Surnommé le « Davos de l’Est », le Forum économique de Karpacz, en Pologne, s’est tenu du 6 au 8 septembre 2022 en présence de nombreuses personnalités politiques et économiques, venues essentiellement d’Europe centrale et orientale. La guerre russe d’agression contre l’Ukraine était au cœur des discussions. Plusieurs voix ont critiqué les déclarations récentes d’Emmanuel Macron, ainsi que la frilosité perçue de l’Allemagne.
Si l’édition 2021 était celle de l’« après confinement Covid » et du déménagement à Karpacz — le Forum s’est tenu pendant des années à Krynica Zdrój, un lieu de villégiature dans la région de Cracovie —, celle de 2022 était largement consacrée à la guerre déclenchée par la Russie en Ukraine et aux inquiétudes, réflexions et réponses que suscite cette guerre. Deux phrases au moins ont été constamment répétées. D’une part : « Rien ne pourra jamais plus être comme avant, cette guerre a tout changé. » D’autre part : « Il faut que l’Ukraine gagne cette guerre et que la Russie la perde, il n’y a pas d’autre possibilité pour la région tout entière. » En effet, était-il explicitement dit, si la Russie n’est pas arrêtée en Ukraine, elle poursuivra ses agressions — et certains représentants polonais semblaient plus préoccupés par cette hypothèse que leurs collègues moldaves.
Cette victoire implique — et le consensus sur ces points était très majoritaire au Forum — de livrer des armes à l’Ukraine, d’aider son économie durement affectée par la guerre et de prévoir dès à présent un « plan Marshall » pour la reconstruction de l’Ukraine, certains suggérant d’intégrer dans les ressources de ce plan les biens gelés des oligarques russes en Occident. L’intégration de l’Ukraine à l’Union européenne est acquise et, d’après de nombreux intervenants, devra être accélérée, y compris par la reconnaissance : c’est aussi l’Europe que l’Ukraine défendrait en se battant. Les positions étaient, en revanche, contrastées sur une autre interrogation qui revenait elle aussi sans relâche : combien de temps durera cette guerre ? Les réponses allaient de « la victoire ukrainienne sera pour cet hiver » jusqu’au sinistre « pas moins de sept ans ». Certains politologues ukrainiens prévoient, de façon convaincante, la possibilité d’un tournant net en 2024, tout en mettant en garde contre des changements de personnes, qui se produiraient en Russie, mais ne seraient que cosmétiques : si l’Occident les prenait au sérieux, cela amènerait irrémédiablement à de nouveaux problèmes dans un avenir proche.
En tout cas, oui, cette guerre entraîne des changements en Europe centrale, et un premier signe sautait aux yeux à ce Forum 2022 : les Russes invités n’étaient plus que trois, tous émigrés — Andreï Illarionov, ancien conseiller économique du président Poutine ; Ilya Ponomariov, ancien député de la Douma, et Vladimir Ponomariov, ancien secrétaire d’État dans l’un des gouvernements russes. Pendant des années, les organisateurs polonais avaient pourtant tenu à convier de nombreux Russes, aussi bien des représentants des cercles officiels (dont Viatcheslav Nikonov, alors responsable de Rossotroudnichestvo et petit-fils de Molotov) que de l’opposition — et au moins un de mes « co-panélistes » passés est actuellement emprisonné à Moscou pour son opposition à la guerre. Pour tout dire, c’est à Krynitsa, en écoutant une intervention enflammée de Mme Jdanok, engagée depuis la perestroïka pour « les droits des russophones en Lettonie », que j’ai eu l’idée de ce qui deviendrait Les Réseaux du Kremlin en France (Les Petits Matins, 2016). De fait, écouter des intervenants, venus de diverses régions européennes, exprimer des points de vue et des analyses parfois rarement formulés en France est une formidable source d’information et de réflexion.
Non seulement les Russes n’étaient plus que trois, mais, contrairement aux éditions précédentes, le russe ne faisait plus partie des langues systématiquement traduites lors des débats — seuls restaient le polonais et l’anglais. Cela donne sans doute une idée de la place qu’occupera la Russie en Europe pendant des années, bien au-delà de ce Forum. Quoi que certains en disent, des efforts considérables avaient été faits pour intégrer des Russes dans des débats d’experts et des échanges entre sociétés civiles ; les atrocités de Boutcha et Marioupol ont mis fin à ces désirs de contacts. Les Russes suscitent désormais la peur, la méfiance (y compris, voire surtout, lorsqu’ils sont émigrés) et le rejet : « Personne n’a envie de les voir », m’a-t-il été dit plusieurs fois. Quelques pistes ont toutefois été timidement explorées sur les façons éventuelles de s’adresser à la société civile russe et de l’informer des crimes commis en son nom, mais personne ne nourrissait beaucoup d’illusions sur les possibilités d’action de cette société.
Les Ukrainiens aussi étaient moins nombreux que l’année précédente, même si cette diminution n’était pas aussi abrupte que celle des Russes et s’expliquait par d’autres facteurs. Beaucoup sont engagés dans la guerre, d’une façon ou d’une autre, et c’est ainsi qu’une analyste politique, spécialiste de la propagande du Kremlin, extrêmement compétente dans ce domaine et régulièrement présente au Forum, a abandonné ses tailleurs élégants pour informer, depuis février, sur la situation militaire et humanitaire autour de Kharkiv.
Parce que les Occidentaux ne sont jamais venus en nombre, les Polonais représentaient l’écrasante majorité des intervenants, donnant à ce Forum une coloration nationale incomparablement plus forte que d’ordinaire. Vaclav Klaus, ancien président tchèque, s’est publiquement étonné de la quantité peu importante d’Allemands présents — il l’a sous-estimée, semble-t-il —, et les Français ne semblent pas avoir été beaucoup plus nombreux, malgré la présence du député Frédéric Petit et du sénateur Jean-Yves Leconte, tous deux parfaitement à l’aise en polonais. Leurs connaissances d’une langue et des cultures d’Europe centrale les crédibilisent dans un contexte où même les discours les plus économiques sont ponctués de références aux identités nationales et de rappels de telle ou telle page d’histoire.
Les absences d’autres personnalités françaises et allemandes de premier plan sont regrettables. En effet, des Européens du Centre et de l’Est déplorent, parfois très explicitement, le fossé qui se creuserait entre eux et « la France et l’Allemagne » : ils reprochent à ces deux pays d’avoir été et de demeurer trop naïfs, voire trop poutiniens, face au pouvoir russe, en particulier lors des débats sur Nord Stream 2 et l’approvisionnement de l’Europe en énergie, ou lors de la guerre russo-géorgienne de 2008. Celle-ci, affirmaient certains intervenants, a été la conséquence du refus franco-allemand d’accorder à la Géorgie et à l’Ukraine, en avril 2008, le statut de candidats à l’OTAN, et, si elle avait été correctement gérée, notamment par la présidence française de l’Union européenne, l’attaque de l’Ukraine n’aurait pas eu lieu. Cela reste à débattre, mais des contentieux existent et s’expriment.
En outre, plusieurs intervenants polonais ont souligné à juste titre que leur pays s’engageait le plus dans l’aide aux réfugiés ukrainiens — parmi ceux-ci, 3,5 millions sont au moins passés par la Pologne depuis le 24 février 2022, alors que la France en a accueilli environ 100 000 — et qu’il ne reçoit aucun soutien financier de l’Union européenne. Rester inactifs serait ouvrir, une fois de plus, un boulevard aux États-Unis qui sont perçus, en Europe centrale, comme plus fiables sur le plan financier et militaire que l’Union européenne. Chez nos voisins de l’Est, des sentiments d’injustice semblent croître, ceux aussi de ne pas être pris au sérieux et d’être méprisés par un couple franco-allemand connaissant mal la situation dans cet espace et dans l’ex-URSS. Janez Janša, ancien ministre slovène, a ainsi lancé au Forum : « Cette partie de l’Europe comprend ce qui se passe en Ukraine, ce qui n’est pas le cas des élites politiques ouest-européennes », la députée polonaise Barbara Bartus déclarant lors du même débat : « Nous avons essayé d’ouvrir les yeux de l’Union européenne sur certains dangers. Certains pays ont écouté, d’autres pas. » De son côté, Vaclav Klaus a souligné la différence entre les pays « ayant connu le communisme » et ceux « ne l’ayant pas connu, mais qui se sentent souvent supérieurs, et cela est inacceptable ».
Des propos lancés par Emmanuel Macron lors de la dernière conférence des ambassadeurs ont ainsi choqué, alors qu’ils se voulaient un appel à l’unité de l’Union européenne :
« On ne doit pas laisser l’Europe se diviser ni s’aligner sur, en quelque sorte, les plus va-t’en-guerre, qui feraient courir le risque d’extension du conflit, de fermeture totale des lignes de communication. Ni non plus considérer que nous pourrions laisser quelques États européens à notre flanc est se livrer seuls à des actions. L’Unité européenne est clé. »
Ces phrases ont été perçues par certains comme une attaque visant la Pologne et les pays baltes — les « va-t’en-guerre » – et/ou une naïveté assez prétentieuse.
Il est donc dommage que la diplomatie, les politiciens, le monde des affaires et même les universitaires français négligent ces occasions d’échange qu’offre le Forum économique de Karpacz. Alors que la guerre dévaste une partie du territoire européen, les dissensions et, plus encore, l’absence de dialogue au sein de l’Union européenne sont des erreurs pouvant s’avérer fatales. Or la guerre contre l’Ukraine le démontre, si besoin en était : toutes les erreurs, crédulités et inconséquences, notamment face à la Russie poutinienne, doivent être payées tôt ou tard, et le prix en est parfois très rude.
Politologue, historienne, slaviste, professeure à l'université Rennes II, directrice du département de russe de Rennes II, chercheuse au CERCLE (Nancy II).