Après le voyage à Kyïv d’Emmanuel Macron, la fin des illusions russes de la France ?

Le 16 juin, le voyage d’Emmanuel Macron à Kyïv, où il était accompagné du président roumain, du chancelier allemand et du président du Conseil italien, a semblé marquer un tournant dans la politique étrangère de la France. Mais quel tournant ?

Le déplacement à Kyïv du président français, accompagné de trois de ses collègues de l’Union européenne, a été, à en juger par les réactions, plutôt considéré comme rassurant par nos alliés ukrainiens. J’ai pu aussi constater, m’exprimant ce jour-là et le jour suivant devant une assemblée de politiques et d’experts européens et américains à Vilnius, qu’une vision moins critique envers la France, telle que je l’avais retracée dans mes deux articles précédents pour Desk Russie, commençait à se faire jour. L’engagement à faire prévaloir, comme président en exercice du Conseil de l’Union européenne, la candidature de l’Ukraine à l’entrée dans l’UE, l’annonce de la livraison de nouvelles armes à l’Ukraine (notamment six canons Caesar supplémentaires, particulièrement appréciés par l’armée ukrainienne, portant le total à 18) et la condamnation réitérée de la barbarie du régime russe furent plutôt bien accueillis. Le fut sans doute plus encore le fait qu’Emmanuel Macron ait précisé — ce qu’avait fait auparavant un de ses conseillers — la portée de la formule traditionnelle sur la défense de l’intégrité territoriale et la souveraineté de l’Ukraine : cela signifie clairement que le but poursuivi est bien le retrait des forces russes de l’ensemble du Donbass occupé et de la Crimée. Le président français a enfin précisé que si, un jour, négociations il devait y avoir — quelles que soient les réserves qu’on peut avoir envers ce mot —, cela devrait se faire selon les termes et au moment décidés par l’Ukraine.

Ce déplacement avait certes été précédé par des signaux contradictoires. Sans revenir ici sur les propos réitérés sur l’humiliation, le rôle de « conciliateur » de la France ou l’« erreur [sic] stratégique » de Vladimir Poutine, le fait de parler, comme le fit Emmanuel Macron en Roumanie, d’un futur marqué par des négociations avec la Russie laissait la porte ouverte à des interprétations hostiles, quand bien même le président imaginait un lointain futur. De fait, la préoccupation des Ukrainiens est de gagner la guerre le plus vite possible pour épargner des vies humaines et il était peu adroit d’évoquer ce futur qui apparaissait comme une distraction par rapport à l’urgence absolue. Il n’était sans doute pas avisé non plus d’évoquer la perspective éventuelle d’un « cessez-le-feu » comme alternative à la victoire, certes explicitement souhaitée, de l’Ukraine. La simple mention d’un tel cessez-le-feu est généralement considérée comme l’acceptation implicite d’un gain territorial par Moscou.

D’autres propos immédiatement préalables traduisaient toutefois une volonté affirmée de contrer la menace du régime russe et révélaient une accentuation de sa prise de conscience. Ainsi, inaugurant le 13 juin le salon Eurosatory, Macron soulignait le besoin d’adapter à la hausse la loi de programmation militaire et allait même jusqu’à plaider en faveur d’une reconversion des pays de l’Union européenne à une « économie de guerre ». Cela supposerait, comme y réfléchit le ministère des Armées, de pouvoir transformer rapidement, par le biais d’une réquisition, comme cela peut légalement se faire aux États-Unis, une partie de l’industrie civile à des fins militaires. Il déclarait enfin, pointant indirectement les difficultés de l’industrie française et européenne à produire suffisamment pour soutenir l’effort de guerre ukrainien, que, en Ukraine, « les soldats réclam[ai]ent un armement de qualité » et qu’ils étaient « en droit d’avoir une réponse là aussi de notre part ». Une telle évolution est assurément indispensable, mais le risque est élevé que la décision prenne encore trop de temps et qu’elle arrive trop tard. Chaque jour qui passe se traduit par des centaines de morts supplémentaires côté ukrainien. C’est toute la jeunesse ukrainienne qui se trouve actuellement fauchée par la guerre criminelle lancée par la Russie.

Trois jours auparavant, une discussion entre certains conseillers du président et la presse témoignait d’une position plus tranchée et directe. Ces conseillers ont évoqué en effet la nécessité d’une justice rendue contre les crimes commis — la France ayant déjà envoyé en Ukraine des enquêteurs spécialisés — et, pour la première fois, la nécessité pour la Russie de payer des dommages de guerre.

macron zelensky
Volodymyr Zelensky et Emmanuel Macron à Kyïv, le 16 juin. Photo : elysee.fr

Cette visite du président français à Kyïv ne marque certes pas une rupture avec la position précédente du président, qui avait déjà affiché son soutien à l’Ukraine. Peut-être la dimension psychologique était-elle doublement importante : d’une part, en voyant certaines scènes d’après le crime, a-t-il plus directement perçu l’immensité des crimes commis par les forces russes, qui ont très vraisemblablement déjà coûté la vie à 100 000 Ukrainiens, dont une majorité de civils ; d’autre part, vis-à-vis de l’extérieur, les manifestations d’empathie envers le président Volodymyr Zelensky n’étaient-elles pas inutiles après l’incompréhension évidente des semaines précédentes. Emmanuel Macron a aussi clairement rejeté l’idée d’un compromis territorial possible avec Moscou, quand bien même certains continuent à lui en prêter l’intention. Il en faudra certainement encore plus pour complètement lever le soupçon, fût-il infondé, du côté de certains responsables politiques des pays nordiques, de l’Europe centrale et orientale et des États-Unis.

On doit certes espérer que le président de la République capitalise sur cette visite pour aller encore plus loin sur au moins trois points.

D’abord, alors qu’Emmanuel Macron avait tenu des discours vibrants à l’Assemblée générale des Nations unies sur les « combattants de la liberté » (septembre 2017) et sur « l’universalité des droits de l’homme » (septembre 2018), sa pratique devrait davantage être mise en conformité avec ces règles énoncées, à propos de la Russie comme d’autres pays. Il serait indispensable qu’il continue à nommer régulièrement les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité massifs de la Russie en Syrie depuis 2015 et en Ukraine depuis 2014, sans même évoquer le précédent de la seconde guerre de Tchétchénie. Ces crimes à eux seuls rendent impossible pour un dirigeant de s’asseoir à la même table que Vladimir Poutine, comme s’ils n’avaient pas été commis. La question des droits de l’homme devrait devenir un élément qui nourrit sa conception stratégique du monde, y compris en termes de sécurité. En particulier, le crime devrait davantage entrer en considération dans son analyse du régime russe. La guerre de destruction et d’élimination radicale du peuple ukrainien devrait désormais le conduire à réintégrer cette dimension dans son analyse.

Ensuite, par ce voyage en Ukraine, dont il faut souhaiter qu’il soit rapidement suivi par d’autres, Macron pourrait réviser sa conception qui l’amenait à se situer plus volontiers du côté des gouvernements que des peuples. La reconnaissance, exprimée avec empathie, du courage et de l’engagement des Ukrainiens dans la guerre lui permettra aussi de renoncer à un vieux préjugé français, si présent dans une partie de la classe politique et intellectuelle, qui établit une hiérarchie implicite entre les États. Selon cette vision, source d’erreurs dans l’analyse stratégique, la Russie en fait partie, mais non l’Ukraine — d’où le fait que, au cours de son premier mandat, Macron ne s’y soit rendu que brièvement quelques jours avant le déclenchement de la nouvelle guerre. Il faut de manière générale espérer que certains, rivés à cette vision quelque peu condescendante de l’Ukraine, renonceront à réserver leur seul intérêt profond pour la Russie. La vision même de la Russie par ces élites dirigeantes devrait certainement être moins focalisée sur la littérature et l’art classiques, ainsi que sur l’histoire des deux siècles qui ont précédé la révolution de 1917, que sur le communisme soviétique et le poutinisme. Trop souvent une partie de ces élites se sont placées implicitement du côté de l’empire. Cela a peut-être déteint sur la conception première du président.

Enfin, s’agissant de la Russie même, il est essentiel que sa vision ne soit pas gouvernée par une sorte de peur du vide, rivée à une conception archaïque d’une prétendue stabilité. Si l’on entend regarder l’avenir de la Russie, il faut sans doute abandonner, même si nul ne peut être naturellement confiant quant aux successeurs de Poutine, la considération du statu quo présent comme s’il était immuable. Ce que signifiera la victoire que nous devons rechercher et pour laquelle nous devons agir en Ukraine, et logiquement pour l’Ukraine, l’Europe et le monde, se traduira par une remise en cause des rapports de force entre les puissances et de la hiérarchie, précisément, de l’ordre mondial. Celle-ci ne pourra qu’être favorable aux démocraties. Nous ne saurions dès lors craindre une défaite radicale de la Russie et considérer, de manière conservatrice, qu’elle signifierait l’avènement d’un « trou » au centre de l’Europe.

On peut donc penser que ce voyage à Kyïv devrait logiquement conduire Emmanuel Macron à renoncer à ces schémas de pensée qui ne sont plus aujourd’hui propagés que par des personnes ayant perdu toute autorité non seulement morale, mais aussi intellectuelle. Cette position ne pourrait que nuire non seulement à son legs politique, mais surtout à la position de la France en Europe et dans le concert des nations. Pour que la France affirme son leadership en Europe, il lui faudra prendre la tête du combat contre le régime de Poutine. Ce n’est qu’en agissant fermement pour la libération totale de l’Ukraine que le président français y parviendra. Toute autre voie conduira à notre propre humiliation. C’est dans les semaines et les mois qui viennent que nous pourrons réellement juger les fruits du voyage d’Emmanuel Macron à Kyïv.

Analyste des questions internationales et de sécurité, ancien chef de service au Commissariat général du Plan, enseignant à Sciences-Po Paris, auteur de trois rapports officiels au gouvernement et de 22 ouvrages, notamment Quand la France disparaît du monde (Grasset, 2008), Le Monde à l'horizon 2030. La règle et le désordre (Perrin, 2011) et, avec R. Jahanbegloo, Resisting Despair in Confrontational Times (Har-Anand, 2019).

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