Cet article analyse les raisons qui poussent de nombreux opposants russes à choisir le chemin de l’exil. Il s’agit non seulement d’opposants actifs, mais de tous ceux qui désapprouvent la politique actuelle de l’État russe et se sentent en insécurité. Actuellement, près de 11 millions de Russes vivent à l’étranger. Avec ce nombre de ressortissants disséminés dans le monde entier, la Russie devient le troisième pays d’émigration, après l’Inde et le Mexique.
« Émigrer, c’est justement ce que me suggère depuis vingt ans le Kremlin avec ses méthodes tapageuses de poursuites. Irruptions dans mon domicile, filatures, menaces téléphoniques dont des menaces de mort, rumeurs malveillantes, violation de vie privée… Depuis quelque temps, je n’attends plus que soit donnée la moindre suite à mes plaintes auprès de la police : car c’est ainsi que la Russie de Poutine m’a remis à ma place de paria. Désormais, c’est carrément ma liberté qui est menacée. D’ailleurs, être contraint de quitter sa patrie, c’est aussi une privation de liberté. » Ainsi s’exprimait, le 10 janvier 2022 sur Facebook, Viktor Chenderovitch, célèbre journaliste, écrivain et publiciste.
Informé d’une accusation, au pénal, de diffamation à l’encontre de l’homme d’affaires Evgueni Prigojine, proche de Vladimir Poutine, Viktor Chenderovitch avait renoncé à regagner la Russie, après s’être rendu à l’éetranger pour passer le Nouvel An avec sa fille et ses petits-enfants. Depuis plusieurs années déjà, la fille de Viktor Chenderovitch s’est installée avec sa famille en Pologne. Justifiant sa décision, Chenderovitch expliquait sur Facebook qu’il ne faisait pas confiance au système judiciaire russe, craignant que déjà, durant l’enquête, il ne soit assigné à domicile puis soumis à une privation de liberté plus lourde. L’article 128 du Code pénal russe (s’agissant de diffamation) prévoit une peine allant jusqu’à deux ans de privation de liberté !
Prigojine possède une chaîne de restaurants qui régale le gratin du gouvernement russe. Cet homme suit attentivement ce qui s’écrit sur lui dans les médias et n’hésite pas à traîner des journalistes devant les tribunaux. Il a notamment fait déclencher une procédure contre la radio Écho de Moscou pour des révélations le concernant, notamment son lien avec la compagnie militaire privée Wagner. Prigojine réfute catégoriquement le lien avec « Wagner » dont des membres sont soupçonnés de complicité dans le meurtre, il y a quelques années, de trois journalistes russes en République centrafricaine.
La décision de Viktor Chenderovitch de ne pas rentrer en Russie est un symbole, mais l’émigration de politiciens et d’activistes russes s’amplifie depuis plusieurs années.
Cette année, nous commémorons le centenaire du « bateau des philosophes », qui avait permis l’exode de nombreux représentants de l’intelligentsia russe fuyant la révolution bolchevique d’Octobre. En décembre 2021, le rédacteur en chef de Novaïa Gazeta, Dmitri Mouratov, qui recevait le prix Nobel de la Paix, avait évoqué ce centenaire : « L’an prochain, cela fera cent ans que le “bateau des philosophes” quittait Saint-Pétersbourg pour le port allemand de Stettin. À l’époque, les bolcheviks ont expulsé de Russie près de 300 illustres représentants de l’élite intellectuelle russe. Phénomène qui se répète aujourd’hui pour les journalistes et les défenseurs des droits humains. Mais aujourd’hui, c’est un “avion des journalistes” qui succède au “bateau des philosophes”. » L’an dernier ont émigré de Russie en toute urgence des journalistes et rédacteurs en chef de publications accusées d’être « agents de l’étranger » ou « indésirables », par exemple le rédacteur en chef de la publication d’investigation Proïekt, Roman Badanine, et l’analyste politique de cette même publication, Mikhaïl Roubine.
Autre émigrant : Roman Anine, rédacteur en chef de Vajnyïe istorii, publication qui décrit avec audace la corruption des plus hautes instances de l’appareil du pouvoir russe. Il a dû fuir peu de temps après une poursuite intentée à son encontre pour diffusion d’informations concernant la vie privée. Cinq ans auparavant, ce journaliste avait publié une enquête sur le yacht de l’épouse du patron de Rosneft, Igor Setchine, membre de la coterie de Vladimir Poutine.
L’an dernier, nous avons également été témoins d’une émigration massive d’activistes de la société civile. En 2021, plus de 1 500 militants politiques et journalistes ont quitté la Russie en raison de poursuites pénales ou de la répression politique.
Alexeï Navalny est revenu en Russie le 17 janvier 2021, et il a été immédiatement arrêté. Le 23 janvier, à Moscou, une foule demandait sa libération. Ce meeting fut suivi d’une action en justice, qualifiée de « sanitaire ». Plusieurs membres de l’opposition, notamment l’attachée de presse de Navalny, Kira Iarmych, sa conseillère juridique, Ludmila Sobol, un membre de Pussy Riot, Maria Alekhina, et le propre frère d’Alexeï, Oleg Navalny, furent accusés d’avoir exposé des personnes au danger du Covid en incitant des manifestant à descendre dans la rue. Les accusés étaient assignés à domicile puis furent libérés sous condition, leur liberté de mouvement limitée.
Presque toutes les personnes incriminées (huit en tout) ont par la suite émigré sans faire appel. Ne restait en Russie qu’Alekhina, membre de Pussy Riot. Lors de sa dernière prise de parole au tribunal, Alekhina a décrit en ces termes l’évolution de l’appareil judiciaire russe, ces dix dernières années : « L’affaire sanitaire est la seconde affaire au pénal de ma vie. Près de dix ans se sont écoulés, les condamnations politiques ne choquent plus, elles font aujourd’hui partie des infos matinales. Jadis c’était scandaleux : trois jeunes femmes en taule pour une chanson anti-Poutine, aujourd’hui ces trois filles symbolisent la Russie tout entière. Jadis les jugements étaient publics, aujourd’hui nous sommes condamnés à huis clos. Le gouvernement se cache pour poursuivre un spectacle qu’il a honte de dévoiler. Pourquoi juger à huis clos ? Parce que réprimer ne suffit pas, il ne suffit pas d’enfermer, il faut enfermer de telle sorte que personne n’en parle. Ce qu’il y a de plus sinistre, c’est ce qui est étouffé. Ma première condamnation portait un message : “Ne pas attaquer l’idéologie du gouvernement”, alors que la seconde signifiait : “Gardez-vous de toute critique à notre égard. » C’est à chacun de choisir : soit rester dans une colonie pénitentiaire et en respecter les règles, soit en sortir. J’ai fait mon choix, à vous de faire le vôtre », a-t-elle déclaré aux juges.
Après sa condamnation à un an de privation de liberté (ce qui signifiait ne pas pouvoir quitter son appartement en dehors d’horaires indiqués), l’activiste a fait savoir qu’elle n’entendait pas quitter la Russie.
L’an dernier, plusieurs figures de l’opposition politique et des activistes de Pussy Riot ont aussi pris la route de l’exil. De même que des personnalités politiques indépendantes, des artistes et des rappeurs. Ces nouveaux émigrés se sont installés en Géorgie, en Lituanie, en Ukraine et en Estonie. Après que la Fondation de lutte contre la corruption, la FBK dirigée par Navalny, a été déclarée « organisation extrémiste », presque tous les proches collaborateurs d’Alexeï Navalny, ainsi que les dirigeants régionaux de son organisation, ont émigré.
L’été dernier, le célèbre opposant politique Dmitri Goudkov a émigré. Son père Guennadi Goudkov, ex-député de de la Douma, avait émigré en Bulgarie quelques années auparavant. Dmitri Goudkov a décidé de ne pas rentrer en Russie quand il a appris (il était alors en Ukraine) qu’une action au pénal pour « crime économique » avait été intentée contre lui et que, de surcroît, on ne l’autoriserait pas à participer aux élections parlementaires. Dmitri Goudkov a alors précisé que sa décision d’émigrer recueillait le plein soutien de sa famille et de ses proches, eux aussi informés de bonne source de menaces et risques pesant sur eux.
À l’automne de 2021, l’un des avocats russes les plus connus, Ivan Pavlov (lire son portrait dans Desk Russie) a émigré en Géorgie. Son départ était lié à sa longue lutte contre le FSB. Pavlov défendait des personnes accusées d’espionnage et de trahison. Il était notamment l’avocat de nombreux chercheurs russes injustement accusés de trahison, et du célèbre journaliste Ivan Safronov. Une action au pénal contre Pavlov a été déclenchée à cause de sa défense de la FBK.
Pavlov avait indiqué sur les réseaux sociaux que, depuis des mois, il se sentait suivi et savait qu’il pouvait être condamné à une peine de prison. De plus, les autorités lui avaient fait comprendre qu’il ferait bien d’émigrer. Il est parti en septembre 2021 et a été rapidement déclaré « agent de l’étranger », comme deux de ses collègues. C’était la première fois que des avocats étaient qualifiés d’agents de l’étranger. Jusque-là, l’étiquette était plutôt réservée à des défenseurs des droits de l’homme et des journalistes.
L’avocat Pavlov travaille maintenant depuis la Géorgie « en distanciel ». Il continue à défendre ses clients en aidant d’autres avocats courageux en Russie.
Les sociologues ne cessent de suivre l’évolution des intentions d’émigration en Russie. Selon une récente enquête d’opinion du centre Levada, ces intentions ont augmenté : un cinquième des Russes (22 %) déclarent souhaiter émigrer de manière définitive. En 2017, ce pourcentage n’était que de 15 %.
La publication Takiïe Dela a interrogé 900 personnes ayant quitté la Russie de 2000 à 2021, pour connaître leurs motivations. Ce sondage a été diffusé via les réseaux sociaux auprès des groupes d’émigrés russophones. De ce fait, l’émigration vers les pays de la CEI [Communauté des États indépendants, réunissant neuf des quinze anciennes Républiques soviétiques, NDLR], où les Russes sont historiquement nombreux et où les gens n’adhèrent pas à des réseaux sociaux sur une base ethnique ou linguistique, n’était pratiquement pas incluse dans l’échantillon. On peut donc considérer que cette étude reflète l’émigration vers des pays situés hors de la CEI.
La majorité des personnes interrogées (55 %) ont actuellement entre 30 et 40 ans et 85 % d’entre elles sont mariées ou en concubinage. La moitié ont des enfants mineurs, 92 % ont fait des études supérieures et 14 % sont titulaires d’un doctorat. Un tiers sont des indépendants (free-lance), entrepreneurs, propriétaires d’entreprises ou de sociétés. La moitié sont des spécialistes.
Ils avaient entre 20 et 40 ans en quittant la Russie. Un quart d’entre eux avaient des enfants. En Russie, la moitié vivaient à Moscou et 14 % à Saint-Pétersbourg, le reste était éparpillé à travers le pays. Selon cette étude, les principaux motifs d’émigration étaient : fuir la politique, se marier, rechercher de nouvelles expériences, vivre en Occident et saisir des opportunités professionnelles. Il reste que 64 % des personnes interrogées ont déclaré que la raison principale de leur départ était la sécurité : se protéger ainsi que sa famille. 54 % expliquaient que leur départ était lié à la situation politique en Russie. 51 % ont choisi l’exil pour assurer un avenir à leurs enfants, ainsi que la stabilité.
Voici comment certaines personnes ont expliqué leur désir d’émigrer : « L’absence de libertés politiques, le règne du non-droit, la corruption de la police et des tribunaux, la conviction que, en cas de problème, personne ne me défendra » ; « Le contexte politique, l’immobilisme du pouvoir, le sentiment d’abandon, la présence de nos enfants ont accru notre volonté d’émigrer » ; « Nous avons résolument cessé de croire que, dans un futur proche, se produirait en Russie quelque amélioration que ce soit pour nous et nos enfants ».
Durant vingt ans de pouvoir de Vladimir Poutine, nous avons été témoins de diverses vagues d’émigration. Après 2012 et l’affaire dite Bolotnaïa [des dizaines de personnes ont été arrêtées pour avoir protesté sur la place Bolotnaïa à Moscou contre des violations massives des procédures électorales, NDLR], les activistes de la société civile ont émigré en masse. Après l’annexion de la Crimée en 2014, ce sont de nombreux hommes d’affaires, journalistes et politologues qui ont émigré. En raison de l’espionnite durant toutes ces années, quantité de jeunes scientifiques sont partis lorsqu’il est devenu évident qu’ils pouvaient se retrouver en prison, accusés de trahison et d’espionnage.
Nul doute que 2021 aura été l’année où l’exil forcé, en dépit des contraintes du coronavirus et d’une sorte de « rideau de fer », a considérablement augmenté. Cela s’est produit dans des proportions qui permettent de parler de nouvelle vague migratoire, rappelant celle des années Brejnev. À l’époque, les non-conformistes et les dissidents partaient pour éviter les geôles soviétiques. Aujourd’hui les nouveaux dissidents et membres de l’opposition émigrent pour éviter les geôles russes.
L’alternative reste la même : la prison ou la liberté…
Traduit du russe par Colette Hartwich
Zoïa Svetova est journaliste et chroniqueuse pour Novaïa Gazeta. Autrice de Les innocents seront coupables, François Bourin, Paris, 2012. A travaillé pour les bureaux moscovites de Radio France, France 2 et Libération. Lauréate du prix Gerd Bucerius-Förderpreis Freie Presse Osteuropas pour l'Europe de l'Est en 2009, du prix Andreï Sakharov pour le journalisme en acte en 2003 et 2004, du prix du Groupe Helsinki de Moscou en 2010. Lauréate du prix Sergueï Magnitski en 2019. Chevalière de la Légion d'honneur en 2020. A été visiteuse des prisons de Moscou de 2008 à 2016.