La chercheuse française Ewa Bérard analyse la récente interview du directeur de l’Ermitage, Mikhaïl Piotrovski, et, plus généralement, la politique culturelle du régime de Poutine.
« Quand les armes grondent, les muses ne doivent pas se taire » : c’est sous cette forme légèrement pervertie que la classique devise romaine Inter arma silent musae agrémente, depuis le début de la guerre du Donbass, les concerts techno et autres kermesses dans les villes et villages russes. Et c’est sous cette forme que Mikhaïl Piotrovski, directeur du musée de l’Ermitage, à Saint-Pétersbourg, l’a adoptée pour l’interview qu’il a accordée, le 22 juin dernier, au journal officiel du gouvernement, Rossiïskaïa gazeta (« Le Journal russe »)1. En russe, l’interview porte le titre « Pourquoi faut-il être aux côtés de son pays quand il fait un choix historique et accomplit un tournant ».
M. Piotrovski est une figure bien connue en Russie et dans le monde. Né en 1944, à Erevan, arabiste, il succéda en 1991 à son père à la tête du célèbre musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg. On était alors en pleine perestroïka. Piotrovski commença son mandat en agrandissant le musée grâce à une annexion du bâtiment néoclassique de l’état-major qui lui faisait face sur la place du palais d’Hiver, puis il développa son activité à l’international (filiales à Las Vegas, Londres, Amsterdam ; le projet de Barcelone est, lui, apparemment bloqué). « Un empire culturel et son directeur, héritier du trône, en empereur », dira de lui le journaliste politique Sergueï Cheline (Svoboda). La passion politique n’est pas étrangère à cet intellectuel de père en fils : proche de Vladimir Poutine dès le début de la carrière pétersbourgeoise de celui-ci, Piotrovski devient son homme de confiance et son soutien pendant les deux campagnes présidentielles, il est membre de la commission de révision de la Constitution et du comité directeur de la première chaîne de télévision. Signe de sa puissance et de son image de marque d’homme cultivé et même civilisé, il est honoré à l’étranger : membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres à Paris et officier de la Légion d’honneur de la République française, lauréat de l’Ordre du mérite de la République italienne, prix Woodrow-Wilson du Service public du Woodrow Wilson Center à Washington, etc.
Or, nonobstant ces honneurs, l’interview en question fut accueillie par ses concitoyens avec des exclamations d’incrédulité, d’indignation et de colère, qui peuvent se résumer en un seul mot : « fasciste ». « Ce n’est pas un quelconque propagandiste Goebbels interwievé par le Volkischer Beobachter. Non, c’est le directeur de l’Ermitage lui-même, Piotrovski » (d’après le peintre Dmitri Vroubel, qui vit à l’étranger, cité par radio Svoboda).
Cette interview par laquelle le scandale est arrivé, à qui s’adresse-t-elle ? Au public russe, que la direction de l’Ermitage boycotte depuis des années en refusant de prêter ses trésors aux musées de province « pour des raisons de sécurité », ou bien au public étranger qu’elle a tant choyé ? À entendre Piotrovski, son devoir en cette heure difficile est de travailler « pour ici et pour là-bas ». Sa prise de parole signale, en effet, le rebond de la « diplomatie culturelle » poutinienne.
Celle-ci avait été véritablement lancée en 2012 — à l’heure du retour de Vladimir Poutine aux commandes présidentielles —, conjointement avec un programme de modernisation de l’armée. Une offensive idéologique censée apporter à un monde déboussolé les saines valeurs traditionnelles russes. La théorisation du soft power par l’Américain Joseph Nye a ravivé la nostalgie de l’ancienne excellence soviétique et poussé un Sergueï Lavrov, ministre des Affaires étrangères, à admettre que, dans ce domaine, la Russie « reste indéniablement à la traîne ».
Des mesures ont été prises, des programmes actés, mais la renaissance de la diplomatie culturelle en direction de l’Occident a manqué d’ardeur. Dix ans après, qu’en reste-t-il ? Les « rencontres de Valdaï », où le président pérore dans un cadre détendu avec des intellectuels invités, ont perdu de leur attrait, si tant est qu’elles en ont jamais eu pour ceux que la politologue Ioulia Chevtsova s’est plu à traiter d’« idiots utiles ». La réécriture de l’histoire par Vladimir Medinski, ministre de la Culture jusqu’en 2020 (dont la thèse a été contestée par ses pairs en raison de son caractère non scientifique, mais qui a été décoré du titre de docteur honoris causa par l’université de Venise), n’a pas eu l’éclat des investissements d’un Roman Abramovitch dans le club sportif anglais de Chelsea (dont il a dû se séparer en mars dernier). Les interventions financières des oligarques dans les entreprises culturelles à l’étranger, comme celle de la fondation de Vladimir Potanine auprès du Centre Pompidou à Paris, à hauteur d’un million et demi d’euros, ont certes eu un effet anesthésiant bénéfique, comparable à celui qu’elles obtenaient en Russie même, mais n’ont pas généré de soutien actif en faveur des coups de poing poutiniens tels que l’action policière à Beslan, la guerre en Tchétchénie ou en Géorgie, voire en Syrie. La seule entreprise qui a réussi à avoir une portée durable, c’est celle du rousski mir — le « monde russe ».
Élaboré initialement par des chercheurs dits « méthodologues » réunis autour de Piotr Chtchedrovitski, philosophe et directeur de l’École de la politique culturelle, fasciné par les théories de manipulation des masses, le projet rompait radicalement avec la figure de l’émigré — suppôt du diable qui alimentait pendant des décennies la propagande soviétique. Visant initialement l’« étranger proche » — les pays qui venaient de se séparer de la Fédération de Russie —, le « monde russe » a rapidement élargi son emprise sur la diaspora postsoviétique internationale, dont il a su apprécier l’étendue, le potentiel économique et l’agilité dans la conquête des groupes d’influence. Là où le philosophe se proposait de créer un nouveau « mythe socioculturel », Vladislav Sourkov, jeune conseiller auprès du président, était plus clair : « Notre tâche était la suivante : comment parler de l’empire, de notre souhait de s’étendre, sans offenser l’oreille de la communauté mondiale » (pour plus d’informations sur ce personnage, voir l’article de Béatrice Picon-Vallin consacré à Kirill Serebrennikov). La solution sera apportée en 2005, avec le lancement de deux pivots de la propagande de la politique étrangère russe, la chaîne de télévision d’information internationale RT (Russia Today) et l’agence de presse multimédia Sputnik. En mars 2022, l’Union européenne a mis fin à leurs licences d’émission.
L’intervention militaire en Ukraine (à l’image de celle en Tchécoslovaquie en 1968) s’accompagne d’un vocabulaire de propagande sommaire, centré sur la « dénazification ». À l’intérieur du pays, cette fiction ultra-simpliste s’avère tout à fait suffisante, mais à l’étranger, elle fait un « flop ». Tandis que les pays de l’« Occident collectif » (pour utiliser l’expression russe) se sont accordés sans tarder sur les sanctions économiques, l’opinion publique de ces mêmes pays, secouée par la résistance acharnée du peuple attaqué, s’est investie passionnément dans la découverte de la culture ukrainienne. Par ricochet, elle a réexaminé sa traditionnelle bienveillance à l’égard de la culture russe. L’impératif moral qui dictait une condamnation sans réserve de l’invasion pouvait-il souffrir la consommation des productions culturelles de l’agresseur comme si de rien n’était ? On a plutôt opté pour la version romaine de la devise Inter arma silent musae, en écartant des contacts internationaux tous ceux qui n’ont pas condamné explicitement la guerre. Sur le fond de souffrances et de destructions infligées par l’armée de son pays, la culture russe a dévoilé soudain (sic) son visage impérial, dominateur et agressif. Ce large front de refus a fini par ébranler l’assurance des milieux culturels pro-poutiniens. La pilule est d’autant plus amère pour eux que ce règlement de comptes leur paraît doublement vicié et inadmissible : parce qu’il est mené en faveur d’une culture « mineure », qui ne posséderait même pas de socle linguistique propre, et parce qu’il se fait à l’aide de méthodes de « cancel culture », idéologie forgée par les peuples qu’ils méprisent non moins que le peuple ukrainien « inexistant ». « Combien de temps faudra-t-il encore se repentir du colonialisme, soi-disant infâme, alors que les choses ne sont pas si claires que ça ? Ou se repentir de la regrettable traite des esclaves, qui, après tout, n’a pas commencé en Europe, mais en Afrique », s’impatiente le directeur de l’Ermitage.
Pour lancer une contre-offensive — car c’est exactement la mission qu’il revendique — Piotrovski dispose d’un bon atout, à savoir deux expositions organisées récemment à Paris en partenariat avec la Fondation Louis Vuitton, où l’on a vu défiler des millions de visiteurs ébahis par les chefs-d’œuvre de la peinture française moderne réunis par deux collectionneurs, deux marchands moscovites au tournant des XIXe et XXe siècles, Sergueï Chtchoukine et Ivan Morozov.
Pourquoi évoquer ces expositions ? Parce qu’elles ont été conçues, déclare Piotrovski, comme une « sorte d’opération spéciale », faisant allusion, évidemment, à l’« opération militaire spéciale » de Poutine contre l’Ukraine ; la sienne est dirigée sur l’Europe. Car l’objectif premier du directeur de l’Ermitage est de revigorer l’image d’une Russie européenne, mise à mal par les soins de son président.
Ainsi, une « opération spéciale » a été menée à Paris par le musée de l’Ermitage. À entendre son directeur, on eût pu penser qu’il s’agissait d’une expression technique usuelle dénotant un mode de fonctionnement de la Fédération de Russie, comme on dirait « purge » ou « plan quinquennal ». Et que voulait donc obtenir la Russie en lançant cette « opération spéciale » ? La réponse est simple : tout.
« C’est un choix que nous avons fait de longue date : nous sommes inséparables de la culture européenne et de l’Europe elle-même. […] Nous sommes l’Europe et même, à certains moments, nous sommes plus l’Europe que nombre de ses pays emblématiques. »
Sur quoi est-elle fondée, cette conviction de l’essence européenne de la Russie ?
La première réponse évoquée par Piotrovski va de soi : la Russie est l’Europe parce que le musée de l’Ermitage est « une encyclopédie de la culture mondiale écrite en russe ». Les tableaux de Rembrandt acquis par le musée il y a trois cents ans « sont des Rembrandt russes ». Mais il y a aussi une raison supérieure de cette européanité, dont on saisira en passant la subtile annexion des terres ukrainiennes : « Nous avons le droit d’être l’Europe, parce que dans le sud de la Russie, nous avons un patrimoine antique : Chersonèse, Kertch, Taman. Et ceux qui ont un patrimoine ancien — ceux-là sont l’Europe. En Norvège par exemple, il n’y a pas d’héritage antique, il n’y a eu là-bas ni colonies grecques ni légions romaines. » Ouste, les Varègues !
Mais, en fait, parle-t-on d’Europe ou de l’UE ? interroge la journaliste qui veille sur le tonus politique de l’entretien (les deux interlocuteurs évitent systématiquement de prononcer le nom « Union européenne » en se cantonnant, à la soviétique, à ses initiales). Le gardien des valeurs européennes de l’Ermitage n’hésite pas : « L’UE […] est en train de se transformer en Union soviétique. » La « cancel culture » la laisse infectée par le « virus soviétique » (советская зараза). Mais pas de panique : puisque la Russie « détient aujourd’hui l’initiative dans le domaine de la culture européenne », c’est elle qui forme à présent son image.
Mikhaïl Piotrovski connaît bien la France et il parle parfaitement notre langue. Mais son arrogance et la novlangue du camp de la guerre l’emportent et le poussent au ridicule. Là où Matisse, par courtoisie ou par flatterie, expliquait qu’il n’eût jamais réalisé sa célèbre toile La Danse sans la commande de Chtchoukine, Piotrovski voit une occasion pour annoncer une découverte dans l’histoire de l’art : ce sont les deux collectionneurs, « businessmen issus du milieu des vieux-croyants, qui ont déterminé en grande partie le développement de la culture européenne ». Alors que les responsables muséaux en Europe s’étaient en effet demandé, au lendemain de l’invasion de l’Ukraine, si les œuvres prêtées par le musée de l’Ermitage devaient lui être rendues, avant de se ressaisir et de respecter les contrats rédigés conformément aux exigences russes, notamment en ce qui concerne les droits des héritiers, Piotrovski jubile : « Morozov et Chtchoukine façonnaient les goûts européens, et nous, nous façonnons la législation internationale. » Et de conclure, triomphant : « Tout cela est à nous, nous devons en disposer comme de notre propre bien, sans penser que nous sommes opposés à l’Europe. »
Dans cette triomphante annexion de l’Europe — « le drapeau russe flotte au-dessus du bois de Boulogne » —, Piotrovski ne cible nommément qu’un seul groupe social : de « nouveaux amis » du musée de l’Ermitage, des hommes d’affaires. Eux seuls sont convoités : Louis Vuitton, bien évidemment, qui a sauvé l’honneur d’une France rendue impuissante par l’Europe soviétisée, des hommes d’affaires italiens, bien entendu, qui ont sauvé les tableaux bloqués par des douaniers finlandais trop zélés, la Société des Amis de l’Ermitage en Israël. Estimant, dans sa proverbiale élégance, qu’il serait peu délicat de parler de ses propres succès d’homme d’affaires (il serait empêtré dans plusieurs irrégularités financières liées aux affaires de l’Ermitage), il fait feu de tout bois pour travestir les deux vieux-croyants en businessmen en espérant, il faut croire, dresser une vision alléchante d’une Russie moderne et entrepreneuriale…
« Nous sommes tous des adeptes du militarisme et de l’empire »
Jusque-là, les propos de Piotrovski, pour primitifs et agressifs qu’ils soient, ne paraissent pas franchement fascistes. Tout au plus un éclat de goujaterie venant d’un homme trop puissant, trop proche du pouvoir, trop gâté de par le monde. Le problème est que Piotrovski ne s’arrête pas à ces considérations muséales. Poussé par la journaliste, qui introduit subrepticement le mot « guerre », en principe banni mais contre l’apparition duquel Piotrovski n’a rien à redire, il explicite l’idée d’opération spéciale.
C’est ainsi qu’on en arrive au deuxième objectif de cette interview : propager le thème de la Seconde Guerre mondiale, au cœur de la propagande poutinienne, l’étendre sur l’« opération spéciale », faire oublier les ratés de la « dénazification » en lui substituant des habits plus glorieux : le « siège » (comme le siège de Leningrad), fin de reculade, offensive ; c’est à peine si Marioupol n’est pas renommé Stalingrad…
Sur ce terrain militaire, Piotrovski n’est pas à l’aise, il improvise, ses paroles semblent s’échapper, incohérentes, trahissant, ou exprimant enfin, ses pensées profondes.
Donc, oui, la Russie est en train de vivre un « siège ». Encerclée d’ennemis, elle va faire front et, comme pendant l’autre guerre, puiser dans ses ressources propres, faire vivre sa culture à l’intérieur de l’enceinte, sans toutefois perdre de vue ce qui se passe à l’extérieur. « La période de la guerre des Scythes est terminée. » Pour tout Pétersbourgeois, l’évocation des Scythes s’associe avec le poème homonyme d’Alexandre Blok. Cependant, pour le Blok de 1918, les Scythes, c’était « nous », la révolution. Pour Piotrovski, les Scythes ce sont « eux », les autres : les néonazis ? les atlantistes ? les Ukrainiens ? « Nous reculions, nous reculions, mais maintenant nous ne reculons plus. Un tournant s’est dessiné, et aujourd’hui on peut dire qu’il est définitif. Tout a commencé en 2014, en Crimée. » Il s’agit d’un tournant historique : « Notre pays est en train de changer l’histoire du monde… Nous participons tous à ces transformations, nous sommes avec notre pays. Nous continuons notre travail calmement, sans changer quoi que ce soit à nos habitudes… Le souhait de correspondre à l’histoire et à la mission de son pays, j’appelle ça la dignité historique. » La journaliste est là pour rappeler qu’en l’occurrence, la « dignité historique » a pris la forme très concrète de la guerre. Oui, reprend Piotrovski, « nous sommes tous des adeptes du militarisme et de l’empire ». La journaliste, toujours professionnelle, ajoute une didascalie : « Rires. » Piotrovski réfléchit : certes, la guerre c’est du sang et des morts mais, enfin, elle est nécessaire, car c’est une « affirmation de soi de la nation ». L’affirmation de qui ? De la Russie « humiliée » par l’Occident — un autre des thèmes préférés de Poutine ? Une affirmation acquise par des actes de barbarie, par des dizaines de milliers de morts, de blessés, de villes entières rasées ? Les photos qui apparaissent sur les écrans de tous les continents depuis quatre mois n’ont visiblement pas de prise sur cet homme qui se targue de côtoyer les chefs-d’œuvre de la peinture mondiale. Plus importante que l’art et que les destructions est la construction de l’empire : « Quoi qu’on dise, nous avons tous été élevés dans la tradition impériale et l’empire unit plusieurs peuples », enchaîne-t-il. Serait-ce donc l’empire, cette création tentaculaire du XIXe siècle aujourd’hui inerte, sans empereur et sans couronne, qui cherche si désespérément à s’affirmer en exterminant et en détruisant, en anéantissant par ses missiles toute force indépendante ?
Cet exercice de diplomatie culturelle d’un homme que certains estiment plus puissant que le ministre de la Culture a-t-il été efficace ? Il est encore trop tôt pour en juger. Tout au plus, on peut espérer en avoir prochainement un indice si d’aventure l’Académie des inscriptions et belles-lettres prend position sur les propos tenus par son membre, ou si la Fondation Louis Vuitton fait la lumière sur la part qui était la sienne dans cette excitante « opération spéciale » qui vient de se dérouler au bois de Boulogne.
Ewa Bérard-Zarzycka, née à Varsovie. Chercheur au CNRS depuis 1981. Ses travaux portent sur la culture littéraire et la culture politique, la culture urbaine et la diplomatie culturelle en Russie, en URSS et en Russie postsoviétique.