La guerre d’agression a créé une atmosphère complètement délétère à l’intérieur de la Russie. Les gens de théâtre et de cinéma, jusqu’aux humoristes, doivent désormais choisir leur camp : s’ils veulent se produire dans les salles de spectacle ou à la télévision, un patriotisme criard et un soutien absolu à la guerre sont de mise. À la moindre velléité d’opposition, les portes se ferment. C’est aussitôt une vie de misère, l’exil, voire la prison.
Le 8 septembre dernier, deux des plus célèbres comédiens de Russie, Denis Dorokhov et Azamat Moussagaliev, ont participé à une soirée-concert dans la « République populaire de Donetsk », territoire prétendument annexé par la Russie en septembre 2022 au moyen de referendums illégitimes au regard de la communauté internationale. La soirée a eu lieu au mémorial Savour-Mohyla, dédié aux victimes du nazisme. Le 8 septembre, le Donbass célèbre la libération de la région par l’Armée rouge en 1943. Le Kremlin, on le sait, profite de chaque occasion pour dresser un parallèle entre la « Grande Guerre Patriotique » et la guerre actuelle, où la Russie prétend lutter contre des « Nazis de Kiev », soutenus par l’« Occident collectif ». Depuis le 24 février 2022, de nombreux musiciens, acteurs et artistes russes ont affiché leur soutien au Kremlin, souvent pour de grosses sommes d’argent. Plusieurs artistes se sont produits dans le Donbass depuis son annexion : leur présence sert à normaliser et populariser la conquête de ces territoires, russifiés « par le haut » avec la guerre, et ensuite « par le bas », grâce à la présence de ces représentants de la culture populaire russe.
Dorokhov et Moussagaliev, 36 et 38 ans, ont commencé leur carrière dans l’émission humoristique KVN, remontant à l’époque soviétique, où plusieurs équipes de comédiens rivalisent pour le titre de champion. Moussagaliev et son équipe, les « Kamyziaki », ont remporté le titre en 2015. Ensuite ils sont passés sur la chaîne TNT appartenant à Gazprom, et ils ont présenté leurs sketches dans l’émission Odnajdy v Rossii (Il était une fois en Russie).
Dans le passé, les deux comédiens et leur équipe avaient testé les limites de la censure. En 2021, Dorokhov, jouant le rôle d’une femme avait fait scandale dans le show-business russe avec un baiser homosexuel sur scène : propagande LGBT ! Encore en 2021, les « Kamyziaki » se moquaient des propagandistes du Kremlin. Dans un sketch, dont la vidéo a été effacée à la suite des polémiques, Moussagaliev parodiait le propagandiste Vladimir Soloviov en mettant en scène une de ses émissions : « Ce soir, j’ai le plaisir d’être avec mes collègues d’autres émissions, qui tous les jours font de la Russie le pays plus fort, le plus cool, le plus grand, plus imbattable du monde… à la télé ! ».
Son coéquipier Mikhaïl Stognienko jouant le rôle d’un autre propagandiste notoire, Dimitri Kisselev, ouvrait son intervention en se moquant de la manière dont la propagande est obsédée par la présumée dépravation sexuelle de l’Occident : « Russie et Patrie (rodina, en russe) commencent par la lettre R, America et Anal, par la lettre A. Une coïncidence ? Je ne pense pas ! » Moussagaliev-Soloviov rebondissait : « Bravo, et continue de ne jamais penser ! Regarde ce qui se passe de l’autre côté de l’océan. Ils pensent tout le temps et voilà le résultat : ils sont à moitié gay, à moitié nègres (sic.). »
Sa co-équipière Ekaterina Morgounova, jouant le rôle de la propagandiste Olga Skabeeva, y allait aussi de sa parodie : « Écoutez moi bien : les Américains, les Anglais, les Allemands etc., se mêlent toujours de nos affaires. Je veux rappeler que, jadis, c’étaient les Petchenègues, les Kazakhs et les Tatars qui se mêlaient de nos affaires et tous ne sont désormais rien d’autre que des composants de notre Fédération de Russie. J’espère que vous avez compris l’allusion. »
Moussagaliev et son équipe ne s’attaquaient donc pas au pouvoir, mais au moins aux exagérations de ses chiens de garde. C’était déjà pas mal ! La soirée concert du 8 septembre dans les « nouveaux territoires », en appui au pouvoir, en a donc étonné plus d’un. Devant les autorités russes et un public de militaires et civils, les deux comédiens ont entonné une chansonnette titrée L’homme important, un cocasse avertissement à l’Occident qui sous-évaluerait naïvement la menace russe. Les Américains et les Allemands croient que « l’homme important » est leur président, leur chancelière. En réalité, celui qui a un impact réel sur leur vie est le sergent russe Vassili (prénom de fantaisie), qui « quelque part dans la vaste Sibérie enneigée » déplace un complexe de missiles balistiques :
De l’autre côté de l’océan
Les Américains vivent
En regardant des séries télé et en mangeant des hamburgers
Et croient qu’ils sont la nation choisie par Dieu,
Même s’ils nous ressemblent physiquement.
Tous les Américains sont persuadés
Que la personne la plus importante de leur pays
Se trouve sur la colline du Capitole où elle occupe le siège plus important à la Maison Blanche
Mais quelque part dans la vaste Sibérie enneigée
un complexe mobile de missiles balistiques se déplace.
Au volant du complexe se trouve le sergent Vassili.
C’est lui, Vassili, l’homme le plus important pour l’Amérique !
Quelque part dans notre voisinage vivent les Allemands.
Les Allemands aiment les saucisses et la bière.
Ils pensent que les Américains sont les gens les plus cools du monde.
Mais pour le reste, les Allemands sont comme nous.
Ils sont tous sûrs qu’il n’y a rien de plus important au monde que le Bundestag.
Et même si leur frau-chancelière est obsédée par les sanctions.
Elle reste pour eux la personne la plus importante au monde
Mais quelque part dans l’immensité du golfe de la Baltique
Il y a un navire à propulsion nucléaire avec un missile « Boulava ».
Il est dirigé par un officier de la marine russe, Vassili.
Vassili est le numéro 1 pour l’Allemagne !
Le narratif du Kremlin est soigneusement traduit et normalisé à travers des humoristes populaires dans le pays.
Le soutien actif à l’impérialisme russe leur a coûté en termes d’image, surtout dans des Républiques voisines de la Russie : à la suite d’une pétition en ligne, les spectacles de l’équipe « Kamyziaki » prévus au Kazakhstan cet octobre ont été annulés.
La guerre a divisé les comédiens en deux camps
Au début de l’« opération militaire spéciale », Moussagaliev avait publié sur son Instagram un post souhaitant « la paix », un mot qui allait bientôt être interdit par les autorités russes. Il a dû effacer son message et rapidement rentrer dans le rang. Vu sa notoriété et son poste sur la chaîne TNT, une déclaration contre le Kremlin peut facilement lui coûter sa carrière. Au-delà des sketches télévisés, l’atmosphère entre comédiens et société civile s’est tendue. En avril 2022, un collègue et ami de Moussagaliev, Nourlan Sabourov, travaillant lui aussi sur la chaîne TNT, a fait scandale aux États-Unis. Il a été plusieurs fois interrompu par des militants pro-Ukraine, et lorsque, vers la fin de son spectacle, une femme est montée sur scène avec une robe blanche tachée de rouge symbolisant la souffrance des Ukrainiens, Sabourov s’est moqué d’elle : « Ce sont vos règles ou quoi ? »
D’autres ont exprimé au contraire leur opposition à la guerre. Un collectif d’environ 260 comédiens russophones ont signé le 27 février 2022 une lettre ouverte à Poutine lui demandant d’arrêter le conflit. Ils ont commencé à subir des appels et des menaces de la part de membres de la milice Wagner, comme en ont témoigné certains d’entre eux, notamment Denis Tchoujoï, Mikhaïl Chatz et Danila Poperetchni. Beaucoup de comédiens signataires vivent et travaillent déjà en exil. Certains n’ont pas eu de choix : c’est le cas d’Idrak Mirzalizade, banni à vie de la Russie pour une blague, ou du comédien biélorusse Slava Kommisarenko, poursuivi par le KGB de Minsk pour avoir ironisé sur Loukachenko. Il ne leur reste que le public russophone du stand-up underground à Berlin, Tbilissi, Istanbul et d’autres villes. En revanche, ils peuvent y exercer leur métier librement et rire du pouvoir. Le choix de rester en Russie et de soutenir le projet impérialiste du Kremlin en affichant sinon son soutien, du moins sa neutralité, est bien plus triste, mais plus rémunérateur. La mort lente de la satire en Russie, débutée avec la fermeture du programme Koukly1 en 2003, a conduit pas à pas la Russie vers une situation où les comédiens ne peuvent plus rire du pouvoir, mais doivent rire avec lui. En hommage à Pierre Desproges nous pourrions dire qu’en Russie « on peut rire de rien mais pas avec n’importe qui ».
Analyste free-lance de la Russie et de l’espace post-soviétique, Raimondo Lanza est actuellement doctorant à l’école doctorale de Géographie de Paris 1 sur le rôle de l’humour dans la création et la diffusion des stéréotypes nationaux en Russie.