Pendant les premiers temps de la guerre, la Russie a survécu dans sa réalité alternative. La télévision énumérait les succès de l’armée russe, savourait d’avance l’élimination des « nazis » ukrainiens et la défaite à venir de l’Europe. Mais à partir des contre-offensives ukrainiennes d’août, ce tableau a commencé à se décomposer, et les blogueurs militaires russes et autres radicaux du « parti de la guerre » se sont mis à critiquer la conduite de l’opération et à s’en prendre à Poutine lui-même. Il faut prêter attention au discours de ces « turbo-patriotes », dont le poids semble s’accroître.
En quoi a longtemps consisté le « système Poutine » ? Une coterie d’individus proches du Kremlin était autorisée à s’enrichir grâce à la proximité avec le pouvoir, et à placer ses actifs à l’étranger où les droits de propriété sont garantis. En échange, le président puisait à volonté dans le trésor de guerre de ses proches, et leur demandait divers services. L’innovation par rapport au système eltsinien consistait en ceci que le pillage de la Russie se faisait désormais sous des slogans patriotiques, au nom de la puissance russe restaurée, de l’empire, etc. Soumis à un constant lavage de cerveau grâce à une télévision virulente totalement contrôlée par le pouvoir, le peuple russe acceptait de se serrer la ceinture parce qu’on l’avait persuadé que les hommes du Kremlin, tout en se remplissant les poches, travaillaient jour et nuit à rétablir la grandeur de la Russie. La plupart des oligarques cultivaient ostensiblement un hobby patriotique ou/et orthodoxe. Ils encourageaient leur chef dans son ambition de passer dans l’histoire pour le « rassembleur des terres russes ».
Mais l’équilibre de ce système idyllique a commencé à se défaire à partir de 2011, quand une partie importante des élites russes ont discrètement soutenu un deuxième mandat Medvedev contre un retour au pouvoir de Poutine. Pour ce dernier, ce fut un choc. Dès 2012, il lance sa campagne de « nationalisation des élites ». L’idée est de priver les élites russes de toute autonomie en les coupant de l’étranger. Comme les premières mesures adoptées ne donnent aucun résultat, Poutine va radicaliser sa politique étrangère en 2014, déclencher des sanctions en annexant la Crimée et en entreprenant d’amputer l’Ukraine de ses provinces orientales. La mouvance des ultranationalistes se cristallise alors et se reconnaît pleinement en Poutine. Elle rêve depuis longtemps d’éliminer l’aile « libérale » du régime et elle compte sur la guerre avec l’Ukraine pour y parvenir. Mais c’est vite la désillusion.
Laissons la parole à Igor Guirkine, officier du FSB, ancien « ministre de la défense » de la « république populaire du Donetsk », en 2014 la cheville ouvrière de l’annexion de la Crimée et l’artisan du projet de « Novorossia » : « Quand j’ai appris qu’on ne ferait pas de la Crimée une nouvelle Transnistrie mais qu’on l’annexerait, …je me suis dit qu’une révolution d’en haut allait suivre, qu’on purgerait de l’élite les éléments pro-occidentaux, qu’on créerait une autarcie politico-économique et qu’on reviendrait à une souveraineté réelle. Or cela n’est pas venu à l’esprit de Poutine ni à celui de son entourage. Ils se sont fourrés dans un marécage sans réfléchir au moyen d’en sortir. Et au lieu d’avancer, du moment qu’ils avaient fait les premiers pas, ils se sont arrêtés et ont commencé à couler. Ils ont eu la trouille de reculer et avaient trop la pétoche pour avancer. Et maintenant ils sont tellement englués qu’ils sont incapables d’avancer ou de reculer. Ils ne peuvent que se noyer, en faisant couler le pays à pic avec eux… Entrer en collision avec l’Occident collectif de manière aussi brutale et aussi irréversible sans avoir de plan de modernisation du pays, c’était faire preuve d’une sottise abyssale. Je croyais que Poutine et son entourage étaient plus intelligents. Je me suis trompé. »
Le 24 février 2022 Poutine se décide à renouer avec sa politique de conquête de l’Ukraine. Le conflit total avec l’Occident met en lumière la grande hypocrisie qui était au cœur de son système: les élites qui le servaient s’associaient à la mission de destruction de l’ordre occidental assumée par leur chef tout en profitant des multiples avantages de la civilisation occidentale. Poutine les mit le dos au mur. L’étonnant est qu’elles réagirent fort peu. La grande faiblesse des libéraux en Russie tient à ce qu’ils sont englués dans leur ambivalence : ils partagent les ambitions impériales de la Russie, son rêve de puissance, les illusions diffusées par la propagande, mais sont obscurément conscients que livrée à elle-même la Russie ne pourra que régresser et perdre les positions qu’elle avait gagnées dans les beaux jours des années 2000-2010.
Pendant les premiers temps de la guerre, la Russie a survécu dans sa réalité alternative. La télévision énumérait les succès de l’armée russe, savourait d’avance l’élimination physique des « nazis » ukrainiens et la défaite à venir de l’Europe grelottante réduite à mendier le gaz et le pétrole russe. Mais à partir des contre-offensives ukrainiennes d’août les couleurs de ce tableau riant commencent à se diluer et à couler. Les blogueurs militaires se mirent alors à critiquer impitoyablement les commandants russes pour leur médiocrité et leur retraite près de Kharkiv et de Kherson et à s’en prendre à Poutine lui-même pour son indécision et sa mollesse.
Après la mobilisation déclarée le 21 septembre, la guerre est devenue une réalité en Russie. Le « parti de la guerre » qui la réclamait de longue date l’a accueillie avec enthousiasme mais a vite déchanté face au chaos qui s’est installé dans le pays. Il est intéressant de voir comment la mobilisation est en train de percoler dans les consciences. Les libéraux non systémiques (c’est-à-dire non intégrés dans l’appareil de l’État russe) ont quitté le pays ou sont en détention. Les « libéraux systémiques » (c’est-à-dire la masse des fonctionnaires et des oligarques qui préféreraient revenir au statu quo ante) gardent un « silence assourdissant ».
Nous allons donc nous intéresser à ceux qui en Russie bénéficient d’une certaine liberté d’expression, les blogueurs nationalistes représentant « le parti de la guerre » dont le pouvoir tolérait, voire encourageait la surenchère. Igor Guirkine est l’une des figures de proue de ce mouvement protofasciste. Le « parti de la guerre » n’est pas organisé mais jouit d’un auditoire très large. Le corps des officiers qui se battent en Ukraine se reconnaît en eux. Il partage avec eux l’hostilité à l’égard des responsables militaires de l’arrière. On dit que Iouri Kovaltchouk, qui a beaucoup d’influence sur Poutine, se trouve derrière cette mouvance1. Dans les podcasts de ces « turbo-patriotes » [c’est ainsi qu’on appelle les ultra-patriotes en Russie] on peut mesurer le traumatisme que représente la dissipation du rêve doré de la puissance russe restaurée, longtemps promu par les propagandistes du Kremlin, en face de la réalité sordide de l’armée russe qui se révèle aux yeux du monde entier en Ukraine. On peut également se rendre compte de la rapidité avec laquelle les esprits de ces nationalistes surchauffés pendant des années évoluent, comment ils en arrivent à ne plus mettre en cause seulement le bouc émissaire de rigueur, le ministre de la Défense Choïgou, mais à s’attaquer à Poutine lui-même en termes de plus en plus virulents.
Commençons par un cas à part. Il s’agit du général Leonid Ivachov, une personnalité prestigieuse de l’état-major soviétique, un des théoriciens militaires de la géopolitique, qui a une solide réputation de faucon. Or, fin janvier 2022, Ivachov déconseillait la guerre contre l’Ukraine dans une lettre ouverte retentissante adressée à Poutine au nom de l’Assemblée panrusse des officiers qu’il préside. Lors d’un entretien diffusé le 6 octobre, il confirme avoir voulu éviter cette guerre, en énumérant ses raisons. Tout d’abord il considère que l’ultimatum à l’OTAN [du 17 décembre 2021] était « inadmissible ». En outre, l’indépendance de l’Ukraine a été reconnue par la Russie et on ne peut pas reprendre ce qu’on a donné. La thèse officielle selon laquelle l’Otan était prête à s’installer en Ukraine et attaquer la Russie relève du « délire propagandiste ». « Il faut considérer que les propagandistes [qui prétendaient conquérir l’Ukraine en trois jours] sont les responsables [de la guerre] », martèle-t-il. Ce sont eux qui prétendaient que l’OTAN n’était pas capable de se battre. Or « jamais, même au temps de la guerre froide, il n’y a eu une telle militarisation de l’OTAN… C’est nous qui avons déclenché ce processus de militarisation mondiale. Au nom de quoi ? Je ne saurais le dire. » Le général est sévère pour le chantage nucléaire affectionné des propagandistes. « Nous avons des Sarmates, mais voleront-ils ou non ?… L’arme nucléaire tactique ne nous sauvera pas. Et il y aura des représailles. Nous serons considérés comme un pays terroriste. Et ce sera la fin pour nous ».
Puis Ivachov en vient aux causes du fiasco russe en Ukraine. D’abord la médiocrité omniprésente : « Il n’y a pas d’intellect dans ce régime ». Il dénonce la « salade russe » des diverses armées déployées sur le territoire ukrainien, à côté de l’armée régulière, mais sans lien avec elle, wagnerovtsy, kadyrovtsy, milices séparatistes, garde nationale, unités de volontaires formées par des corporations privées, ce qui exaspère les officiers de l’armée régulière réclamant une armée intégrée organisée en bataillons, régiments et divisions. « On dit que Dvornikov a refusé de commander un tel ramassis », rapporte Ivachov. En outre, ni les buts de guerre ni les frontières à conquérir n’ont été définis. Pire encore, Choïgou est commandant en chef en même temps que ministre. En Ukraine, le ministre de la Défense ne se mêle pas des opérations qui relèvent du général Zaloujny, lequel est indépendant dans ses décisions. Et Ivachov reprend les thèses déjà développées en janvier. « Poutine doit partir et il faut négocier avec les Ukrainiens où il y a des gens de bon sens ». « La Russie cessera d’exister » si elle continue la guerre. « Nous serons coupés du monde et nous basculerons dans l’abîme ».
On retrouve le même franc-parler chez Vladimir Kvatchkov, ancien colonel du GRU, qui se qualifie lui-même de « chrétien nationaliste russe » souhaitant l’avènement d’un « État orthodoxe russe », et qui est depuis longtemps une figure en vue dans les milieux ultrapatriotiques russes. Ce personnage accusé d’« extrémisme » par le pouvoir a été élu président de l’Assemblée panrusse des officiers à la place de Leonid Ivachov le 19 mai 2022. Le 19 septembre Kvatchkov prononce au nom de l’Assemblée regroupant des forces nationales patriotes de Russie un violent réquisitoire contre le régime de Poutine, construit autour du leitmotiv « Poutine ment » (ce thème du mensonge gagne en ampleur au fur et à mesure que l’armée russe accumule des revers en Ukraine). Poutine ment quand il se prétend chrétien orthodoxe : sa seule religion est l’argent. « L’Église, les forces armées, la police sont corrompues de part en part ». Poutine ment quand il se prétend attaché aux valeurs traditionnelles de la famille. Poutine ment sur les statistiques de la composition nationale de la Russie en cachant que le peuple russe est en voie d’extinction. Poutine ment quand il prétend défendre l’intégrité territoriale de la Russie. Il a rendu en 2005 à la Chine les territoires de l’Amour et de l’Oussouri pour lesquels la Chine et l’URSS en étaient venues aux mains. Il livre l’Extrême Orient russe à la Chine. Poutine ment quand il prétend être le garant de la souveraineté de la Russie. Il a fait passer sous le contrôle de l’étranger une grande partie des richesses du peuple russe. Poutine ment quand il prétend avoir assuré le développement économique russe. La petite entreprise est étouffée par la pression fiscale. Poutine a détruit la science russe, l’instruction et la santé publiques. La justice est à la botte du pouvoir. Poutine a créé un État policier. Enfin, Poutine ment quand il prétend avoir assuré la sécurité du peuple russe en créant une armée moderne. Bref, le régime de Poutine mène à « une catastrophe nationale ». « La mise à l’écart de Poutine sera le début de la libération de l’oppression spirituelle, politique, économique et financière de la Russie ».
Kvatchkov n’a pas de mots trop durs pour stigmatiser les propagandistes du Kremlin, leurs « mensonges cyniques et infâmes » pour déguiser les revers militaires. « Le régime actuel ne rougit de rien. Il ment non stop, sans vergogne, de façon effrontée et monstrueuse et il le fait impunément. Et notre commandant en chef, notre président Vladimir Vladimirovitch, règne sur cet Himalaya de mensonges ». « Il faut être un sombre crétin pour faire des déclarations comme celles de notre maréchal en carton-pâte [Choïgou est couramment affublé de ce sobriquet chez les turbo-patriotes] qui prétend avancer lentement pour ménager des vies humaines. Je n’en croyais pas mes oreilles : être débile à ce point là il faut le faire. » « La menace de l’emploi de l’arme nucléaire est du blabla… » (12 octobre ). La faute des fiascos de l’armée russe en Ukraine retombe sur le président, qui a refusé d’assumer son rôle de commandant en chef et « nous a forcés à avoir honte de l’armée russe. » À partir de la mi-octobre, Kvatchkov ne se retient plus : « Le système politique actuel n’est pas viable et c’est ce qu’a montré la guerre en Ukraine… » À la différence d’Ivachov, Kvatchkov reste fidèle à l’explication conspirationniste qui est de rigueur chez les « turbo-patriotes » : les déboires sont imputables « au régime d’occupation libéral ».
Un thème apparaît souvent chez nos blogueurs militaires : celui d’une armée Potemkine n’existant que pour la frime à la télévision et dans les dessins animés présentés par Poutine au moment de sa campagne électorale en mars 2018 pour illustrer « les armes sans analogues en Occident » dont disposerait la Russie : « On trompe le peuple russe. Où sont nos chars Armata, nos superarmements? Mensonges que tout cela ». « À part des dessins animés, Poutine n’a rien », renchérit Igor Guirkine.
Pour ce dernier, les principales caractéristiques du régime poutinien sont l’irresponsabilité, la servilité et l’incompétence. Car celui-ci ne s’est jamais préoccupé des conséquences de ses décisions lorsqu’il a construit une « verticale de la corruption ». L’essentiel était de pouvoir se remplir les poches. Mais maintenant les choses ont changé. Les ressources diminuent. « Les sanctions sont là pour durer. L’hostilité des Occidentaux aussi. Ceux que Vladimir Vladimirovitch [Poutine] menait en laisse tout récemment refusent aujourd’hui de lui serrer la main. Du coup ils [nos dirigeants] prennent peur. […] Maintenant ils s’agitent et paniquent. Mais le gouffre ne fait que se creuser, on a beau y verser des fortunes. […] On constate que les dessins animés qu’on nous avait montrés étaient des dessins animés et rien d’autre, qu’il n’y avait rien derrière. […] Il faut des boucs émissaires. On s’en est d’abord pris au menu fretin. Il s’avère que les choses ne vont pas mieux. On demande maintenant des têtes plus haut placées… Ces répressions sont pleinement justifiées par le sabotage de secteurs autrefois puissants. Les répressions staliniennes commençaient par la tête et la vague déferlait ensuite vers le bas. Dans notre cas il n’en va pas ainsi. Les intouchables restent à leur poste avec leur famille. On se fiche pas mal du peuple, surtout que les élections ont eu lieu. Tout se délite. On investit des fonds et l’argent disparaît comme à travers une passoire… En vingt ans ils ont réussi à truffer l’appareil d’État de fonctionnaires à leur image, totalement irresponsables mais lèche-culs chevronnés, le doigt sur la couture du pantalon, se vantant de pouvoir exécuter tous les ordres, et passés maîtres dans l’art d’expliquer pourquoi rien n’a été accompli ou d’affirmer que tout a été réalisé alors que rien n’est fait. […] Nous en arriverons vite à la situation du Venezuela. Parce que nous avons été assez stupides pour foncer dans des guerres en Syrie, en Libye et au Donbass. Et nous voulons nous fourrer au Venezuela ! Cela montre le degré de gâtisme de notre Vladimir Vladimirovitch. Quand il a enfourché cette idée, personne n’a élevé d’objections. Dans tout système européen civilisé — et nous avons beau être à la périphérie, nous avons beau avoir nos particularités, dans ce paradigme européen, l’homme est responsable de ses actions et les corrige lui-même. Je n’ai jamais entendu depuis 15 ans au moins que chez nous un ministre ou un gouverneur, ou un responsable de moins haut niveau, ait démissionné parce qu’il était en désaccord avec les actions du pouvoir. Et cela alors que les fiascos les plus lamentables ne cessent de s’accumuler en nombre colossal, que le système est effroyablement inefficace, aucun n’a donné sa démission, aucun n’a eu le courage de dire : « Monsieur le président j’ai échoué » ou bien : « Monsieur le président vous commettez une erreur monumentale ». Au lieu de cela nous n’avons que des lèche-bottes qui crient Hourra à chaque initiative débile du pouvoir, des plumitifs qui s’empressent de justifier en termes savants les idioties venues d’en haut ».
Guirkine a le sentiment que le régime est en train de se disloquer : « Les proches de Poutine ont cessé d’avoir peur de lui et ne font même plus semblant d’exécuter ses ordres… Le président ne dirige plus l’appareil des fonctionnaires. Ceux-ci n’exécutent que les ordres qui leur rapportent ou que l’on peut exécuter sans se fatiguer… » (12 octobre) Il n’est pas moins critique de la politique étrangère de Poutine, faite selon lui de démissions successives devant les Occidentaux : « En politique extérieure nos dirigeants reculent et cèdent [devant les Occidentaux] et désinforment la population. Notre peuple est séparé de l’information par un rideau de fer ». En Syrie la politique russe a été celle d’une girouette. Bref, « nous accumulons les revers ». Les Occidentaux ont cessé de craindre les réactions russes. « Nous ne pouvons bluffer qu’à usage interne ». « L’Occident a cessé d’avoir peur, il ne s’attend plus à des décisions impromptues de Poutine… »
Guirkine est hanté par la chute de Nicolas II. Une situation révolutionnaire classique se prépare. On a une guerre impérialiste de moins en moins populaire, l’effondrement du front, le vol et la trahison à l’arrière, la perte de contrôle, un leadership inadéquat et déconnecté de la réalité. Pour Guirkine, le scénario de février 1917 peut se reproduire : Nicolas II a été trahi par ses proches, Poutine le sera aussi. « Aujourd’hui son entourage proche a intérêt à s’en débarrasser. Poutine l’empêche de profiter de la vie […] Il est plus que possible que quelqu’un de son entourage renverse Poutine pour sauver le poutinisme ». Il y a peu de chances que les Occidentaux utilisent l’arme nucléaire contre la Russie. Il leur suffit de mettre en œuvre leur cinquième colonne. « Le pire est que les Américains ont ouvert le feu sur nos élites ». « Si le président n’est pas prêt à comprendre, ne veut pas comprendre qu’on lui prépare le sort de Milosevic dans le meilleur des cas, ou celui de Paul 1er, nous n’arriverons pas à nous faire entendre de lui. Il ne nous restera qu’à attendre que les masques tombent ». Guirkine est constamment ambivalent face à Poutine. Il reste attaché à l’union sacrée contre vents et marées : « Je ne critique pas le président tant que dure la guerre ». Il s’accroche au mythe des mauvais boyards dont il faudrait protéger le souverain : « Le renversement du chef de l’État en pleine guerre est toujours une catastrophe. C’est pourquoi, que notre président nous plaise ou non, nous ne nous prononcerons pas seulement contre sa destitution, mais nous nous y opposerons dans la mesure de nos moyens. Mais si notre commandant en chef ne fait rien contre ses remarquables copains de vingt ans, ses lèche-culs bien-aimés, nous ne pourrons rien pour lui ». Ainsi, pendant longtemps, Guirkine déconseillait de mettre en cause Poutine : « Le remède peut s’avérer pire que le mal ». Les feux de la critique devaient se concentrer sur Choïgou, qui, selon Guirkine, « a même fait regretter Serdioukov [précédent ministre de la Défense] ». Mais, à partir du 16 octobre, le ton se durcit : « Tout le monde en a marre de ce menteur sénile. Pendant 20 ans il nous a menti et n’a rien fait d’autre. » Toutefois Guirkine hésite toujours à faire le saut : « La mise à l’écart de Poutine entraînera l’éboulement du système. Poutine est le clou auquel tout est accroché. Si on l’arrache tout tombera en morceaux. Une partie de l’entourage de Poutine est prête à le faire pour des raisons égoïstes, pour sauver ses actifs à l’étranger et continuer à vivre comme avant. C’est là-dessus que misent nos chers partenaires occidentaux ».
Le 17 octobre Guirkine s’adresse à des jeunes militants de la mouvance patriotique : « Quand la majorité poutinienne sera dans l’eau jusqu’au nez, nous arriverons peut-être à nous faire entendre. » Il faut s’appuyer sur ceux qui sont intéressés au maintien de l’État russe unifié : les fonctionnaires de l’appareil d’État, le business productif. Pas le business qui n’est intéressé que par la vente des hydrocarbures à l’étranger (Moscou n’est qu’ « un robinet sur un oléoduc ») et par la vie à l’étranger. « Je ne suis pas un stalinien, je ne suis pas un idiot. Je comprends fort bien que l’initiative privée fonctionne beaucoup mieux que l’administration de fonctionnaires… Nous ne devons pas être hystériques et fols-en-Christ si nous voulons être pris au sérieux ». Guirkine termine son allocution sur un sombre avertissement : si les patriotes russes n’y prennent garde, la Russie se retrouvera dans les frontières de l’époque d’Ivan le Terrible ou pire encore.
Le 18 octobre, Guirkine se défend de vouloir organiser « un maïdan patriotique » accusant le pouvoir d’avoir « peur de son ombre ». Monarchiste, Guirkine en vient à défendre des thèses qui sentent le fagot : « Tout État a besoin d’une opposition sérieuse et indépendante. Autrement il commence à pourrir. Il se vautre dans l’autosatisfaction… Il se crée un raz-de-marée de propagande qui ne rencontre aucun obstacle ; celui-ci revient vers ses initiateurs qui s’imaginent… que leur politique est la seule correcte ». Le pouvoir est « déconnecté de la réalité ». Il prétend avoir le monopole du patriotisme. « On constate une dissonance cognitive chez les gens : étant donné que le président et son équipe s’affichent en patriotes, comment peut-on s’opposer à lui qui prononce des paroles si justes, qui déclare qu’il faut frapper le premier, alors que de l’autre côté il faut reconnaître que c’est nous qui sommes rossés, au moment même où nous prétendons être victorieux… On voudrait croire le président mais on ne le peut plus. »
Le thème de la trahison est omniprésent dans les blogs des siloviki. L’Occident disposerait d’un immense réseau d’agents en Russie, mis en place sous Eltsine, qui continuerait à renseigner les Occidentaux, selon l’oligarque orthodoxe Malofeïev. Poutine et ses proches sont sans cesse accusés de vouloir négocier avec Kyïv et se réconcilier avec les Occidentaux. Guirkine : « Si Vladimir Vladimirovitch espère encore dans ses rêves roses trouver un accord avec notre cher partenaire ukrainien… on se demande pourquoi nous nous sommes battus » (11 octobre). Et de marteler : « Il nous faut nous préparer à une guerre totale et une victoire totale. Il ne peut y avoir d’armistice. Ou l’Ukraine disparaît, ou la Russie est démantelée. »
De tout ceci on peut conclure que les « turbo-patriotes » hésitent encore sur la politique à suivre. Trois possibilités sont envisagées1. Soit la mise en place d’une junte fascisante propulsant au pouvoir les « vrais » patriotes. Soit, comme le préconise dans un article récent l’ancien premier ministre d’Eltsine, Sergueï Stepachine, on maintient Poutine au pouvoir pour éviter que les antagonismes ne fassent éclater les élites. Soit enfin on se débarrasse de Poutine pour sauver le régime. Bref, la question de Poutine divise les patriotes que le précédent du sort de Milosevic rend prudents : ils sont tétanisés à l’idée que leurs désaccords n’entraînent la venue au pouvoir de libéraux pro-occidentaux, comme ce fut le cas en Yougoslavie après le chute du dictateur. Ils redoutent en outre l’éclatement de la fédération de Russie en cas de crise au sommet.
Le Kremlin a longtemps toléré les surenchères de la blogosphère ultrapatriotique. Mais, à partir du 12 octobre, au moment où Poutine fait sien leur programme (mobilisation et bombardement des infrastructures vitales de l’Ukraine), il décide d’envoyer un avertissement aux blogueurs militaires en neutralisant les plus populaires parmi les « turbo-patriotes ». À la demande du général Guerassimov, le bureau du procureur général a ouvert une enquête sur les « tentatives de discréditer l’armée » impliquant les chantres du militarisme russe, comme Igor Guirkine, Iouri Podoliaka, WarGonzo (Semion Pegov), Vladlen Tatarsky, Sergueï Mardan, Igor Dmitriev, la chaîne télégramme Rybar, Gray-Zone et Kristina Potouptchik.
Détail significatif, en même temps Poutine promeut au grade de général Kadyrov qui tient des propos tout aussi incendiaires contre les militaires et l’armée régulière. Pour se mettre à l’abri d’une révolution de palais ou d’un putsch, la tactique de Poutine est de fragmenter les siloviki au maximum. Il y a 6 forces armées qui dépendent directement de lui : les kadyrovtsy, les spetznaz du MVD et du FSB, la garde nationale, le FSO (sa garde personnelle), les wagnerovtsy. Le président russe a même son propre service de renseignement au FSO. Il favorise particulièrement les kadyrovtsy qui se vantent de rétablir l’ordre dans les régions russes, et de se substituer aux gouverneurs si ceux-ci ne sont pas à la hauteur de leur tâche. Il s’appuie également sur les forces de la compagnie Wagner, dirigée par Prigojine, son « cuisinier ». Comme l’a déclaré Vladimir Liounter, un officier de la Garde nationale, dans un entretien : « Le président ne contrôle plus la situation, il s’appuie sur des marginaux ». « Les bandits deviennent des fonctionnaires » et il se forme une « junte criminelle ». Kadyrov et Prigojine sont en effet alliés ; par ailleurs des intérêts financiers lient ce dernier à Sourovikine, le nouveau commandant en chef des forces russes en Ukraine. Ces personnages ont un casier judiciaire et force crimes à leur actif, si bien qu’ils ne sont pas présidentiables et Poutine n’a rien à craindre de leurs ambitions : ils dépendent entièrement de lui et sans lui ils ne sont rien.
Ainsi on constate que Poutine vieillissant revient à ses penchants de jeunesse : l’élément criminel l’emporte de plus en plus sur la composante tchékiste de sa personnalité. La guerre contre l’Ukraine lui permet de mener un travail de sape contre ce que l’État russe compte encore de forces régulières: un peu comme Hitler en est venu à la fin de la guerre à s’appuyer de plus en plus sur la Waffen SS pour marginaliser la Wehrmacht dont il se méfie. En même temps, cette évolution signifie aussi chez Poutine le choix délibéré de la terreur : « En versant son sang sur le front, elle [la SS] gagnera le droit moral d’abattre les lâches et les saboteurs de l’intérieur », déclarait Heinrich Himmler le 8 novembre 19382 ; et devant des officiers SS, à Kharkiv, le 24 avril 1943 : « Pendant les combats pour la prise de Kharkiv, notre réputation nous précédait : nous avions en effet la réputation d’éveiller la peur et de semer la terreur : c’est une arme extraordinaire, et il ne faut pas la laisser s’affaiblir, il faut au contraire toujours la renforcer. »3
Ce survol de la blogosphère patriote n’incite guère à l’optimisme. En effet, dans la plupart des cas, la remise en cause du régime de Poutine est liée aux revers sur le champ de bataille. Certes, le bilan dressé sur les années Poutine est souvent accablant. Mais nul ne semble prendre conscience que c’est justement l’accoutumance à la drogue du nationalisme le plus agressif qui a poussé la Russie dans l’abîme où elle est tombée. Au contraire, l’idée exprimée par maints propagandistes et blogueurs selon laquelle la Russie doit écraser l’Ukraine si elle veut survivre suscite un consensus qui dépasse malheureusement le cercle des turbo-patriotes. Certes, la réalité alternative s’est effacée, mais elle est remplacée par les images enivrantes des villes ukrainiennes en flammes qui permettent aux propagandistes de renouer avec l’extase patriotique des premiers jours, cette fois sans maquiller la réalité.
Le nœud maléfique entre les Russes et leur président restera intact tant que les Russes seront persuadés que pour conjurer le processus d’autodestruction dans lequel Poutine a engagé leur pays, la Russie doit semer la ruine et la désolation autour d’elle, anéantir non seulement l’Ukraine, mais toute l’Europe qu’elle espère plonger dans le froid et les ténèbres.
Études de lettres classiques, a séjourné 4 ans en URSS en 1973-8, agrégée de russe, a enseigné l'histoire de l'URSS et les relations internationales à Paris Sorbonne.
Notes
- Interview de Youri Fiodorov 15 octobre 2022
- Georges H. Stein, Histoire de la Waffen S.S., Paris, Le Livre de Poche (Stock), 1977 , p. 540
- Heinrich Himmler Discours secrets, Paris, Gallimard, 1978.