Pourquoi revenir sur une exposition qui s’est terminée voici quatre mois ? Parce que l’historienne de l’art Olga Medvedkova soulève une question importante : comment l’art russe et, plus largement, la culture russe sont brandis, en France et ailleurs, pour promouvoir une « spécificité » russe à laquelle le poète Tiouttchev (1803-1873) fait allusion dans ses célèbres vers, « Nul mètre usuel ne la mesure / Nulle raison ne la conçoit / La Russie a une stature / Qui ne se livre qu’à la foi » ?
L’exposition consacrée au peintre réaliste Ilya Répine (1844-1930) a été présentée à Paris au Petit Palais du 5 octobre 2021 au 23 janvier 2022. C’était la première exposition consacrée à cet artiste, parmi les plus séduisants du XIXe siècle russe. Elle a été conçue par des conservateurs russes de la galerie Trétiakov, à Moscou, sous la direction de Tatiana Ioudenkova, spécialiste de Répine. D’abord présentée à Moscou, puis à Helsinki, l’exposition a été adaptée pour la France par Christophe Leribault et Stéphanie Cantarutti. À Paris, l’exposition a reçu un nouveau titre, un accrochage et un cadre décoratif originaux. Il nous semble utile de séparer ces deux étapes dans la conception de l’exposition : l’offre russe et sa réception française. Aujourd’hui, sur fond d’événements tragiques, d’invasion dévastatrice de l’Ukraine par la Russie emportée par le nationalisme et l’idéologie impériale, il est plus que jamais important de faire attention aux mots que nous traduisons du russe vers le français. Il nous est, plus que jamais, nécessaire de nous préserver de clichés qui, répétés sans trop d’attention, véhiculent des idées douteuses.
L’exposition de Moscou (du 16 mars au 18 août 2019) s’appelait tout simplement « Ilya Répine ». Celle du musée d’art Ateneum à Helsinki (du 27 avril au 29 août 2021) se nommait encore plus simplement « Répine ». Le catalogue de l’exposition russe commençait par des articles intitulés « Répine et l’art français », « Répine et les maîtres anciens ». L’idée de la valeur internationale, mais aussi et surtout du contenu universel de l’art de Répine, était chère aux conservateurs russes. Le design de l’exposition moscovite était sobre, voire minimaliste : des murs aux couleurs claires tranchaient avec la richesse de la palette du maître, avec l’exubérance de sa peinture à l’huile et des cadres scintillants d’or.
Les couleurs des murs à l’exposition d’Helsinki étaient, certes, plus vives. Mais la présentation de l’artiste était tout aussi neutre du point de vue national. Le texte annonçant l’exposition présentait Répine comme un « maître international », d’autant plus cher aux Finlandais que, les trente dernières années de sa vie, Répine a vécu en Finlande, d’abord partie de l’Empire russe, puis devenue indépendante. Malgré les invitations réitérées de la part des Soviets, l’artiste n’a jamais voulu rentrer en Russie. Ses œuvres restées en Finlande ont été récupérées par les Russes seulement après l’occupation de la Finlande par l’URSS en 1939-1940.
Comparée à celles de Moscou et d’Helsinki, l’exposition parisienne tranchait d’emblée par sa « russité », son titre grandiloquent étant « Ilya Répine. Peindre l’âme russe ». À ce titre s’ajoutait une présentation tout aussi pompeuse et nationale : Répine fut « l’une des plus grandes gloires de l’art russe ».
Tout y était à la fois très « russe » et très « à peu près ». Ilya Répine était à Paris étiqueté non seulement comme incontestablement « russe », mais qui plus est « russe d’âme » car peintre de l’« âme russe ». L’histoire de cette expression-aberration au contenu vague devrait un jour être écrite. Mais d’ores et déjà nous pouvons observer que, dès qu’il s’agit de l’« âme russe », les imprécisions, les fautes grouillent, comme c’était le cas dans les panneaux des salles. On sursautait presque à chaque phrase. Non, Répine n’était pas né dans « une famille de serfs » ! Surtout pas. Son grand-père paternel était un Cosaque. Et son père était un soldat d’un genre nouveau, établi au début du XIXe siècle : un soldat qui avait le droit de pratiquer un métier. Il fut marchand de chevaux. Non, Tchougouïev, où Répine est né, n’est pas et ne fut jamais un « village », mais une ville dans le gouvernement de Kharkiv. De manière générale, Répine était très fortement attaché à ses origines ukrainiennes, peignant souvent des tableaux sur des sujets ukrainiens et « cosaques », ce dernier thème rimant avec liberté. Non, Répine n’a pas commencé par y apprendre l’art des icônes, mais a d’abord étudié à l’École des topographes militaires. Non, il n’a pas fait ensuite ses études à l’École du dessin à Tchougouïev, mais à celle de Saint-Pétersbourg après son déménagement. Et c’est dans cette école (et non plus tard à l’Académie) qu’il a rencontré Kramskoï, le chef de file des Ambulants [mouvement de peintres réalistes russes de la seconde moitié du XIXe siècle, NDLR]. Pourquoi tant d’imprécisions, de fausses informations, alors que la biographie de Répine est si bien étudiée ? Pourquoi faire de Répine un paysan-serf russe, un maître d’icône ? Pourquoi tous ces clichés ? Par amour sans doute pour la « Russie ». Mais pour quelle Russie ?
Tout d’abord pour une Russie paysanne, celle des serfs, orthodoxe et idéalisée. Ainsi, quand Répine peint les processions religieuses, c’est, selon les commentaires de l’exposition parisienne, pour s’émerveiller de la « ferveur de ses contemporains pour les événements collectifs ». La portée critique, si importante dans l’art de Répine, en est éliminée. Ses tableaux sur les thèmes révolutionnaires ne témoignent, nous explique-t-on, que de l’échec de ce mouvement. Alors que le portrait officiel d’Alexandre III, son « tableau tsariste », aurait été apparemment appelé ainsi par l’artiste « avec affection ».
La scénographie « immersive », conçue par l’architecte scénographe Philippe Pumain, était au service de l’« âme russe » : on y trouvait beaucoup de rouge, des bulbes et du bois. Et à la fin du parcours, à la boutique du musée, on ne voyait presque aucun livre, mais en revanche des matriochkas et d’autres jouets, car l’« âme russe » est une âme d’enfant. Ce n’est pas pour rien que l’affiche de l’exposition montrait sous ce titre le portrait d’un jeune garçon apeuré, à moitié endormi.
Aujourd’hui, comme jamais, cette vision paresseuse de l’« âme russe » nous révolte, bien sûr par compassion avec le peuple ukrainien, bien sûr par les associations macabres que cette expression soulève aujourd’hui : cela est indéniable. Mais surtout parce que l’œuvre, la personnalité et la vie de Répine parlent très clairement d’autre chose. Aujourd’hui, comme jamais, dans nos approches historiques et culturelles de l’Empire russe, nous nous devons la plus grande exigence, une précision et un professionnalisme irréprochables.
Olga Medvedkova est historienne de l’art et écrivain bilingue, français et russe. Elle est directrice de recherche au CNRS. Elle est spécialiste en histoire de l'architecture, ainsi que de l'art russe. Dernier livre Dire non à la violence russe paru en 2024 aux édition À l'Est de Brest-Litovsk.