La priorité accordée par la diplomatie américaine à la menace chinoise laisse parfois redouter un virage en faveur de la Russie, l’objectif étant d’introduire un coin entre Pékin et Moscou. Prompts à relayer les éléments de langage de la propagande russe, quelques enthousiastes expliquaient déjà que la rencontre entre Joe Biden et Vladimir Poutine, à Genève, le 16 juin dernier, poserait les jalons d’un nouveau rapprochement russo-américain, aux dépens de la Chine populaire. En vérité, un tel scénario géopolitique néglige la force de l’alliance sino-russe.
Puissances révisionnistes travaillant à la subversion de l’ordre international, la Russie et la Chine populaire sont réunies par une hostilité à l’Occident et le sentiment que l’heure de la revanche a sonné. Dans l’ordre diplomatique et militaire, les coopérations sont concrètes et étendues. Les systèmes de propagande se soutiennent réciproquement et divers signes laissent penser que les deux pays se concertent dans le domaine des cyberattaques. Aussi ne faut-il pas voir dans cette alliance un phénomène purement circonstanciel et aberrant.
Trop longtemps négligée, la montée en puissance de la Chine populaire bouleverse les équations du pouvoir mondial. Certes, les Etats-Unis s’en inquiétaient déjà au début du siècle, mais les attentats terroristes du 11 septembre 2001 et la « guerre contre la terreur » focalisèrent l’attention sur le Grand Moyen-Orient. C’est sous la présidence de Donald Trump que les risques et menaces liés à Pékin sont devenus la priorité. Du côté européen, le réveil aura été plus tardif encore. Quand la Chine populaire déploie sa puissance sur un grand arc géographique, de l’Arctique à la Méditerranée, manœuvre au cœur de l’Europe, et investit les espaces communs qui conditionnent sécurité et prospérité (aérospatial, mer et grands fonds, espace numérique et champ informationnel), d’aucuns relativisent : la Chine serait un « continent trop loin » pour l’OTAN.
Pourtant, le déplacement des équilibres de puissance et de richesse vers l’Asie détermine un réalignement général, ce que la déclaration finale du sommet de l’OTAN stipule : la Chine populaire est considérée comme un « défi systémique » (Déclaration finale, 14 juin 2021), Il s’agit bien là d’une rupture. Au début des années 1970, c’est une sorte d’alliance que Richard Nixon, sur le conseil d’Henry Kissinger, avait négociée avec Mao Tsé-toung. Depuis la mort de Staline, l’alliance entre Pékin et Moscou se délitait. De mars à août 1969, Chinois et Soviétiques s’étaient affrontés sur le fleuve Oussouri (Extrême-Orient) ainsi qu’aux frontières du Sin-Kiang (Turkestan oriental). Au Kremlin, il aurait été alors question de frappes nucléaires préventives sur le sol chinois.
Face à l’URSS, Pékin et Washington se rapprochèrent donc. En juillet 1971, Henry Kissinger se rendit secrètement à Pékin, un préalable à la visite officielle de Richard Nixon, du 21 au 28 février 1972. La normalisation diplomatique intervint en 1979. Guère d’une décennie après la visite de Richard Nixon, ce partenariat fut élargi à l’économie. Lors des réformes économiques de Deng Xiaoping (le « socialisme de marché »), les Américains firent un pari sur la Chine. L’ouverture et le développement économique étaient censés préparer la libéralisation politique, ce qui faciliterait l’insertion pacifique de cet État-civilisation dans les structures internationales. Nous sommes au terme de cette « romance » qui aura bouleversé les rapports de puissance.
C’est sous la présidence Trump que le thème du « Nixon in reverse » s’est imposé ; le « découplage » des économies américaine et chinoise devait avoir pour corollaire un nouveau « reset » américano-russe, censé rendre possible le déliement des intérêts stratégiques de Moscou et de Pékin. La première occurrence de l’expression est incertaine. Cette option diplomatico-stratégique est assez tôt promue par Dimitri K. Simes, directeur du Center for the National Interest, éditeur de la revue The National Interest. Au vrai, Kissinger, dans une conversation avec Richard Nixon, le 14 février 1972, avait évoqué la nécessité d’un tel mouvement de balancier, lorsque le temps serait alors venu de contrebalancer la Chine.
Depuis, l’auto-affirmation de Pékin et le déplacement des équilibres de puissance vers l’Asie auront fait basculer le cours des choses. Qu’il semble loin le temps où l’Europe, après la crise de 2008, redoutait l’émergence d’un G2 sino-américain. Cela dit, les espérances politico-stratégiques investies dans un « Nixon in reverse » négligent la force des liens entre Pékin et Moscou. Noué dans les années 1990, le partenariat avait bien des objectifs limités. La « diplomatie multivectorielle » théorisée et pratiquée par Evgueny Primakov visait à modifier les « termes de l’échange », pour négocier un partenariat avantageux avec les Etats-Unis (un « nouveau Yalta » !).
Dans les deux décennies qui suivirent, les liens politico-stratégiques furent renforcés avec constance, et l’objectif « anti-hégémonique » l’emporta sur les considérations d’opportunité. Au niveau bilatéral, plusieurs traités ont réglé les problèmes frontaliers. En 2011, le traité d’amitié et de coopération signé dix ans auparavant fut renforcé et requalifié (« Partenariat global stratégique et de coopération fondé sur l’égalité, la confiance mutuelle, le soutien mutuel, une prospérité et une amitié conjointe de génération en génération »). Au niveau multilatéral, le « groupe de Shanghai », institué en 1996, est devenu l’Organisation de Coopération de Shanghai, celle-ci regroupant initialement six pays (Chine, Russie, Kazakhstan, Ouzbékistan, Kirghizistan et Tadjikistan), avant d’être élargie (Inde et Pakistan) . Ce vaste géosystème eurasiatique, utilisé par la Russie et la Chine pour promouvoir un discours « anti-hégémonique » contre les Etats-Unis et l’Occident, est conçu pour dédoubler l’ONU.
En matière de ventes d’armes, la Russie a cédé à la Chine populaire des S-400 et des Sukhoï-35. En octobre 2019, Vladimir Poutine a fait savoir que la Russie vendrait un système d’alerte destiné à la défense anti-missile chinoise. Il a lui-même parlé d’une alliance entre Moscou et Pékin. Les deux capitales coordonnent leurs positions diplomatiques à l’ONU et affichent leurs convergences sur les problèmes géopolitiques régionaux. L’Armée Populaire de Libération participe aux manœuvres militaires russes (Vostok-2018, Tsentr-2019, Kavkaz-2020). En juillet 2019, un incident militaire et diplomatique a révélé l’existence de patrouilles de bombardiers russes et chinois aux approches de la Corée. Enfin, cette alliance s’étend jusque dans le cyberespace et la propagande.
En somme, l’examen des relations sino-russes met en évidence les contours d’un ensemble géopolitique dont la substance est autrement plus consistante qu’un vague « partenariat stratégique ». Les convergences sont profondes, les ressentiments à l’encontre de l’Occident sont partagés et les dirigeants des deux puissances pensent que l’avenir leur appartient. Sur le plan idéologique, cette alliance entre en résonance avec les grands thèmes de la slavophilie et de l’eurasisme, confortés par le renversement des dynamiques, désormais d’Est en Ouest.
Aussi ne faut-il pas y voir un phénomène purement circonstanciel et aberrant. Si le « Nixon in reverse » n’est pas une impossibilité logique (au sens d’un cercle carré), il n’en est pas moins improbable à court et moyen terme. Faute de pouvoir dissocier les fléaux, les puissances occidentales devront répondre ensemble, simultanément et de manière coordonnée, aux menaces russe et chinoise.
Professeur agrégé d’histoire-géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Auteur de plusieurs ouvrages, il travaille au sein de l’Institut Thomas More sur les enjeux géopolitiques et de défense en Europe. Ses domaines de recherche couvrent la zone Baltique-mer Noire, l’Eurasie post-soviétique et la Méditerranée.