L’inavoué

J’observe qu’à chaque fois que je m’apprête à écrire un post sur Facebook, geste si banal par le passé, afin d’attirer l’attention sur le succès d’un ami ou sur une manifestation organisée par telle ou telle ONG, je m’interromps pour me demander : une telle sensibilisation ne pourrait-elle pas nuire à quelqu’un ? Je ne suis pas un agent étranger, mais je travaille et je vis à l’étranger. Mon blog sur Facebook est lu par beaucoup de gens. Or, en 2021, l’atmosphère a changé. Je suis dans l’incertitude : comment écrire désormais ?

Lors d’un festival de poésie, j’ai entendu un poème consacré à Navalny. Un très beau poème. Mais j’ai décidé de ne rien écrire à ce sujet. Parce que le poète est mon ami, il vit « entre deux pays », franchit souvent la frontière, voyage. À quoi bon lui causer des ennuis ? Ou encore : un ami s’exprime au Centre Eltsine [à Ekaterinbourg, NDLR]. Je ne vais pas le mentionner sur Facebook, parce que mes compliments peuvent lui nuire. Il n’y a pas longtemps, un sociologue a publié un texte brillant écrit dans la langue d’Ésope. Auparavant, je relatais le contenu de tels textes en les expliquant à mes lecteurs. Tout le monde aimait cela. Mais cette fois je me suis abstenu. Parce que là où ce professeur enseigne, il y a déjà suffisamment de problèmes à cause des procédures engagées contre bon nombre d’étudiants. Il y a peu, je me suis demandé si je devais publier un post sur un nouveau livre sorti chez un éditeur connu, un ami à moi. Moi, je le complimente, j’écris à quel point il est intelligent et performant, mais quelles conclusions seront tirées par les instances officielles ?

Je continue à écrire. Mais désormais avec une sorte de gêne. Si auparavant j’exprimais simplement ma joie à l’occasion d’un événement culturel en Russie, désormais je franchis à chaque fois « un seuil », « une petite marche ».

C’est à cause de cela que j’ai commencé à me rappeler l’ancienne époque. Je l’ai vécue. Il existait un critère ferme : si vous aviez transmis un manuscrit à l’Occident ou aviez accordé une interview à la radio « Liberté », vous passiez immédiatement dans une autre catégorie [celle des damnés du régime]. Si vous continuiez à écrire — et même si vous lisiez vos textes devant un petit auditoire — mais sans faire de « pas fatal », on vous « laissait vivre » sans vous priver de travail.

Toutes les ONG de la société civile européenne qui ont travaillé depuis trois décennies en partenariat avec des ONG russes sont confrontées actuellement à ce dilemme. Des Européens qui souhaitent ne pas nuire à des partenaires russes sont amenés aussi à se poser la question : faut-il ou non mentionner ces partenariats ? Non seulement ceux d’aujourd’hui mais également ceux du passé.

Désormais nous ne postons pas, dans de nombreux cas, les photos prises pendant des conférences ou des écoles d’été. Parfois, on s’en abstient de son propre chef, mais souvent les organisateurs le demandent clairement. Hier encore de telles photographies représentaient une joie commune, alors qu’aujourd’hui c’est une source d’angoisse. Il peut arriver qu’une personne ait participé il y a un an à un séminaire sur l’esthétique de Platon et qu’aujourd’hui cela soit déclaré criminel.

On me raconte de plus en plus souvent que les directions régionales du FSB recommandent aux organisateurs locaux de renoncer à tout Européen venu en qualité de partenaire, peu importe qu’il s’agisse du festival de l’urbanisme ou du concours d’« entrepreneuriat social ». Il y a dix ans, ces mêmes Européens voyaient les vice-gouverneurs leur serrer la main avec reconnaissance à l’ouverture de tels festivals.

Quand on crée un barrage, l’eau se creuse un nouveau lit. Désormais nous ne pouvons pas écrire aussi librement sur LiveJournal ou Facebook, et l’eau coule vers les canaux anonymes de Telegram. Là-bas, c’est encore possible !

Pourtant, même ces canaux (et trois ou quatre médias qui pratiquent encore la liberté d’expression) ne peuvent plus compter sur les commentaires libres de leur public. Une partie considérable de l’auditoire les lit de la même manière que l’on lisait à l’époque soviétique le samizdat ou écoutait « les voix ennemies » [des radios occidentales] : sans attirer l’attention, sans « liker ». L’auditoire comprend qu’il est sous surveillance.

Cette nouvelle situation culturelle se forme très vite. Pour l’instant, nous souhaitons un joyeux anniversaire à un vieil ami sans réfléchir. Bientôt, il faudra peser sa décision : faut-il marquer publiquement sa sympathie ? Ne vaut-il pas mieux l’exprimer en privé ou via WhatsApp ? Qu’en sera-t-il dans deux ou trois ans ?

Traduit du russe par Olesya Bereza

Alexandre Morozov est un politologue russe, chercheur à l'université Charles, à Prague.

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