Il semblerait que dans les Balkans et le Caucase des régimes qui n’ont pas grand-chose de démocratique aiment à considérer la Hongrie de Viktor Orbán comme une porte d’accès à l’Union européenne, pour leur permettre d’y entrer à leurs propres conditions. On assiste là à une reprise du concept très soviétique de blat (le piston) sur le sol européen.
Quiconque a vécu ne serait-ce que très peu de temps en Union soviétique connaît bien le concept de blat. Selon les linguistes, il aurait vu le jour dans le monde clandestin de la petite délinquance dans l’Empire russe et aurait désigné une personne qui, sans participer à un vol, pouvait fournir des informations ou un accès essentiel pour se procurer les biens convoités. Dans les goulags soviétiques, le sens du mot blat a changé, pour désigner désormais une personne qui, dans le système carcéral, voulait bien fournir un accès à des biens ou à des privilèges interdits aux détenus.
À mesure que la sous-culture du goulag et son argot se répandaient dans toute l’Union soviétique, se procurer quelque chose po blatu (c’est-à-dire « par piston ») a fini par signifier obtenir des biens ou services auxquels un citoyen soviétique ordinaire n’avait pas accès — depuis le papier toilette jusqu’au caviar ou à des billets pour le Bolchoï — grâce à un intermédiaire bien placé. Aujourd’hui, l’appartenance à l’Union européenne figure parmi ces privilèges convoités. Certes, on peut y entrer légalement, mais nombre de régimes sur la défensive préféreraient ne pas avoir à payer le prix fort pour adapter leur système de gouvernance — tout simplement parce que la primauté du droit, les élections libres et la liberté des médias pourraient mettre un terme à leur pouvoir. Ils cherchent donc une voie détournée.
Et voilà qu’arrive Viktor Orbán, architecte idéologique autoproclamé d’une autre Europe, « illibérale » — Le Continent des ténèbres, pour reprendre le titre de l’excellent ouvrage historique de Mark Mazower — et qui soutient que rien n’était prédestiné dans l’émergence de l’Europe démocratique, et que l’autre idéologie européenne — celle des nationalismes étroits, du fascisme et de l’autoritarisme — était tout aussi convaincante.
Certes, la Hongrie était une démocratie qui fonctionnait quand elle est entrée dans l’Union européenne. Mais, à l’heure actuelle, Budapest est un phare d’espoir pour les responsables politiques profiteurs qui sont convaincus que tout le discours sur la primauté du droit, les droits de l’homme et les libertés qui émane de Bruxelles n’est qu’un baratin idéologisé, tout comme les clichés communistes qu’on entendait à la fin de la période soviétique. Ils espèrent que leur homme dans la place — ce M. Orbán — pourra faire sauter le verrou de l’intérieur et offrir ainsi l’accès aux fonds structurels tant désirés ainsi qu’à d’autres accessoires bien sympathiques de l’UE qui puissent cimenter leur régime pour la postérité en empêchant leurs économies mal gérées de s’écrouler.
Mais Orban le peut-il vraiment ?
Étant donné la structure de prise de décisions complexe au sein de l’Union européenne, en particulier pour les candidatures au statut de pays membre, la réponse juste est probablement négative. Mais, à ce jeu, tout comme en politique, c’est la perception qui compte le plus.
L’entrée dans l’Union se fait en plusieurs étapes. Comme l’appartenance à l’UE est populaire dans l’électorat — pour des raisons politiques, mais aussi commerciales — chaque étape franchie apporte des bénéfices électoraux aux partis et responsables politiques au pouvoir, sans parler de la stimulation idéologique qu’elle apporte. En montrant qu’ils avancent vers l’UE sans changer leurs méthodes, ils peuvent démoraliser l’opposition et continuer à la saper sur le plan électoral.
C’est apparemment ce que pensait le Premier ministre géorgien Irakli Garibachvili quand, à la mi-novembre, il a déroulé le tapis rouge à Tbilissi pour Oliver Varhelyi, le commissaire européen à l’élargissement. On sait que M. Varhelyi est un proche allié d’Orban. La respectable Deutsche Welle l’a qualifié d’« homme d’Orbán à Bruxelles », et le non moins respectable Politico de « Voldemort de l’élargissement ». Les Premiers ministres géorgien et hongrois ont signé la déclaration de « partenariat stratégique » en octobre et Varhelyi a rencontré Garibachvili, qui gouverne le pays au nom de son patron, l’oligarque Bidzina Ivanichvili, pour au moins la quatrième fois dans l’année.
Comme toujours, le ton a été cordial, le commissaire faisant observer que « l’économie marchait très bien » à en juger par la principale artère de la capitale, et passant sous silence les pressions que le parti au pouvoir exerce sur l’opposition. Certes, il a pour la forme reconnu que des réformes étaient nécessaires pour que la Géorgie obtienne le statut d’État candidat. Mais le point principal de ses remarques portait sur la connectivité à assurer — en matière de gazoducs et d’oléoducs, et peut-être aussi de câble internet — avec un Azerbaïdjan au régime franchement autoritariste qui est devenu, pour l’Union européenne, une source d’approvisionnement énergétique vitale.
Garibachvili a été irrité par les centaines de milliers de Géorgiens qui sont descendus dans la rue pendant l’été après que son gouvernement a échoué à assurer la candidature du pays au côté de l’Ukraine et de la Moldavie. Sur la question de la guerre en Ukraine, la ligne officielle de la Géorgie reprend presque mot pour mot les formulations d’Orban quant aux efforts de son gouvernement pour assurer « la stabilité et la sécurité ». Tout comme le parti Fidesz au pouvoir en Hongrie, le parti du pouvoir Rêve géorgien a repris le message sur la fourberie de l’Occident qui utiliserait l’Ukraine comme un bâton pour taper sur la Russie. Kim Lane Scheppele a brillamment montré comment ce message avait aidé Orbán à battre l’opposition unie lors des dernières élections et à cimenter son pouvoir au point qu’il ne semble désormais plus possible de le renverser par des moyens constitutionnels. Maintenant, M. Ivanichvili vise à maintenir en place le gouvernement impopulaire de Garibachvili en utilisant une tactique semblable.
La Géorgie n’est pas le premier pays à se servir du blat hongrois. Le dirigeant autoritaire serbe Aleksandar Vučić a eu recours à de nombreuses combines à la Orban. Il s’est lui aussi montré empressé auprès du commissaire Varhelyi pour avancer sur le chemin de l’Europe, tout en muselant les médias, en persécutant l’opposition et en restant aussi ambigu que possible face au régime poutinien. En Bosnie-Herzégovine, des hommes politiques douteux ont essayé de faire pareil.
Et l’Union européenne ? Bien sûr, les mobiles de M. Orbán ne sont pas altruistes. Il y a déjà un certain temps qu’il est l’enfant terrible de l’Europe et qu’il est en désaccord avec Bruxelles sur trop de points. Le front qu’il avait édifié avec la Pologne pour se protéger contre le durcissement des sanctions de l’UE s’est considérablement affaibli du fait de l’aggravation des divergences entre Budapest et Varsovie s’agissant de la Russie. Mais l’aide apportée à Bruxelles pour obtenir du pétrole et du gaz azerbaïdjanais peut en partie compenser cette perte, et les efforts pour faire des régimes de Bosnie-Herzégovine, de Serbie et de Géorgie des candidats potentiellement reconnaissants peuvent rapporter des dividendes en cours de route.
C’est là une voie dangereuse pour la cohésion interne de l’Union européenne en tant qu’alliance d’États fondée sur des valeurs. Si la capacité de l’Ukraine à résister à l’agression russe a prouvé une chose, c’est que la cohésion en matière de valeurs n’est pas seulement admirable sur le plan de l’éthique mais aussi qu’elle sous-tend sur le plan pratique la résilience de l’État face à des ennemis non démocratiques. La résistance ukrainienne — et l’imprudence brutale de Poutine — ont ouvert les yeux des capitales occidentales sur l’opportunité qui se présentait d’admettre de nouveaux membres. Mais admettre des gouvernements qui bravent cyniquement les propres règles de l’UE ne pourrait que renforcer un modèle de « convergence négative », qui verrait des démocraties européennes de plus en plus solides en venir à ressembler à des entités politiques dysfonctionnelles d’Europe centrale et orientale.
Il semble que l’Europe soit maintenant consciente de ce défi. En novembre 2022, la Commission européenne a proposé de bloquer 7,5 milliards de contributions du Fonds de cohésion destinés à la Hongrie, et la Commission des affaires étrangères du Parlement européen a recommandé de faire une enquête sur le commissaire Varhelyi pour « efforts délibérés en vue de circonvenir et amoindrir le caractère central des réformes en matière de primauté du droit dans les pays candidats à l’accession à l’UE ».
Est-ce l’annonce de la fin du blat oligarchique et autoritariste en Europe ? Rien n’est encore joué.
Traduit de l’anglais par Bernard Marchadier.
Jaba Devdariani est cofondateur (en 2001) et rédacteur en chef de Civil.ge, le magazine d'information et d'analyse de la Géorgie. Il a travaillé comme fonctionnaire international en Bosnie-Herzégovine et en Serbie de 2003 à 2011 et consulte les gouvernements et les institutions internationales sur la gestion des risques et la résolution des conflits. Il est diplômé de la Fletcher School of Law and Diplomacy.