Le 10 septembre 2021, Maria Aliokhina, des Pussy Riot, a été condamnée à une année de « privations de liberté » dans le cadre de « l’affaire sanitaire ». Cette jeune femme de trente-trois ans ne pourra ni sortir de chez elle la nuit, ni quitter Moscou, ni changer de logement sans en informer les autorités, ni, bien sûr, participer à des manifestations. Mais les « dernières paroles » qu’elle a prononcées à son procès laisseront une marque forte.
Aliokhina et d’autres ont été interpellés pour avoir annoncé une manifestation pacifique, organisée le 23 janvier 2021 : il s’agissait de protester contre l’arrestation d’Alexeï Navalny à son retour chez lui, et, plus généralement, contre les restrictions des libertés en Russie. Le motif d’inculpation était étrange : ces jeunes gens auraient incité le public à ne pas respecter les normes sanitaires dans un contexte de pandémie. Même aux yeux des partisans de strictes mesures contre la Covid, ce prétexte est apparu d’un cynisme et d’une hypocrisie rares. Aliokhina et huit autres personnes, interpellées dans le même cadre, ont d’ailleurs été reconnues « prisonniers politiques » par l’association Memorial. Assignée à résidence avec un bracelet électronique, la jeune femme a été privée du droit, pendant plus de six mois, de quitter son appartement, et d’utiliser internet. Elle a, en outre, passé un mois en détention cet été pour avoir, soi-disant, refusé d’obéir à la police.
Avec Nadejda Tolokonnikova, Maria Aliokhina avait déjà été condamnée en 2012 à deux ans de détention pour avoir dansé dans une église moscovite et dénoncé dans une « prière punk» les liens, réels, entre Poutine, le patriarche Kirill, l’Église orthodoxe russe et la police politique. Ces procès ont marqué la fin de la relative et très illusoire libéralisation qu’était censé incarner Dmitri Medvedev : le pouvoir poutinien mettait désormais le cap vers davantage de répressions en interne et un isolement accru à l’international. Aliokhina n’a pas plié pendant sa détention. Elle s’est passionnée pour la lecture des mémoires du dissident « historique » Vladimir Boukovski qu’elle citait déjà lors de son procès d’août 2012. En mai 2013, elle a été assistée pour sa demande – rejetée – de libération anticipée par un autre célèbre dissident soviétique, Alexandre Podrabinek. Ce dernier disait la considérer comme « l’héritière des traditions de la dissidence ».
Libérées en décembre 2013, deux mois avant la fin de leur peine — le Kremlin cherchait encore à impressionner favorablement les Occidentaux avant les Jeux Olympiques de Sotchi —, Aliokhina et Tolokonnikova ont lancé un site internet — Mediazona — et une organisation — Zona Prava (Camp du droit) — pour aider les prisonniers en Russie et informer sur leur sort. Aliokhina a continué à écrire et à participer à des performances artistiques. Engagée dans la défense des droits humains, elle demande régulièrement la libération des prisonniers politiques. Elle dénonce également les crimes soviétiques et entend, avec d’autres, empêcher toute justification et banalisation de ces crimes. Aliokhina a ainsi fait partie, en juillet 2018, de ceux qui, dans le cadre de l’action « Décommunisation », exigeaient qu’un bâtiment au cœur de Moscou soit transmis au musée du Goulag et non pas transformé en magasin de luxe: il s’agissait du bâtiment dans lequel le Collège militaire de la Cour suprême d’URSS siégeait du temps de Staline et où 31 445 personnes (dont le metteur en scène Meyerhold et les écrivains Babel et Pilniak) avaient été condamnées à mort. La défense des libertés dans la Russie d’aujourd’hui est ainsi associée au combat pour la mémoire des crimes commis par l’État soviétique et pour celle des victimes de ces crimes.
Ce 10 septembre 2021, la jeune femme blonde, vêtue d’un short noir et de collants résille, a prononcé à son procès ses « dernières paroles », comme la loi russe l’y autorise, et celles-ci ont ensuite été publiées sur sa page Facebook :
L’affaire « sanitaire » est la deuxième accusation pénale de ma vie, et presque dix ans ont passé depuis la première. Les poursuites pénales ayant une cause politique ont cessé de choquer et sont devenues une information parmi d’autres, le matin. Cela avait fait scandale en 2012 : trois très jeunes femmes dans une cage, à cause d’une chanson contre Poutine ; maintenant, chaque habitant de Russie se trouve dans la situation de ces trois très jeunes femmes.
À l’époque, les procès étaient publics, aujourd’hui on nous condamne derrière des portes fermées ; l’État s’est entouré d’un mur pour poursuivre ce spectacle qu’il est honteux de montrer à des spectateurs. Pourquoi le public ne peut-il pas avoir accès aux procès ? Parce que ce n’est pas assez de mener des répressions, pas assez d’envoyer en détention, il faut emprisonner les gens de façon à ce que personne n’en parle. Les choses les plus effroyables se passent dans le silence.
Ma première condamnation se voulait un message : « Ne vous risquez pas à toucher à l’idéologie officielle » ; ma seconde, c’est : « Ne vous risquez même pas à discuter de ce que nous faisons ». Ceux qui lancent ces accusations manquent d’assurance, car ils ne les lancent pas au nom du peuple. Les gens ne sont pas aussi bêtes que certains peuvent le croire du haut de leurs fonctions et de leurs épaulettes. Les gens comprennent qui est persécuté et qui persécute. Qui défend des idéaux, et qui travaille simplement pour sa retraite, et c’est pourquoi il faut les empêcher de voir ce qui se passe. Les murs sont construits par ceux qui ont peur, et ceux qui ont doublement peur interdisent d’en parler.
On nous enseigne la peur à tous. Tu vois cette cage ? Si tu te conduis mal, c’est là que tu te retrouveras. Mais une cage forgée par la peur est pire qu’une cage en verre et en fer, et je le sais parce que je me suis trouvée dans la seconde.
Je n’ai pas peur, je sais que je ne suis pas coupable, mais j’ignore ce qui limite le plus la liberté : porter un bracelet électronique ou être nommé juge par Poutine. Vous superviserez autant d’affaires politiques qu’on vous l’ordonnera ; vous écrirez des papiers et les appellerez des « décisions » tout en sachant que vous n’avez rien décidé du tout, et vous ferez tout cela pour conserver le fauteuil dans lequel vous êtes assis. Vous avez dit que l’esclavage avait été supprimé il y a plus d’un siècle, mais qu’êtes-vous alors ?
Vous suivez le slogan des camps : « Toi, tu meurs aujourd’hui, et demain ce sera mon tour ». Il vaut mieux que j’agisse de façon injuste maintenant pour garder mon poste, et tant pis si un autre en souffre ! Il vaut mieux un autre que moi. Vous nous dites : « Rien ne dépend de nous », mais tout dépend de vous, comme tout dépend de nous.
Ma première affaire pénale avait donné lieu à des débats : des prises de position politiques sont-elles, ou non, un délit pénal ? Il n’y a plus de débats aujourd’hui. Tout le monde le sait : n’importe qui peut être emprisonné. Ce que personne ne sait, c’est comment arrêter cela. En fait, c’est simple. Il faut oublier la phrase « rien ne dépend de moi », et assumer sa responsabilité. En principe, c’est cela, la liberté, si, bien sûr, quelqu’un ici a besoin d’elle. Chacun décide ce qu’il veut : rester dans un camp et vivre selon les principes du camp, ou en sortir. J’ai fait mon choix. À vous de faire le vôtre.
Les dissidents en Russie revendiquaient, dès les années 1960, ce lien entre liberté et responsabilité, et cette question est de nouveau d’actualité. Dans un livre récent qui a beaucoup fait parler de lui, Un passé inconfortable. La mémoire des crimes d’État en Russie et dans d’autres pays (Неудобное прошлое. Память о государственных преступлениях в России и других странах, NLO, 2020), le chercheur russe Nikolaï Epplée réfléchit à la façon dont la Russie peut s’arracher à ce « passé qui ne passe pas » (il cite l’expression d’Henry Rousso) et devenir un État de droit. Il constate que, dans son pays, les concepts de responsabilité et de culpabilité demeurent mal distingués. D’où la volonté de nombreux Russes de fuir toute responsabilité pour les actions de l’État : d’après un sondage signalé par Epplée, 93% des Russes se sentent responsables de ce qui se passe dans leur famille, mais 11% seulement de ce qui se passe dans leur pays. Ainsi, visionner des vidéos de tortures couvertes, voire ordonnées, par les autorités ne suscite pas en eux le sentiment d’une obligation morale qui les pousserait à agir : cela renforce leur détermination à se tenir le plus éloigné possible de l’État.
Par ses combats et ses déclarations, Aliokhina affirme le lien entre liberté, responsabilité, engagement et reconnaissance des crimes passés. Le pouvoir russe semble toutefois vouloir pousser la jeune femme à émigrer. Certains de ses proches dont des inculpés dans « l’affaire sanitaire », ont récemment quitté la Russie, comme d’autres opposants. Aliokhina ne manifeste pour l’instant aucun désir d’émigrer. Son livre Jours d’insurrection (Seuil, 2017), dans lequel elle raconte son expérience carcérale, se termine par ces phrases : « La liberté n’existe que si l’on se bat pour elle tous les jours. Et je roule dans une voiture qui prend de la vitesse. » Dimanche 19 septembre, Maria Aliokhina faisait partie, à Moscou, des observateurs qui essayaient de limiter la fraude, ou au moins de la repérer, lors des élections à la Douma.
Politologue, historienne, slaviste, professeure à l'université Rennes II, directrice du département de russe de Rennes II, chercheuse au CERCLE (Nancy II).