Depuis 2018, SlovoNovo est un forum annuel, organisé au Monténégro, qui rassemble des écrivains, artistes, musiciens, journalistes et entrepreneurs russophones du monde entier. Son directeur artistique est Marat Guelman, collectionneur d’art contemporain russe, galeriste, organisateur d’événements culturels, lui-même établi au Monténégro. Dans la lettre ouverte qu’elle lui adresse, l’artiste et essayiste russe Katia Margolis explique sa décision de ne pas participer au forum tant que le sang coulera en Ukraine.
Cher Marat,
Chers participants, organisateurs et sponsors du Forum de la culture russe SlovoNovo-2022,
Ce message n’est pas une simple formalité. Vous m’êtes vraiment cher, comme tout ce que vous faites en ces temps terribles, et j’aimerais que tous les participants puissent s’étreindre les uns les autres. Malheureusement, je ne vois pas comment je pourrais venir vous retrouver au Monténégro alors que la Russie mène en Ukraine cette guerre monstrueuse. Je ne peux pas m’imaginer sortir le matin de ma confortable chambre d’hôtel pour aller prendre mon petit-déjeuner au bord de la mer avant de débattre des questions pressantes que pose la culture russe et, le soir, d’écouter sur une plage luxueuse de la grande musique ou des interventions contre la guerre. Je serais mal à l’aise si j’inaugurais, un verre à la main, mon exposition, « Tseglina : Sorokiviny », qui traite du mutisme, de la perte, de l’horreur et de la désolation de la guerre. Je pense qu’il serait bien plus judicieux d’inaugurer cette exposition sans moi, en observant une minute de silence. Ou de ne pas l’inaugurer du tout.
Bien sûr, je suis désolée de ne pas retrouver des gens qui me sont chers. Je n’entendrai pas les nouveaux vers admirables et pénétrants de Vera Pavlova, et nos conversations au bruit du ressac devront être reportées à l’après-guerre.
J’aurais aimé voir et entendre Ludmila Oulitskaïa, une amie de notre famille, dont la voix humaine et mesurée ne manquera pas d’apporter à toute discussion une dimension nouvelle.
J’étais impatiente d’écouter (et j’espère pouvoir les entendre, ne serait-ce qu’enregistrées) les réflexions toujours subtiles, pénétrantes, inattendues et paradoxales d’Alexandre Morozov.
Je n’entendrai pas les textes inédits et passionnants d’Alexandre Delfinov, pleins d’énergie et de dynamisme. Ni les vers doux et profonds de Katia Kapovich. Je ne m’entretiendrai pas avec Vitali Manski, pas plus que je ne verrai ses superbes nouveaux documentaires. Je n’entendrai pas Anton Doline parler de cinéma. Et je raterai et manquerai certainement bien d’autres choses.
Je regrette infiniment de ne pas pouvoir être là quand mon ami de longue date, mon ami très cher, l’écrivain Mikhaïl Chichkine, lira en mon absence quelque chose de nouveau sur mon ancêtre, le compositeur Sergueï Rachmaninov, dont ma grand-mère conservait soigneusement chez nous les affaires, tandis que les paysages représentant le domaine familial incendié après la révolution, accrochés aux murs de notre maison, font partie de mon paysage intérieur et de mon histoire personnelle, même si cette énième catastrophe russe s’est produite bien avant ma naissance. La merveilleuse Polina Ossetinskaïa interprétera certaines de ses œuvres lors du forum, mais je ne pourrai malheureusement pas l’entendre.
Je manquerai la lecture de la nouvelle pièce d’Ivan Vyrypaïev, et je ne verrai pas Tchoulpan Khamatova : une autre guerre nous avait réunies il y a de nombreuses années, celle contre le cancer menée par de petits soldats-malades chauves et leurs mères dans les services de cancérologie russes. Une guerre invisible, pour la vie et pour l’avenir de chacun de ces êtres irremplaçables, qui se déroulait dans les couloirs et les chambres d’hôpital, derrière les vitres de chambres stériles. Ils étaient des dizaines. Nous sommes devenus amies, nous nous sommes procuré des médicaments pour eux, nous avons dessiné et mis en scène des spectacles, fabriqué des marionnettes avec des bandes et des seringues, réalisé des collages avec les boîtes en carton des médicaments très coûteux que nous parvenions à obtenir grâce à l’action inlassable de bénévoles et de bienfaiteurs et, bien sûr, grâce au dévouement et à la spontanéité de Tchoulpan, qui vivait personnellement l’histoire de chaque famille. En franchissant le seuil de l’hôpital, nous quittions le calme de notre quotidien pour nous retrouver au front, où il n’était plus question que de « oui » et de « non », où chaque jour pouvait être le dernier ou, au contraire, apporter de l’espoir, où l’art n’était ni un divertissement ni une friandise, mais le pain même de la vie. Nous passions des nuits dans la cuisine de l’hôpital à écouter les mères et nous apprenions sur notre pauvre et terrible pays des choses dont nous n’aurions jamais eu connaissance si nous avions continué à vivre dans notre bulle culturelle. Tous ne sont pas revenus de cette guerre mais nous nous souvenons de chacun par leur nom. Ils nous ont appris des choses qu’on ne nous enseigne pas dans les écoles d’art et les universités. Et je leur serai à jamais reconnaissante de ces rencontres.
J’ai foi dans les gens, et surtout dans les jeunes gens libres, qui n’ont pas de rideau de fer dans les yeux, pas de frontières dans le cœur, pas de checkpoints dans la tête. C’est pourquoi je place un espoir particulier dans l’éducation. L’automne arrive, une nouvelle année scolaire commence, et la guerre continue. L’instruction, et le débat sur l’éducation — du primaire à l’université — qui se tiendra lors de ce forum, sont plus que jamais d’actualité.
Cela fait trois ans que j’enseigne à l’Université libre en ligne et je suis heureuse de voir que l’un des fondateurs de cette université, Kirill Martynov, en parlera au cours du forum. J’ai eu l’occasion d’enseigner à des étudiants qui vivent à Barnaoul et à Ijevsk, au fin fond de la taïga et à Berlin, au Cambodge et à Tbilissi, à Moscou et à Rome, à Saint-Pétersbourg et à Daugavpils, à Minsk et à Tomsk. Au cours des six derniers mois, j’ai reçu des lettres et des devoirs d’étudiants qui se trouvaient sous le feu à Kyïv, à Dnipro, aux environs de Kharkiv, devant des barrages routiers, dans des aéroports et des check-points. Aujourd’hui nous préparons, avec des étudiants de l’école des médias de l’Université libre, un almanach contre la guerre, et j’espère que ces jeunes gens courageux et talentueux, qui parlent le russe mais pas seulement le russe, loin de là, feront demain partie du monde libre et pourront raconter cette époque à leurs enfants et petits-enfants, et qu’ils n’entendront plus jamais le son des obus à l’approche, le bruit des explosions et des sirènes d’alerte aérienne.
Les autres thèmes et sujets de tables rondes annoncés pour ce forum ne me sont nullement étrangers et je crois qu’il est important d’en discuter avec la diaspora russe et avec ceux qui ont choisi, ou été contraints, de rester en Russie. Je remercie Marat Guelman pour la persévérance avec laquelle il fait de ce forum une affaire à la fois personnelle et commune, précisément comme il la conçoit. Je remercie tout spécialement mon amie Evguenia Chichkina, directrice du forum, pour l’incroyable travail de fond et d’organisation accompli, pour le tact et l’attention portés à chacun.
Une conversation humaine en russe est aujourd’hui nécessaire. Il est essentiel de trouver de nouveaux mots, et de nouvelles significations pour les anciens mots qui semblent avoir perdu leur sens depuis le déclenchement de cette guerre. Mais il importe surtout, me semble-t-il, de faire l’effort d’écouter et d’entendre à nouveau, de regarder et de voir, au lieu de répéter. Je souhaite à chacun d’entre nous l’ouverture d’esprit nécessaire pour apprendre à se regarder et à regarder ce que l’on fait d’une manière critique, et pour être disposé à reconsidérer, ou à considérer sous un nouvel angle, ce qui hier encore semblait immuable ou allant de soi.
J’aurais certainement participé à la table ronde sur le colonialisme et l’impérialisme de la culture russe. J’espère vraiment vivre assez longtemps pour assister à l’effondrement de l’empire, pour voir ce moment où le qualificatif « russe » sera modeste mais pas infamant et où le qualificatif « grand » paraîtra inepte et ridicule. Je ne crois pas, dans l’état actuel des esprits, dans l’état de corruption où se trouvent les âmes, en la belle Russie du futur ; je souhaite passionnément que la Russie cesse d’exister sous sa forme impériale actuelle et passée, ce qui ne m’empêche pas de respecter et d’admirer immensément tous ceux qui, aujourd’hui, sont prêts à sacrifier leur vie et leur liberté pour leurs compatriotes, leurs amis et leurs ennemis, pour ce en quoi ils croient et ce en quoi ils voient leur vocation. Et, bien sûr, je nous souhaite à tous de vivre assez longtemps pour voir comparaître à La Haye non seulement ceux qui ont ordonné et exécuté ces crimes mais aussi tous ceux qui, en employant des mots de ma langue maternelle, ont appelé au meurtre depuis les écrans de télévision, les ordinateurs, les smartphones et les pages de livres et de journaux.
Je nous souhaite à tous, au fond, de vivre assez longtemps pour assister au moment où nous n’aurons plus à avoir honte de notre langue. Au moment où nous pourrons l’utiliser pour demander pardon de l’avoir, volontairement ou non, cédée à des meurtriers.
La culpabilité est tournée vers le passé. La responsabilité vers l’avenir.
La seule passerelle entre les deux est la réflexion et le repentir. Et cela, nous le savons, peut prendre des années.
J’espère que ma lettre ne sera pas perçue comme une insulte ou un reproche. Nous sommes tous différents. Non seulement comme artistes et auteurs, mais aussi simplement comme êtres humains. Mais nous savons tous combien il importe d’écouter sa voix intérieure et de ne pas se mentir à soi-même, surtout dans les temps difficiles et troubles.
Une fois encore, je remercie chaleureusement les organisateurs, les sponsors et les inspirateurs du forum pour leur invitation. Si vous pensez que cela est possible, j’inaugurerai l’exposition de loin, en silence, en mémoire des morts et des blessés, et je participerai à distance aux débats sur les sujets qui sont pour moi les plus importants. (Au fond, ce mode de diffusion en direct me paraît beaucoup plus approprié aujourd’hui : moins élitiste et socialement plus pertinent.) Sinon, je pense que mon absence ne sera pas particulièrement remarquée : il y a beaucoup de participants plus éminents et distingués à ce forum. J’attendrai des temps paisibles, en faisant de mon mieux pour qu’ils se rapprochent, et j’espère vous revoir tous un jour si vous pensez encore que ma voix et mon point de vue peuvent être utiles et nécessaires.
Aujourd’hui, alors que des centaines, des milliers de personnes perdent sous nos yeux leur maison, leurs proches, la santé et la vie même, je considère que c’est un privilège et un bonheur que de rester simplement au calme chez moi, et je souhaite instamment que tous les moyens si généreusement mis à disposition pour ma venue et ma participation au forum de la culture russe SlovoNovo-2022 soient consacrés à aider les forces ukrainiennes.
Que ce soit une goutte d’eau dans l’océan destinée à vaincre le mal.
Ce mal qui s’exprime aujourd’hui haut et fort en russe à la face du monde entier.
Merci à vous tous de montrer, par votre travail, que ce mal n’est pas seul à parler le russe.
Je souhaite plein succès à votre forum !
Gloire à l’Ukraine ! Gloire aux héros !
Bien à vous,
Katia (Ekaterina) Margolis
Venise, le 28 août 2022
Version originale sur la page Facebook de l’autrice.
Traduit du russe par Fabienne Lecallier.
Artiste, essayiste et traductrice littéraire. Elle a exposé en Europe, aux États-Unis et en Russie. Elle enseigne à Scuola Internazionale di Grafica de Venise où elle vit actuellement.