La Russie va devoir encore payer cher pour la guerre en Ukraine. Tel sera son devoir civique et historique

La guerre contre l’Ukraine a placé la Russie dans la catégorie des États parias. S’agissant de l’« État » russe, cela ne fait pas de doute. Mais que dire de la responsabilité individuelle, celle de chaque citoyen, dans un pays à régime dictatorial ? Telle est la question posée par le journaliste russe indépendant et ancien dissident soviétique Alexandre Podrabinek.

Du point de vue formel, sur chacun des 144 millions de citoyens russes la responsabilité de la guerre est de l’ordre d’un cent quarante-quatre millionième. Or cette responsabilité ne pèse pas sur les Russes en tant qu’ethnie pour la simple raison qu’une trentaine de millions de Russes vivent en dehors de la Russie et ne sont donc pas responsables des agissements du gouvernement russe. Quant à la responsabilité des personnes, il y a bien longtemps que les choses sont plus compliquées : à coup sûr, on compte en Russie beaucoup plus de gens opposés à la guerre avec l’Ukraine que de gens pour.

Vue de l’extérieur, la Russie apparaît comme un bloc compact, et bien peu s’intéressent aux détails et aux nuances d’état d’esprit au sein de la population civile. La guerre engendre la haine, la haine obscurcit l’entendement et dispense de porter des jugements pondérés. Il est beaucoup plus simple d’accuser tous les Russes de fascisme que d’essayer de comprendre en quoi consiste la responsabilité du citoyen sous une dictature.

La haine de l’adversaire est le principal butin de la guerre. Nul n’y renonce. Ni la victime de l’agression, pour qui la haine est une arme de résistance, ni bien sûr l’agresseur, pour qui la haine reste l’ultime justification de l’agression et des crimes de guerre. Dans l’art d’attiser et d’entretenir la haine, les hommes politiques ont atteint des sommets, ce qu’on ne peut dire au sujet d’autres domaines de leurs fonctions.

Il est moralement pénible, quoique nécessaire, d’admettre que la haine du monde entier envers son pays est une réaction normale. Depuis le début de la guerre avec l’Ukraine, cette situation moralement pénible a amené plusieurs centaines de milliers de personnes (selon certaines évaluations, jusqu’à 2 millions) à quitter la Russie dans un mouvement de panique. En Russie, plus de 15 000 personnes ont été arrêtées pour avoir manifesté contre la guerre, et une centaine ont été traduites en justice. Dans cette atmosphère de répression politique, la majorité des gens craignent de dire ce qu’ils pensent de la guerre, notamment dans les sondages d’opinion.

Bien sûr, les choses ayant pris une telle ampleur, l’opposition ne peut sérieusement influer sur le cours des événements, et elle tient davantage de la dissidence que de l’activité politique, en ce sens qu’elle n’escompte pas obtenir des résultats mais vise à maintenir dans la société le sens de la dignité personnelle et le refus intransigeant de l’arbitraire. Qui s’intéresse à cela hors de Russie ? Très peu de gens. Les autres préfèrent généraliser et haïr tout ce qui est russe, y compris l’histoire, la langue et la culture. C’est plus simple et plus conforme à l’opinion générale. Il est inutile de vouloir les faire changer d’avis ou de discuter avec eux : les horreurs de la guerre, les deuils et la solidarité avec les victimes engendrent des émotions contre lesquelles les raisonnements sont impuissants.

Or voir un pays tomber dans un abîme de violence et d’arbitraire et régresser vers des époques de barbarie et d’isolement généralisé oblige à réfléchir. La question de la culpabilité commune russe est liée non seulement à celle d’un repentir national mais au choix d’une position politique. Dans une dictature, la majorité est écrasée et se tait de crainte de répressions. On comprend sa peur et on comprend un comportement qui, s’il n’est pas très perspicace, se justifie à tout moment par l’instinct de conservation. Une autre partie de la population, malheureusement minoritaire, ne peut se résoudre à vivre sous une dictature. Certains optent alors pour la solution la plus simple et émigrent ; d’autres opposent au régime une résistance en règle générale non violente.

Aucune de ces positions politiques qu’un citoyen peut choisir dans la Russie d’aujourd’hui n’est libre de pressions du monde environnant. S’agissant de l’intelligentsia, elles prennent la forme de reproches d’inertie politique et d’indifférence. S’agissant des milieux populaires, ce sont des reproches de fascisme, de servilisme et d’agressivité innée. Souvent ces reproches et ces accusations naissent d’un sentiment erroné de supériorité nationale. Les accusateurs oublient que dans des situations historiques analogues les peuples les plus divers se sont conduits de la même façon.

Aujourd’hui, compte tenu de mon expérience de la Russie, j’imagine sans peine ce que j’aurais éprouvé si j’avais vécu sous le Troisième Reich. Presque tout le monde civilisé avait maudit l’Allemagne d’Hitler et tous les Allemands en tant que nation et en tant qu’individus. Tous étaient frappés de la marque infamante du fascisme. Seuls quelques rares Allemands avaient protesté et ils avaient connu un sort affreux. Les autres se taisaient. Non pas peut-être parce qu’ils soutenaient le nazisme, mais parce qu’ils avaient peur de tomber entre les mains de la Gestapo et d’être exécutés ou envoyés en camp de concentration.

Tous les Allemands étaient alors collectivement coupables et, dans bien des cas, responsables. Pour les Alliés, il était simple — et commode sur le plan de la propagande — de condamner la nation adversaire tout entière. En outre, cela permettait de ne pas trop réfléchir lorsqu’il s’agissait d’exterminer la population civile de Dresde, de réduire en cendres des quartiers résidentiels de Tokyo et de lâcher des bombes atomiques sur les habitants de villes japonaises. Puisqu’ils étaient tous coupables, ils avaient tous à en répondre.

Nous ne saurons jamais avec certitude quel pourcentage de la population allemande soutenait Hitler et quel pourcentage le condamnait. Il n’y avait alors en Allemagne ni presse libre, ni élections, ni enquêtes d’opinion. Il était impossible de savoir vraiment ce que pensait la société. C’est la même chose maintenant en Russie. L’opinion répandue dans le monde selon laquelle les Russes sont tous identiques est absurde.

L’idée de la servitude comme un trait national russe est primitive et ne résiste pas à l’examen historique. Du temps de l’Union soviétique, toutes les nations (à l’exception peut-être des Tatares de Crimée) se montraient aussi dociles les unes que les autres car la peur de la répression paralysait l’activité politique. Ne protestaient que quelques dissidents peu nombreux. En Chine, près d’un milliard et demi de gens souffrent sous le joug du parti communiste. Est-ce que cela veut dire qu’ils ont la servitude dans le sang ? En Corée du Nord, 25 millions de personnes sont soumises aux conditions insupportables que leur impose une dictature implacable. Méritent-elles alors d’être condamnées pour leur passivité et leur non-résistance ? Malheureusement, on pourrait encore citer de nombreux exemples semblables.

Les gens qui se montrent prompts à accuser autrui de dégradation nationale sont ceux qui, sur un plan personnel, ne se sont jamais dressés seuls contre un système. Je conseillerai à chacun d’entre eux de se mettre à la place d’un citoyen de l’Allemagne nazie. Qu’ils sentent peser sur eux pour une minute la qualification infamante de « fasciste ». Ou bien qu’ils s’imaginent habiter en URSS, en Corée du Nord, en Chine ou à Cuba. Je pense qu’ils auraient tout juste assez d’amour de la liberté pour s’enfuir à l’étranger, abandonnant leur pays à son sort.

La Russie va devoir encore payer cher pour la guerre en Ukraine. Tel sera son devoir civique et historique. Et ce sera la condition sine qua non de son retour dans le concert des nations civilisées.

Traduit du russe par Bernard Marchadier

Alexandre Podrabinek est un journaliste indépendant russe, ex-prisonnier politique soviétique. Impliqué dans le mouvement démocratique en URSS depuis le début des années 1970, il a enquêté en particulier sur l'utilisation de la psychiatrie à des fins politiques. Deux fois jugé pour « diffamation » pour ses livres et articles publiés en Occident ou circulant en samizdat, il a passé cinq ans et demi en prison, dans des camps et en relégation. Son livre le plus connu est Médecine punitive, en russe et en anglais. Il est chroniqueur et journaliste pour plusieurs médias dont Novaïa Gazeta, RFI, Radio Liberty, etc.

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