L’État contre les ouvriers

Chers camarades ! d’Andreï Kontchalovski

Quelques mois après son Michel-Ange, Andreï Kontchalovski revient avec un film historique en noir et blanc, qui a remporté le prix spécial du jury à la Mostra de Venise 2020. À travers la répression d’une grève en 1962, le maître russe se pose des questions sur la nature du socialisme et de l’homo sovieticus. En salle en France depuis le 1er septembre.

Auteur d’une filmographie inégale, Andreï Kontchalovski a fait preuve au cours de sa carrière d’une agilité digne d’un gymnaste olympique, outrepassant aussi bien les frontières idéologiques que nationales grâce au statut privilégié dont il bénéficiait, en URSS, en tant que rejeton du « clan Mikhalkov » (pour reprendre le titre d’un ouvrage de Cécile Vaissié). Étonnamment, d’ailleurs, si l’on se souvient que celui-ci est issu d’une grande famille aristocratique de Russie. Kontchalovski est en effet le fils aîné de Sergueï Mikhalkov (1913-2009), littérateur du pouvoir qui est parvenu à intégrer « l’élite » soviétique en composant sous Staline des contes pour enfants et l’hymne du régime. Nous le rappelle le double patronyme avec lequel le cinéaste signait ses films au sortir du VGIK [Institut national du cinéma]. Scénariste, avec Andreï Tarkovski, sur L’Enfance d’Ivan (1962) et Andrei Roublev (1971), il réalise ensuite deux longs-métrages : Le Premier Maître (1965) tout d’abord, où l’on assiste à la difficulté d’un instituteur à exporter la révolution au sein d’un village kirghize, puis Le Bonheur d’Assia (1966), premier film soviétique à mentionner l’existence du Goulag par l’intermédiaire de l’un de ses acteurs non-professionnels. Censuré, ce long-métrage qui expose sans fard la vie des paysans au sein d’un kolkhoze sera dévoilé au public lors de la Pérestroïka. Un écueil qui l’incitera à engager avec les autorités une relation de compromis — et Sibériade (1979), produit dans le cadre du XXVIe Congrès du Parti communiste sur le pétrole, constituera en URSS l’acmé de cette stratégie. Avant qu’il ne rejoigne brièvement la France, puis Hollywood plus longuement au début des années 1980.

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Photo : Sacha Goussov // konchalovsky.ru

A 83 ans, Kontchalovski témoigne toujours d’une forte activité créatrice, multipliant depuis 2014 les projets, depuis l’expérimental et attendrissant Les Nuits blanches du facteur (2014), en passant par un navet pavé de bonnes intentions (Paradis, 2016), jusqu’à l’impressionnant Michel-Ange (2019) tourné dans les carrières de Carrare, en Italie. Alors que ce dernier film tenait encore l’affiche au mois de juin, c’est au tour de Chers Camarades ! (2020) de faire dorénavant l’objet d’une sortie en salles nationale. Présenté l’année dernière en avant-première mondiale à la Cinémathèque française, ce dernier opus inaugurait la rétrospective que l’institution lui consacrait (14 septembre-17 octobre 2020). Chers Camarades ! exhume, sous Khrouchtchev, un fait de l’histoire soviétique méconnu des Européens : la répression dans le sang d’une manifestation d’ouvriers de l’usine de locomotives de Novotcherkassk, en juin 1962, accablés par la baisse des salaires et l’inflation croissante des denrées alimentaires. Pour relater cet événement, le cinéaste a consulté des témoignages de survivants et des rapports internes du Parti. Confrontant le chœur des grévistes aux réactions des autorités recluses dans leur palais, un personnage intermédiaire est introduit au sein de cette tragédie soviétique ; il s’agit de Liouda (interprétée par Ioulia Vissotskaïa, la femme de Kontchalovski), une stalinienne convaincue qui est la seule à croire sincèrement en l’idéal communiste. Aveuglée par sa foi, elle prend conscience de la mystification en se trouvant au milieu de la foule dispersée par les tirs, avec la crainte que sa propre fille fasse partie des victimes… L’intérêt de cette situation paradoxale est de cibler les contradictions du régime pour mieux en révéler le caractère autoritaire et factice. Une mécanique de mort est ainsi mise à nu, prête à se déployer à l’encontre des citoyens à des fins conservatrices. A l’image de cette séquence effroyable où les traces de sang des victimes sont recouvertes d’asphalte. Il convient à tout prix de maquiller les faits, d’imposer le silence, de réprimer aveuglément, de forcer l’amnésie. Une véritable confiscation de l’expression démocratique. Ainsi le pouvoir se réclame-t-il de Lénine à seule fin de régner sur le dos des ouvriers. Au-delà de son contexte particulier, Chers Camarades ! peut fournir symétriquement matière à réflexion concernant les violences policières perpétrées en France ces dernières années. Est-ce normal, en démocratie, d’avoir aujourd’hui peur de manifester ? Où commence et finit la violence d’État ? Et comment l’encadrer afin que jamais celle-ci ne devienne arbitraire et absolue ?

Le plus étonnant enfin est que Kontchalovski lui-même a adopté ces dernières années des positions anti-démocratiques. Celui-ci soutient en effet que seul un pouvoir fort peut régner en Russie car, confie-t-il à Michel Ciment, il n’y a ni État, ni citoyens en Russie (Michel Ciment, Andreï Kontchalovski, ni dissident, ni partisan, ni courtisan, pp. 135-137). Les contradictions qu’il soulève dans Chers Camarades ! — soit en 1962, au moment où Kontchalovski participe à l’écriture du scénario de L’Enfance d’Ivan, où l’Armée rouge se distingue des nazis en n’engageant aucun fait d’armes — sont aussi les siennes propres.

A lire :

  • Positif, n°727, septembre 2021
  • Michel Ciment, Andreï Kontchalovski, ni dissident, ni partisan, ni courtisan, Arles, Institut Lumière / Actes Sud, 2019
  • Cécile Vaissié, Le clan Mikhalkov. Culture et pouvoir en Russie (1917-2017), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019

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