Au moment où de nombreuses voix s’élèvent contre toute célébration de la culture russe tant que la Russie sévit en Ukraine, il est particulièrement important de rappeler que la culture russe ne parle pas d’une seule voix, et que c’était déjà le cas au XIXe siècle, ainsi que le démontre Wladimir Berelowitch en nous faisant goûter la satire mordante de Mikhaïl Saltykov-Chtchédrine (1826-1889) et son personnage qui ressemble à s’y méprendre à Vladimir Poutine.
Le XIXe siècle, pour des raisons qui restent encore à comprendre, a su produire, sous les meilleures plumes, des textes véritablement visionnaires de la Russie. Ainsi le portrait de la Russie par Custine en 1839 s’applique-t-il beaucoup mieux à l’URSS de Staline, un siècle plus tard, qu’à celle de Nicolas Ier. Et Michelet, récemment republié, prophétisait en des termes saisissants à propos de ce qu’il appelait « l’Empire du mensonge de l’Est » : « Hier elle [la Russie] nous disait : “Je suis le christianisme”, demain elle nous dira “Je suis le socialisme” » ; et lorsque Michelet décrivait le traitement que les tsars russes faisaient subir à la Pologne depuis ses partages au XVIIIe siècle jusqu’en 1863, on pourrait croire qu’il pensait déjà à ce que le gouvernement russe fait subir à l’Ukraine aujourd’hui.
Mais les Occidentaux du XIXe siècle, russophobes ou non, ne furent pas les seuls à entrevoir dans la Russie de leur époque des visions d’avenir. En 1870, un écrivain satirique russe très caustique et très méchant, Mikhaïl Saltykov, dit Chtchédrine de son pseudonyme littéraire (1826-1889), commença à publier son Histoire d’une ville, pseudo-« roman » qui devint, à la fin du XIXe siècle et encore davantage dans la période soviétique, un des textes les plus populaires parmi les intellectuels russes et, plus généralement, parmi tous ceux qui trouvaient la croix russe un peu trop lourde à porter.
La « Sotteville » en question (gorod Gloupov) est en effet l’allégorie non pas d’une ville de province, encore que Saltykov ait bien connu ce monde pour y avoir beaucoup vécu, mais de la Russie tout entière. Le livre se présente comme une chronique découverte par l’auteur, qu’il découpe selon les périodes d’exercice de ses gouverneurs successifs. La série de cette galerie peu reluisante s’achève en apothéose avec le dernier gouverneur, nommé Lugubre-Lagrommelle (Ougrioum-Bourtcheev), réincarnation possible du ministre de la Guerre Araktcheïev sous Alexandre Ier. Saltykov lui fait prendre des décisions si terribles, notamment d’arrêter le cours d’un fleuve qu’il s’agit de « mater », que son règne s’achève par une catastrophe, à savoir la disparition de la ville. Après quoi le gouverneur s’évanouit aussi dans le néant et, conclut sinistrement l’auteur, « l’histoire interrompit son cours » : en quelque sorte, la catastrophe, c’était in fine la sortie de l’histoire commune de l’humanité.
La page que nous traduisons ici est probablement la plus prophétique et la plus saisissante de cette satire, si nous la relisons aujourd’hui à la lumière des événements qui se produisent en Russie, auxquels elle ne peut manquer de faire penser. Car, par-delà toute satire, par-delà même les tristes exemples de gouvernants et de tyrans qu’a connus et que connaît la Russie, elle atteint, comme tout grand texte comique ou plutôt tragi-comique, une dimension véritablement universelle et métaphysique.
Mikhaïl Saltykov-Chtchédrine, Histoire d’une ville (1870)
Même le chroniqueur, qui, habituellement, est plutôt bienveillant envers les gouverneurs de la ville, ne peut dissimuler un vague sentiment d’effroi lorsqu’il en vient aux agissements de Lugubre-Lagromelle. […]
On trouve encore aujourd’hui aux archives municipales le portrait de Lugubre-Lagromelle. […] Ce portrait produit une impression très oppressante. Le spectateur voit paraître devant lui le type le plus pur d’un idiot qui aurait pris quelque sinistre décision et qui se serait juré de la mettre en application. Les idiots sont généralement des gens très dangereux, non pas même qu’ils soient nécessairement méchants (car, chez un idiot, la méchanceté et la bonté sont impossibles à distinguer), mais parce qu’ils sont insensibles à quelque considération que ce soit et avancent toujours tête baissée, comme si la route sur laquelle ils se sont retrouvés appartenait à eux seuls. En les considérant de loin, on pourrait prêter à ces gens des convictions certes rigoureuses, mais solidement ancrées, de sorte qu’ils poursuivraient consciemment un but qu’ils se seraient fermement fixé. Mais ce n’est qu’une illusion d’optique dont il faut se garder absolument. Ces idiots sont simplement des êtres hermétiquement bouchés qui foncent droit devant eux parce qu’ils sont hors d’état de se placer dans un rapport quelconque avec un ordre des choses quel qu’il soit.
Habituellement, on prend contre les idiots des mesures qui les empêchent de renverser tout sur leur passage dans leur élan irraisonné. Mais ces mesures ne concernent, presque toujours, que de simples idiots. Or, quand l’idiotie se double aussi d’un certain pouvoir, la défense de la société devient beaucoup plus difficile. Dans ces cas-là, la menace qui pointe est augmentée par toute la somme des fragilités auxquelles, à certains moments historiques, la vie semble exposée… Là où le simple idiot se fracasse le front ou se heurte à un mur, l’idiot de pouvoir, lui, pulvérise tous les murs imaginables et accomplit, pour ainsi dire, ses méfaits inconscients sans rencontrer aucune résistance. Il ne tire même aucune leçon de la stérilité ou de la nocivité évidente de ses méfaits. Il reste indifférent aux résultats de ses actes, car ces résultats n’ont aucune prise sur lui (il est trop pétrifié pour offrir une prise à quoi que ce soit) ; ils ont prise sur quelque chose d’autre, avec quoi il ne nourrit aucun lien organique. Imaginons que le monde devienne un désert à la suite d’une activité idiote particulièrement soutenue, même un tel résultat ne ferait pas peur à l’idiot. Qui sait si le désert ne représente pas à ses yeux d’idiot l’image même d’une société humaine idéale ?
Wladimir Berelowitch est historien de la Russie et de sa vie intellectuelle, il est professeur émérite d’histoire à l’université de Genève, et ancien directeur d’études à l’EHESS, auteur de plusieurs livres et traducteur littéraire.