L’essayiste Sergueï Medvedev est frappé par la passivité des Russes, alors qu’il existe de nombreux procédés pour éviter la mobilisation.
Je regarde les gars. J’essaie de deviner quel sera leur sort dans un mois : lequel servira directement d’engrais au riche terreau d’Ukraine, lequel mourra brûlé vif dans un véhicule blindé, lequel ira pourrir sans jambes à l’hôpital militaire de Rostov-sur-le-Don, lequel tirera sans réfléchir sur des Ukrainiens, et lequel, peut-être, entrera dans des villages récemment pris par l’armée, violera et cambriolera, puis reviendra à Briansk avec un iPhone volé. Il ne faut pas se faire d’illusions. Quelques milliers manifestent, quelques dizaines de milliers tentent de partir, d’y couper, d’être réformés, mais ils seront des centaines de milliers à se rendre aux bureaux de recrutement, et ils sont des millions à regarder tout ceci avec indifférence. Toutes ces foules dans les wagons de train, les autobus, les salles de sport, ces gens qui arrivent dociles, ces femmes et ces enfants qui les accompagnent, ces vieux schnocks bouffis de vanité que sont les chefs des bureaux de recrutement investis tout à coup d’un pouvoir inattendu. Les gens sont prêts non seulement à aller se faire tuer (je pense que l’ampleur de la m*** qui nous semble évidente ici sur FB ne leur est pas très claire, à eux), mais surtout à aller tuer. Pour eux, c’est normal, c’est un boulot, c’est une nécessité d’État — ce qui en Russie ne saurait être mis en doute.
Pourtant, les risques d’un refus sont minimes, quel que soit le discours que clame la propagande à ce sujet.
L’amende pour ne pas s’être présenté au bureau de recrutement (art. 21 du code des infractions administratives) est de 500 à 3 000 roubles. Il n’y a pas de sanction pénale pour ne pas s’être présenté après avoir reçu la lettre de convocation. Si un ordre de mobilisation a été remis directement, mais que le citoyen concerné ne va pas s’engager, il n’y a pas non plus de sanction pénale ni administrative. Un citoyen n’est mobilisé qu’après s’être rendu dans un bureau de recrutement, après avoir passé la visite médicale et après que soit émis l’ordre du chef du bureau ; ce n’est qu’à ce moment-là que peut être engagée sa responsabilité selon le tout nouvel article 337 du code pénal. Il est donc simple comme bonjour de décliner la convocation et de ne pas se présenter. Le problème, c’est que ces gars n’en sauront rien. Dans un média considéré comme libéral (!), j’ai lu l’entrefilet d’un journaliste de la rédaction qui déclare qu’il est exempté, mais que ses frères cadets sont appelés, et qu’il ira donc au bureau de recrutement en tant que volontaire parce qu’il a honte vis-à-vis de sa famille. C’est surprenant, cette histoire : on peut avoir honte devant sa famille, et ne pas avoir honte de tuer. La guerre, c’est normal ; la mobilisation, c’est normal ; le meurtre aussi est normal ; la mort, c’est normal…
Chère Russie, tu continues à me surprendre. Depuis que je suis parti, depuis sept mois, tu m’étonnes tous les jours, alors que je savais tout ça et que je m’attendais à pas mal de choses. Disons plutôt que la guerre a distillé et accentué tout ce que je savais de la Russie, l’a présenté sous forme concentrée ; une sorte de corps pur du mal.
Il est affligeant de regarder les mobilisés. Ces gens auraient peut-être bien voulu se dissocier de l’État, mais ils ne le peuvent pas, même quand l’État tue ; et ils y vont, docilement, encore et encore. C’est l’abattoir.
Traduit du russe par Nastasia Dahuron
Le texte original a été publié sur la page Facebook de l’auteur le 23 septembre 2022.
Sergueï Medvedev est un universitaire, spécialiste de la période postsoviétique, dont le travail s’enrichit des apports de la sociologie, de la géographie et de l’anthropologie de la culture. Il a remporté le prestigieux Pushkin Book Prize 2020 pour son livre The Return of the Russian Leviathan, qui a été largement salué aux États-Unis et en Grande-Bretagne, ainsi qu’en France (sous le titre Les Quatre Guerres de Poutine, Buchet-Chastel, 2020).