Le massacre de Boutcha relève d’une stratégie des dirigeants russes

La célèbre journaliste ukrainienne Sevgil Musaieva, qui appartient à la communauté tatare de Crimée, appelle à ne pas céder à la haine face à la barbarie russe, mais à tout faire pour que les criminels soient retrouvés, jugés et condamnés.

Mes amis ! Je veux écrire sur quelque chose d’important.

Après Boutcha et toutes les autres villes d’Ukraine, avec les informations sur des viols d’enfants et de femmes, sur des familles entières brûlées, pendant trois jours, je me suis sentie comme un lion en cage.

J’ai été saisie par la haine et la soif de vengeance. À tel point qu’il y a quelques jours j’ai téléphoné à Patrick Desbois, un prêtre catholique qui documente depuis des années les crimes contre l’humanité dans divers pays, et pour lequel j’ai beaucoup de respect. Je voulais l’interviewer. Mais une question qui m’intéressait personnellement au plus haut point était de savoir s’il était normal de ressentir une haine aussi féroce pour les personnes qui ont fait cela. Parce que je n’aurais jamais imaginé être capable de tels sentiments.

Il a dit que c’était normal. Qu’il est très difficile de ne pas ressentir de la haine lorsque vos proches sont tués, les villes dévastées, les vies détruites et que tout ce que nous avons construit est réduit à néant. Comment vaincre l’ennemi autrement ?

Hier soir, j’ai décidé de relire La Deuxième Guerre de Tchétchénie d’Anna Politkovskaïa. Tout ce que les militaires russes font actuellement en Ukraine, ils l’ont fait aux Tchétchènes dans les années 1990 et au début des années 2000. Violer, piller, tuer des familles entières : ils ne considéraient pas les Tchétchènes comme des êtres humains, soyons honnêtes.

Dans son livre, Politkovskaïa raconte comment la guerre a radicalisé les Tchétchènes.

Et je le comprends maintenant !

Le massacre de Boutcha relève d’une stratégie des dirigeants russes ; il ne s’agit pas de la « volonté » des militaires. C’est délibéré. Pour accroître notre haine, pour nous radicaliser et pour finalement nous rendre fous.

Nous savons ce que cela a donné en Tchétchénie. La résistance a été marginalisée et s’est transformée en terroristes et extrémistes, pour servir le discours de la propagande russe.

Nous ne devons donc pas permettre que cela se produise. Nous devons faire preuve de retenue afin de ne pas nous transformer en bêtes féroces, même s’il est de plus en plus difficile de nous y tenir chaque jour qui passe. Mais c’est ce que veulent nos ennemis. Ils veulent que nous nous transformions en bêtes sanguinaires et que nous perdions le soutien du monde. Que nous soyons seuls face à l’ennemi.

Je ne sais pas comment éviter cela. Mais je peux vous dire ce qui m’aide, moi :

  1. Plus je vois le mal, plus je veux faire quelque chose pour les victimes de ces agresseurs. Aidez les victimes : avec des vêtements, de l’argent, en racontant leurs histoires. Les victimes doivent avoir la possibilité de parler, il faut les accueillir. C’est particulièrement vrai pour les femmes et les enfants victimes d’abus sexuels. Nous devons prendre soin d’eux et penser à eux. C’est notre responsabilité.
  2. Je prie. C’est le ramadan pour les musulmans, mais je suis allée assister à un office dans une église gréco-catholique, simplement parce que je voulais être là avec les miens, avec des gens qui ressentent la même chose que moi en ce moment. Si vous ne croyez pas en Dieu, méditez, trouvez quelque chose qui vous apaise personnellement.
  3. Croyez en notre victoire et dans les forces armées ukrainiennes. Aidez l’armée et les volontaires. L’ennemi sera tenu pour responsable. C’est certain. Et cela peut se faire de plusieurs façons : action juridique, recherche de preuves des crimes, travail avec des amis à l’étranger, avec la communauté internationale. Tout cela est nécessaire et constitue un front de lutte aussi important que la lutte armée.

Nous allons gagner. En particulier grâce à notre humanité. Parce que nous ne sommes pas eux. Souvenez-vous de cela à chaque instant.

Publié le 8 avril, en russe, sur la page Facebook de l’autrice.

Sevgil Hayretdın Qızı Musaieva est éditrice-en-chef de Oukraïnska Pravda, site ukrainien d’actualités, chercheuse à Nieman Foundation for Journalism at Harvard

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