Comment combattre les mensonges du régime de Poutine sur l’Ukraine ? Face à un pouvoir qui ne jure que par la force, il faut commencer par désigner les choses par leur nom, conseille l’un des meilleurs politologues ukrainiens.
Dans un récent article, Marie Mendras nous a rappelé avec justesse que la « crise ukrainienne » dont on parle tant n’est en aucun cas « ukrainienne » mais avant tout « russe ». Elle est « russe » non seulement en termes purement factuels — car elle a été fabriquée et amplifiée par les dirigeants politiques russes jusqu’à atteindre le niveau actuel, désastreux. Elle est également « russe » en termes philosophiques, car elle reflète la crise profonde de l’identité russe, son incompatibilité avec le monde moderne postimpérial et son incapacité à accepter la modernité induite par l’Occident, l’ordre international de l’après-guerre froide et la souveraineté de l’Ukraine que Moscou continue de considérer comme sa « chasse gardée ».
À proprement parler, la « crise ukrainienne » — dans la mesure où nous pouvons la considérer comme un phénomène « ukrainien », c’est-à-dire véritablement national — a un calendrier très clair et précis. Elle a commencé le 21 novembre 2013, lorsque le gouvernement ukrainien a cédé dans le bras de fer avec Moscou et a mis au rebut l’accord d’association avec l’Union européenne qui devait être signé une semaine plus tard. La soumission de dernière minute du gouvernement au chantage russe était trop évidente et scandaleuse, elle a donc provoqué des manifestations de masse. Celles-ci se sont déroulées pacifiquement pendant une semaine, jusqu’à ce que le gouvernement ait recours à la force brutale pour disperser les manifestants. Cela a déclenché une véritable crise, le gouvernement intensifiant la pression et les manifestants répondant de la même manière. La situation d’impasse a atteint son paroxysme le 22 février, lorsque le président [Viktor Ianoukovytch, NDLR] a mystérieusement disparu de Kyïv pour réapparaître un jour plus tard en Russie. Les raisons et les circonstances de son évacuation restent obscures, puisque personne n’a jamais tenté de prendre d’assaut son palais et qu’aucune menace de mort n’a été proférée à son encontre. (En fait, les manifestants ne demandaient que sa démission et des élections anticipées.) La fuite du président a été un événement extraordinaire, mais la société civile et la classe politique ukrainiennes ont fait de leur mieux dans cette situation inhabituelle ; elles ont rapidement transféré la politique de la rue vers le Parlement.
Ce même 22 février, une majorité constitutionnelle de députés a voté par 328 voix contre 0 en faveur de la destitution du président en fuite et a programmé une nouvelle élection présidentielle pour le 25 mai, la date la plus proche autorisée par la Constitution (qui exige un délai de trois mois pour la campagne électorale). Les députés ont élu un nouveau président du Parlement, qui a assumé le rôle de président par intérim (toujours selon la Constitution), et ont formé un nouveau gouvernement. Le 25 mai, les Ukrainiens ont élu un nouveau chef d’État parmi plusieurs candidats (dont certains ouvertement pro-russes). Cette date (sinon la précédente, le 22 février) peut être considérée comme la fin de la « crise ukrainienne », dans la mesure où la pleine légitimité du pouvoir d’État a été rétablie.
Depuis lors, l’Ukraine a évolué comme un « pays normal » (selon la définition pertinente de Timothy Snyder), avec une compétition politique, des élections libres (en 2014 et 2019) et un transfert pacifique du pouvoir à des rivaux politiques, avec la liberté d’expression et de réunion, avec une croissance économique modeste (mais remarquable dans le contexte d’une guerre de facto et d’un manque d’investissements étrangers) et, bien sûr, avec de multiples tensions internes qui sont communes à toutes les démocraties mais qui peuvent difficilement être définies comme une « crise ».
Le terme subsiste néanmoins et nous lisons partout qu’il s’agit d’une « crise ukrainienne », même si, en réalité, il s’agit de moins en moins de l’Ukraine et de plus en plus de la Russie — la guerre de la Russie contre l’Ukraine, contre l’Occident, contre la démocratie et l’ordre international. En fait, la subtile différence sémantique entre « crise liée à l’Ukraine » et « crise ukrainienne » disparaît dans la plupart des langues. Même en anglais (Ukraine crisis versus Ukrainian crisis), les termes sont souvent utilisés de manière interchangeable — soit par négligence du locuteur, soit par commodité, soit par un lapsus. La formule « crise liée à l’Ukraine » est certes douteuse, mais la formule « crise ukrainienne » est bien pire ; elle déforme la réalité presque autant que la tristement célèbre description d’Auschwitz comme « camp de concentration polonais ». Elle soutient le discours de Moscou sur la « guerre civile » en Ukraine et est généralement adoptée par les auteurs pro-russes qui nient toute complicité du Kremlin dans cette « crise ».
La formule apparemment neutre « crise liée à l’Ukraine », qui ne fait pas nécessairement référence à la crise en Ukraine mais aussi à la crise autour et « au sujet de » l’Ukraine, n’est pas aussi imparfaite et nuisible que l’expression « crise ukrainienne », mais reste assez ambiguë. Néanmoins, ce terme s’est imposé dans les médias internationaux et les milieux universitaires. Même le réputé Foreign Policy utilise aujourd’hui une rubrique qu’il a baptisée « Ukraine Border Crisis », tandis que le Financial Times propose une mise à jour quotidienne sous le titre « Ukraine conflict »1. Cela semble impartial, pourtant l’ambiguïté règne en. Rien ne laisse entendre dans ces titres qu’un pays a rassemblé 150 000 soldats et des armes lourdes à la frontière de l’Ukraine et pourrait être impliqué d’une manière ou d’une autre dans cette « crise » ; ou que le « conflit » pourrait avoir un autre participant que l’Ukraine, et que cet autre participant, non nommé, ne se dirige pas seulement vers un « conflit » mais vers une guerre de facto.
Il semble que les médias, les universitaires et les politiciens occidentaux ont abusé de leur « correction » et de leur « impartialité » tant vantées. Ils ont adopté une formule supposément neutre, « crise liée à l’Ukraine », en 2014, alors que la crise politique ukrainienne de l’hiver précédent aurait pu être au moins évoquée, que les informations générales sur le conflit semblaient insuffisantes et confuses, que le rôle de la Russie était contesté et que les espoirs d’un règlement pacifique réchauffaient encore le cœur des idéalistes occidentaux (ainsi que des pragmatiques engagés avec Moscou dans un business lucratif).
Mais dès le départ, la formule a occulté, réduit au silence ou marginalisé le rôle de la Russie dans le processus. Elle a créé une ambiguïté, une zone grise, où toutes sortes de fausses nouvelles et de messages de propagande diffusés par le Kremlin ont eu le même poids et reçu la même attention que les faits avérés et les événements réels. Le modèle traditionnel des médias occidentaux, qui consiste à présenter des informations provenant des deux côtés du conflit, afin de fournir une vision prétendument équilibrée, échoue complètement car il ne s’agit pas de deux interprétations différentes des mêmes faits ou événements mais, au contraire, de faits et de réalité d’un côté et de mensonges flagrants et de chutzpah éhontée de l’autre. Les médias de masse, mais aussi, dans une certaine mesure, le monde universitaire et les politiciens traditionnels, dans leur quête d’« impartialité », deviennent en fait des machines à blanchir les fake news et les distorsions propagandistes du Kremlin. Et comme tout cela est un élément clé de la « guerre hybride », la non-résistance signifie en fait une collaboration tacite.
En conséquence, nous nous retrouvons dans une réalité déformée où les arguments du violeur et de sa victime sont traités de manière égale, et où la vérité est censée se trouver quelque part entre les deux. Au moment où j’écris ces lignes, les médias internationaux multiplient les informations reprises soit de Reuters, soit, avec des différences mineures, de DPA [Deutsche Presse-Agentur] : « Les rebelles soutenus par la Russie et les forces ukrainiennes ont échangé jeudi des accusations selon lesquelles chacun a tiré au-delà de la ligne de cessez-le-feu dans l’est de l’Ukraine. » Les lecteurs compétents savent peut-être que les responsables ukrainiens ont déclaré — à de nombreuses reprises et dans divers forums — qu’ils ne souhaitaient pas prendre les régions « séparatistes » par la force, et que la société ukrainienne dans son ensemble a peu d’appétit pour une prise de contrôle par la force, et même pour une prise de contrôle tout court. Ils savent peut-être aussi que la Russie a rassemblé une énorme armée à la frontière ukrainienne et qu’elle ne cherche qu’un prétexte pour une invasion selon le modèle osséto-géorgien de 2008 (ou soviéto-finlandais de 1940, ou germano-polonais de 1939), et que, par conséquent, les « accusations mutuelles » ne sont ni une « vision intermédiaire » de la situation ni une « demi-vérité », mais un pur mensonge de Moscou, mis sur un pied d’égalité avec les faits concrets du côté ukrainien — les faits qui peuvent être prouvés à la fois par les photos satellite et les observateurs de l’OSCE sur le terrain.
Bien sûr, des médias respectables fournissent les explications nécessaires, mais de nombreux lecteurs se contentent d’un titre sensationnel et ne vont pas nécessairement plus loin. Ils lisent le titre qui présente les nouvelles concernant les « séparatistes » et les forces gouvernementales qui ont « échangé des accusations » en violation du cessez-le-feu, mais ne comprennent pas qui a commencé à tirer (et pourquoi). Ils sont donc plus susceptibles d’avoir le sentiment que la vérité est incertaine, que les deux parties sont identiques et qu’aucune n’est digne de confiance. Finalement, les lecteurs peuvent arriver à une conclusion du type : la « crise » n’est pas notre affaire, tenons-nous loin de ces barbares. C’est exactement ce dont Moscou a besoin ; une zone grise où, selon l’expression de Peter Pomerantsev, « rien n’est vrai et tout est possible ». Le Kremlin prépare le terrain pour sa victoire dans la guerre de l’information avant l’invasion militaire, comme il l’a méticuleusement fait il y a quatorze ans en Géorgie et six ans plus tard en Crimée. L’Occident semble une fois de plus impuissant face à ce défi.
Le régime voyou que nous observons aujourd’hui à Moscou n’est pas seulement le produit d’une histoire russe particulière, de processus sociaux complexes ou de complexes psychologiques de l’élite du KGB. Il est également le produit de la connaissance limitée et souvent déformée qu’a l’Occident de ce pays, des vœux pieux à son égard et d’une réticence persistante à appeler les choses par leur nom et à adopter une position adéquate qui elle-même ne peut être fondée que sur une désignation adéquate.
En 1999, l’Occident a fermé les yeux sur les terribles explosions d’immeubles d’habitation à Moscou et à Volgodonsk, malgré les nombreuses preuves de l’implication du FSB. Il a condamné timidement les crimes de guerre russes en Tchétchénie et a réservé l’étiquette de « génocide » à Milosevic. Il a doucement rappelé, sans jamais insister, que Moscou avait promis (puis signé un mémorandum dans les années 1990) de retirer ses troupes de Moldavie, où elles se trouvent toujours illégalement (dans un pays officiellement neutre, n’en déplaise aux partisans actuels de la neutralité de l’Ukraine). Il a exprimé une certaine « préoccupation » à l’égard de la répression contre l’opposition et les médias indépendants, la persécution et même l’assassinat d’opposants politiques, mais cette question a toujours été marginale dans les relations entre l’Occident et la Russie. Même l’invasion de la Géorgie et l’occupation d’une partie de son territoire n’ont suscité aucune condamnation sérieuse, et encore moins de sanctions. L’Occident s’est contenté d’avaler le récit de Moscou selon lequel la Géorgie était l’agresseur qui avait attaqué la Russie, bien que la Géorgie ne l’ait fait ni à Rostov, ni à Moscou, ni même dans la région contestée de Tchétchénie, mais, ironiquement, sur son propre territoire. Point final.
Poutine a tiré toutes ces leçons et a envahi la Crimée avec une pleine confiance en soi. Il ne comprend probablement pas pourquoi son geste a suscité une telle condamnation et, pire, des sanctions. Pourquoi les mêmes hommes politiques qui l’ont accueilli par une ovation au Bundestag après les explosions de Moscou, qui l’ont décoré de l’Ordre national de la Légion d’honneur après les massacres en Tchétchénie, et qui ont paraphé l’ambitieux programme de partenariat pour la modernisation après qu’il a dépecé la Géorgie, pourquoi diable se sont-ils souvenus soudain de certaines lois, de certains accords et de certains principes ?
Poutine peut se sentir maltraité comme un enfant soudainement réprimandé pour de petites manigances qui avaient été auparavant tolérées ou étaient passées inaperçues. Son éventuelle guerre hybride contre l’Occident est une sorte de vengeance — non seulement pour « la plus grande catastrophe du XXe siècle », comme il définit l’éclatement de l’Union soviétique, non seulement pour le « détournement » de l’Ukraine de sa « sphère d’intérêts privilégiée », mais aussi pour le changement soudain des règles ou, plutôt, de leur applicabilité.
L’Occident semble enfin accepter l’essence criminelle du régime du Kremlin — après huit années de guerre russo-ukrainienne, qualifiée par euphémisme de « crise », après l’ingérence de Moscou dans les élections occidentales, les attaques de pirates informatiques et les assassinats spectaculaires d’opposants au Kremlin réfugiés en Occident, et enfin après le chantage grossier exercé sur l’Ukraine et l’Occident avec une menace d’invasion militaire et la reconnaissance des Républiques autoproclamées.
Pour l’instant, le réveil n’est ni complet ni certain ; il y a encore trop de « Putin-Versteher » [expression allemande pour désigner les personnes qui soutiennent ou sont indulgentes envers Poutine, NDLR] dans différents pays, trop de politiciens et encore plus d’hommes d’affaires partout dans le monde qui préfèrent ne pas sacrifier leurs bénéfices palpables au nom de la liberté ou même au nom de la vie de gens éloignés dont ils ne savent rien. Ils n’osent toujours pas appeler un chat un chat, un tueur un tueur, et un régime voyou un régime voyou. « L’Occident cherche toujours des solutions et la stabilité », affirme Kurt Volker, et Poutine le sait parfaitement. Il sait que « l’Occident préfère constamment éviter la confrontation et il utilise les crises et l’instabilité pour créer des points d’influence ».
Poutine joue habilement à son jeu favori — « je te tiens par la barbichette » — et fait monter les enchères en renforçant son image de voyou devenu fou, peut-être même suicidaire. C’est une manipulation, une image, mais ça marche. Les dirigeants et les diplomates occidentaux tentent de l’apaiser, même si Poutine lui-même et ses laquais se moquent ouvertement des Occidentaux, les insultent et les humilient. « Tragiquement, conclut Anne Applebaum, les dirigeants et les diplomates occidentaux […] pensent encore qu’ils vivent dans un monde où les règles comptent, où le protocole diplomatique est utile, où la politesse est valorisée. Ils pensent tous que lorsqu’ils vont en Russie, ils parlent à des gens dont les idées peuvent être changées par des arguments ou des débats. Ils pensent que l’élite russe se soucie de sa “réputation”. Ce n’est pas le cas. En fait, ils s’adressent à des personnes qui ne s’intéressent ni aux traités ni aux documents, des personnes qui ne respectent que le pouvoir dur. »
Cela n’augure rien de bon pour l’Ukraine, tant que les Occidentaux continueront de répéter le mantra du « dialogue » et tenteront de persuader les tueurs en série d’arrêter de tuer et de passer de la viande crue aux fruits et légumes. Il y a toutefois une lueur d’espoir dans le constat plutôt pessimiste d’Applebaum. Elle nous rappelle que les dirigeants russes ne se soucient guère du peuple et donc des sanctions qui visent leur pays. Ils se soucient de leur richesse personnelle et de leur pouvoir. Alors frappez-les là où ça fait le plus mal. Visez leurs biens acquis de manière illicite et leurs comptes bancaires en Occident, leurs visas et, plus généralement, leur dolce vita dans cette « Gayropa » qu’ils méprisent, mais dont eux-mêmes et leurs proches ont l’habitude de profiter. Il est plus que temps d’appeler des escrocs des escrocs, et des bandits des bandits, et de les traiter en conséquence. C’est un remède amer mais, hélas, le seul qui reste.
Mykola Riabtchouk est directeur de recherche à l'Institut d'études politiques et des nationalités de l'Académie des sciences d'Ukraine et maître de conférences à l'université de Varsovie. Il a beaucoup écrit sur la société civile, la construction de l'État-nation, l'identité nationale et la transition postcommuniste. L’un de ses livres a été traduit en français : De la « Petite-Russie » à l'Ukraine, Paris, L'Harmattan, 2003.