importantes avec l’Azerbaïdjan.

La perspective d’un nouvel accord nucléaire entre les États-Unis et l’Iran met clairement en évidence les contradictions et les compromis qui sont au cœur de la politique étrangère de Donald Trump. Présenté au niveau national comme une victoire de la paix sur le conflit, un tel accord renforcerait le discours électoral de Trump en mettant en avant la diplomatie audacieuse et transactionnelle qui est sa marque de fabrique. Cependant, les implications d’un tel accord s’étendraient bien au-delà des frontières de l’Iran et des États-Unis.

Réintégrer l’Iran dans les systèmes politiques et économiques mondiaux sans obtenir d’engagements sérieux risque de renforcer le régime plutôt que de le modérer. En l’absence de garanties concrètes concernant son soutien aux groupes armés, son programme de missiles balistiques et, surtout, son partenariat militaire de plus en plus étroit avec la Russie, l’accord pourrait finalement renforcer deux régimes, à Téhéran et à Moscou, qui sapent activement l’ordre international existant.

Pour l’Europe, en particulier pour les États limitrophes de la Russie  qui comptent sur la solidarité transatlantique pour contrer la guerre de Poutine en Ukraine, la perspective d’ignorer ou de minimiser le lien entre l’Iran et la Russie est profondément préoccupante. Si Washington lève les sanctions contre Téhéran sans s’attaquer à cette alliance militaire – et pire encore, s’il compte sur Moscou comme intermédiaire pour finaliser l’accord –, cela sera considéré non pas comme une avancée diplomatique, mais comme une grave erreur stratégique pour l’ensemble du continent européen.

Traduit de l’anglais par Desk Russie. Version originale

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Thorniké Gordadze est un universitaire et chercheur franco-géorgien. De 2010 à 2012, il a été ministre d’État pour l’intégration européenne et euro-atlantique de la République de Géorgie.

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