Historienne et romancière, Luba Jurgenson, née à Moscou et arrivée en France à l’âge de 17 ans, semble hantée par Varlam Chalamov, écrivain majeur du XXe siècle et témoin de sa face terrifiante, le Goulag. Dans son grand essai sur Chalamov qui vient de paraître, Le Semeur d’yeux, elle essaie de fournir aux lecteurs des clés pour la lecture d’une œuvre singulière et amère, inoubliable.
Vous avez un long parcours de romancière, de chercheuse, de traductrice littéraire. Là, vous venez de publier un essai sur Varlam Chalamov. D’où vient votre intérêt pour Chalamov, une figure extraordinaire qui a laissé une empreinte non seulement sur l’histoire de la littérature russe, mais aussi sur les consciences de nombreux Russes ?
D’aussi loin que je me souvienne, la question de la terreur stalinienne m’a toujours préoccupée. D’abord, dans la petite enfance, je percevais à travers les bribes de conversations des adultes qu’il s’était passé quelque chose d’inouï avant ma naissance, et ce n’était pas la guerre, dont on parlait beaucoup, ce n’était pas la Shoah, dont on ne parlait pas du tout, c’était une violence qui n’était pas venue de l’extérieur. Puis, très jeune, j’ai appris par ma grand-mère ce qu’avait été le stalinisme et ce qu’était le régime d’alors (Brejnev). Je pensais être bien informée. Arrivée à Vienne en 1975, j’ai découvert L’Archipel du Goulag qui m’a bouleversée — par l’ampleur de la terreur que ce livre révélait et de mon ignorance. J’avais 17 ans, je m’étais dit que je tenterais de comprendre la nature du totalitarisme, de la terreur. Après maints détours, j’ai commencé en 1998 une thèse sur la littérature des camps. C’est alors que Chalamov s’est imposé à moi. Au même moment, les éditions Verdier m’ont chargée de coordonner la première édition complète des Récits de la Kolyma en français pour la collection « Slovo », dirigée par Hélène Châtelain. De cette époque date la lecture approfondie de cette œuvre, lecture que j’ai poursuivie pendant toutes ces années. Ce livre est le résultat de vingt ans de lecture. Car l’œuvre de Chalamov ne se donne pas immédiatement. On croit qu’elle est simple, mais il y a des éléments que j’ai mis des années à comprendre.
J’avais déjà plusieurs livres et traductions derrière moi quand j’ai rencontré les textes de Chalamov. Les Récits de la Kolyma ont marqué pour moi un tournant, je pourrais dire même une crise. Mon rapport à la fiction a changé. J’ai cherché peu à peu à transgresser les frontières entre les genres, roman, essai, poésie, théâtre. Bien sûr, il n’y a pas que Chalamov, la littérature s’est ouverte plus généralement aux écritures hybrides. Je l’observe aujourd’hui en tant que critique, chercheuse qui écrit sur la littérature, notamment sur la littérature qui parle de la mémoire des violences. Mais en tant qu’auteur, à l’époque, au début des années 2000, je n’étais absolument pas consciente de cette nouvelle orientation. Quand on écrit, on ne se dit pas : tiens, maintenant je vais écrire comme ça. C’est par Chalamov que m’est venu ce questionnement vis-à-vis de la fiction, une sorte de méfiance et le besoin de la penser autrement.
Quant à la traduction des Récits, chaque fois que je la reprends, je trouve des choses à modifier.
Le titre de votre livre est énigmatique pour le lecteur français, il vient d’un poème de Velimir Khlebnikov dont un extrait est cité sur la quatrième de couverture.Avec horreur j’ai compris que j’étais invisible à quiconque. Qu’il fallait semer des yeux, que le semeur d’yeux devait venir ! Est-ce que Chalamov pour vous est ce « semeur d’yeux », un personnage très particulier qui permet aux gens de voir ce qu’ils ne remarquaient pas dans le passé ? Le sous-titre du livre est également énigmatique : Sentiers de Varlam Chalamov. Pourquoi « sentiers » plutôt que « voies » ou « cheminements » ? De quoi est-il question ?
Chalamov était attiré par le futurisme, par exemple il est resté proche de Kroutchenykh. On trouve également de nombreuses références à Khlebnikov dans ses œuvres. Ce titre m’est venu lorsque j’ai découvert dans les archives, dans un des carnets de Chalamov, cette citation de Khlebnikov mise en valeur, en gros caractères, détachée du reste de la page. Dans ce poème, Thésée sort du labyrinthe avec la tête du Minotaure et découvre que personne ne le voit. Chalamov copie cette citation à une époque où il se sentait lui-même invisible, où il avait déjà conscience de la place qui était la sienne dans la littérature russe (et, ajoutons-nous, pas seulement russe). Cependant, aucun de ses récits n’était publié dans son pays hormis « Le pin nain » où rien n’indiquait explicitement qu’il s’agissait du Goulag. La citation de Khlebnikov évoquait la condition du témoin. En russe, « témoin » se dit otchevidets, celui qui a vu de ses propres yeux, mais celui qui a vu n’est pas vu lui-même et il faut semer des yeux pour donner à voir ce que personne ne veut voir, ce qui est tabou. Peut-être que Chalamov se voyait en même temps comme Thésée l’invisible et comme le semeur d’yeux.
Quant aux sentiers, effectivement, j’aurais pu utiliser le mot « chemin » ou « voie ». Les Récits de la Kolyma s’ouvrent sur une scène où l’on voit des hommes tracer une route. C’est une image récurrente dans les Récits. Je suis partie du petit texte intitulé « Le sentier ». Les Récits de la Kolyma sont construits de telle manière qu’à partir de chacun d’entre eux on peut tirer un fil qui dévidera toute la pelote, l’ensemble de l’œuvre. Il s’agit en l’occurrence d’un sentier tracé par l’homme qui vient d’être libéré, qui travaille à l’hôpital du camp et écrit des poèmes. Ce n’est plus un groupe qui trace une route, mais un homme seul qui trace un sentier. Il l’arpente dans les deux sens pour écrire, et le jour où quelqu’un d’autre a foulé son espace, plus un seul poème ne lui vient à cet endroit. Le chemin comme le sentier, c’est l’image d’une expérience absolument inédite et d’une œuvre radicalement nouvelle.
Chalamov est une personnalité très controversée, quelqu’un qui a pu s’opposer à Soljenitsyne et à sa perception des camps. Quelqu’un qui a pu dénoncer la publication à l’étranger de son recueil extraordinaire, Récits de la Kolyma. Quelqu’un qui, étant en relégation, a pu parcourir 1 000 km, en se déplaçant avec des traîneaux à chiens, puis à rennes, puis en faisant du stop sur une chaussée gelée, par une température de – 50°, afin de récupérer une lettre de Boris Pasternak. Comment définir cet homme ?
Cette question en dit déjà long sur la complexité de l’homme et de l’écrivain. Dans mon livre je n’ai pas tenté de cerner l’homme : mission impossible. D’autant plus impossible que Chalamov affirme souvent une chose et son contraire, parfois dans un même texte. En un sens, mon livre est écrit à partir de ces « nœuds ». Je n’ai pas essayé de les trancher, ils y sont plutôt comme des unités de mesure : j’ai voulu saisir la dynamique de la création, dans un contexte très particulier où ce qui sert de matériau à l’œuvre, c’est la réalité du Goulag. Chalamov a passé en tout vingt ans dans les camps : trois à la Vichéra et dix-sept à la Kolyma. Son expérience et celle de Soljenitsyne n’étaient pas comparables. C’est pourquoi à la lecture d’Une journée d’Ivan Denissovitch, il s’exclame : « Où se trouve ce camp merveilleux ? En mon temps, j’y serais bien resté ne serait-ce qu’une petite année. » Chalamov reconnaît néanmoins à Soljenitsyne un grand talent et dit avoir été bouleversé par son livre. Toutefois, leur relation se fera bientôt distante pour se muer en une franche hostilité à partir du milieu des années 1960.
C’est peu à peu que Chalamov prend conscience de l’immense écrivain qu’il est lui-même, mais la première personne qui a vu en lui un écrivain, un interlocuteur digne d’un échange d’égal à égal, fut Pasternak. Imaginons : Chalamov, un ex-détenu, infirmier du camp, qui a seize ans de Kolyma derrière lui, absolument inconnu, parvient à envoyer ses poèmes à Pasternak. Et Pasternak lui répond ! Bien sûr, Pasternak est sensible au thème du Goulag : sa compagne Olga Ivinskaïa s’y trouve encore à la fin de 1952. Pour Chalamov, la lettre de Pasternak est un événement immense, incommensurable. Alors, comment expliquer que celui qui a eu le courage de faire 1 000 km par – 50° pour chercher cette lettre, celui qui a traversé ces années de camp sans être moralement brisé, adresse en 1972, alors que la terreur ne sévit plus, une lettre à la Gazette littéraire où il renie ses Récits de la Kolyma ? On a beaucoup écrit et glosé à propos de cette lettre, diverses hypothèses ont été formulées : Chalamov aurait été un mouchard depuis toujours, la lettre serait un faux, ou encore, elle lui aurait été extorquée sous la menace. Aujourd’hui en Russie, il est bon de considérer cette lettre comme tout à fait sincère, un cri du cœur, parce que Chalamov y dénonce les publications de ses textes à l’étranger et affirme n’avoir jamais transmis de manuscrit à un éditeur occidental. Nous savons aujourd’hui que ce n’est pas vrai. La chercheuse allemande Franziska Thun a découvert dans les archives des pièces qui montrent le contraire. Et moi, j’ai étudié les brouillons de cette fameuse lettre, quarante feuillets de brouillons pour écrire une page ! Cela montre le tourment que lui a causé ce geste. Celui-ci est pour moi de la même nature que les poèmes de Mandelstam et de Pasternak dédiés à Staline. Certes, le contexte n’était plus le même, Staline n’était plus là, mais le genre d’auto-renoncement était profondément ancré dans la culture soviétique.
Chalamov était non seulement prosateur et auteur de Mémoires, mais aussi poète. Dans votre livre vous citez quelques-uns de ses poèmes. Avez-vous le projet de publier également une anthologie ou même une collection complète de sa poésie ?
Quand Chalamov sort du camp, il a d’abord l’impression qu’il a désappris à écrire, que sa main est à jamais crispée autour d’un manche de pelle, que son cerveau est engourdi. L’écriture de la poésie lui revient avant celle de la prose. Mais c’est dans la prose qu’il réalise une expérience littéraire absolument unique. Toujours est-il qu’il y a des correspondances très fortes entre poésie et prose. Généralement, une image, un motif est développé dans un poème avant de devenir le sujet d’un récit, et parfois revient ensuite dans un autre poème. Il faut les lire en regard. Les poèmes commentent les récits et réciproquement. Je ne pouvais donc éviter de citer des poèmes. Le livre commence avec le poème « L’outil ». Tout entier, il peut être lu comme un commentaire développé de ce poème. Beaucoup de poèmes cités étaient inédits en français, quelques-uns avaient été publiés par Maurice Nadeau dans la traduction de Christian Mouze (Cahiers de la Kolyma, 1998). J’avais décidé de ne pas regarder cette traduction, d’aborder chaque poème à nouveau, comme s’il s’agissait de tracer un nouveau sentier. Il est très difficile de traduire la poésie de Chalamov, à cause de son apparente simplicité : il n’y a pas d’enjambements, la marge de manœuvre est très étroite : un vers — une phrase. On œuvre à découvert, il n’y a pas d’espace où se replier. J’ai parfois mis des mois à trouver des solutions. J’attendais que la langue elle-même me souffle les mots justes. Par exemple, il y a un poème qui commence, si je traduis littéralement, par : « Je marche toujours à un pouce de la mort / porte ma vie dans une enveloppe bleue ». Je l’ai retourné dans tous les sens. J’essaie de garder le même nombre de syllabes que dans l’original. Et un jour, il a trouvé sa prosodie, sa niche, parce que « toujours », en l’occurrence, c’est « encore », et « encore » rime avec « mort ». C’était évident, je n’ai rien inventé.
Je chemine encore
Tout près de la mort
Une fois que j’ai trouvé la prosodie et cette première rime plate, la suite est venue :
Porte ma vie entière
Sous un pli bleu clair.
Évidemment, il serait tentant de me lancer dans la traduction de l’ensemble des poèmes, même s’ils sont inégaux. Il faudrait constituer une équipe. L’idéal serait qu’il y ait chaque fois deux versions d’un même poème, du moins pour les poèmes les plus importants.
Aujourd’hui, le pouvoir russe est en train de réécrire l’histoire en gommant notamment les crimes du régime communiste. Or, Chalamov est celui qui porte le regard le plus dur sur les camps. Pour lui, c’est une abomination absolue dont un humain ne peut tirer aucun bénéfice. Il y laisse son âme, il y laisse souvent sa peau. Quel est le discours officiel à propos de Chalamov ? Se trouvera-t-il bientôt parmi les auteurs qu’on cessera tout bonnement de publier ?
Pour le moment, aussi improbable que cela puisse paraître, on assiste plutôt à une récupération de Chalamov. En 2016, une exposition sur sa vie s’est tenue sur le boulevard Gogol à Moscou. C’était étonnant de voir ces panneaux à côté de ceux consacrés à la Grande Guerre patriotique dans le cinéma. Je croyais alors que c’était une sorte de miracle, car cette exposition, préparée par Mémorial international (dont la justice russe a récemment ordonné la liquidation) avait été financée par la Ville de Moscou. En fait, c’était le début d’une « réévaluation » de l’œuvre de Chalamov : aujourd’hui, on fait de lui un patriote russe et soviétique que l’on oppose à Soljenitsyne le renégat. Il se trouve que pendant la Seconde Guerre mondiale, Chalamov était à la Kolyma et, selon son propre aveu, pour le détenu exténué qu’il était alors, cette guerre n’avait pas plus d’importance que si elle avait eu lieu en Uruguay. Quant à Soljenitsyne, on connaît ses propos sur la guerre. L’Archipel du Goulag fait la part belle à la question de la collaboration dans les territoires occidentaux de l’URSS (thème tabou aujourd’hui) et l’explique par la terreur stalinienne et les famines. Aujourd’hui, s’il était en vie, il risquerait fort de se retrouver de nouveau en prison. Le conflit avec Soljenitsyne vaut donc à Chalamov le label de patriote. Et bien sûr, la lettre de Chalamov à la Gazette littéraire joue un rôle immense dans cette récupération. On assiste donc à une sorte de renversement : Soljenitsyne, dont l’ancienne rue Marxistskaïa à Moscou porte le nom et qui a reçu Poutine chez lui, est qualifié de traître sur les réseaux sociaux, tandis que Chalamov le rebelle est présenté comme un écrivain soviétique, un patriote russe.
Par exemple, Chalamov a un poème qui commence par : « J’étais un soldat inconnu dans une guerre souterraine… » On y entend bien évidemment avant tout une référence au « Soldat inconnu » de Mandelstam ; puis, à l’activité clandestine qu’il menait dans les années 1920 et qui lui a valu sa première arrestation. Mais pour certains, c’est une allusion à la guerre froide qui exprimerait son hostilité vis-à-vis de l’Occident. Bien sûr tous les lecteurs de Chalamov ne pensent pas ainsi, mais pour nombre d’entre eux cette récupération ne pose aucun problème, bien au contraire, ils s’en réjouissent, car elle permet de le faire connaître. Il est vrai que la grande littérature est souvent reconnue grâce à un malentendu, ce n’est pas nouveau. Mais cette résignation ne reflète pas une connaissance profonde des processus culturels, elle révèle plutôt un repliement sur des attitudes d’accommodement : lire entre les lignes, passer entre les gouttes, dire le contraire de ce qu’on pense pour promouvoir une cause… Ces réflexes de l’époque soviétique reviennent au galop.
Parallèlement à votre propre livre sur Chalamov, les éditions Verdier publient Souvenirs de la Kolyma, de Chalamov. Vous n’avez pas traduit cet ouvrage, mais vous avez établi un appareil critique considérable. Ce sont des textes poignants, très forts. Pourriez-vous nous dire quelques mots sur ce livre et son importance ?
Ces Souvenirs sont essentiels pour comprendre le parcours de Chalamov, de l’homme comme du créateur. On y trouve les mêmes épisodes qui semblent livrés « à l’état brut », avant l’élaboration littéraire. On pense au Journal d’Isaac Babel, à celui de Vassili Grossman, qui ont servi de laboratoire respectivement à Cavalerie rouge et à Vie et destin. À ceci près que les Souvenirs de Chalamov ont été écrits dans la seconde moitié des années 1960 et dans les années 1970, alors que les Récits de la Kolyma étaient déjà en grande partie achevés. Chalamov crée d’abord l’œuvre et ensuite, sa genèse, son matériau. Il donne ainsi des clés pour décrypter ses « sentiers » : il œuvre à rebours. C’est un texte dans lequel il s’interroge sur le travail de mémoire et sur l’authenticité de la restitution du vécu en mots. Et il revisite ce vécu déjà écrit en démontant les mécanismes de sa propre création. L’expérience y est donnée par fragments mais, à la différence des Récits, ces fragments se déroulent dans l’ordre. Il est très intéressant de traquer les différences entre les détails donnés dans ces textes et ceux relatés dans les Récits. Un texte indispensable.
Née à Moscou, elle vit en France depuis 1984. Après 25 ans de travail à RFI, elle s’adonne désormais à l’écriture. Ses derniers ouvrages : Le Régiment immortel. La Guerre sacrée de Poutine, Premier Parallèle 2019 ; Traverser Tchernobyl, Premier Parallèle, 2016.