Le président russe est incapable de tirer les leçons de ses erreurs, ou même d’admettre qu’il n’est pas infaillible. Sa réaction à chaque échec est l’escalade, comme s’il cherchait à s’enferrer un peu plus. Cette logique de destruction est en train de se retourner contre les instruments de la puissance russe.
Le sabordage de Gazprom
Depuis le début de la guerre en Ukraine, la Russie a délibérément coupé ses approvisionnements de gaz à la Pologne, la Bulgarie et la Finlande, à des entreprises néerlandaises et danoises, en représailles à leur soutien à l’Ukraine. La Pologne a nationalisé la participation de Gazprom dans Europol, l’opérateur de la section polonaise du gazoduc Yamal-Europe. Du coup la Russie a interdit de traiter avec cet opérateur, enterrant ainsi les capacités de transit de Yamal-Europe. Le cas de la Bulgarie est intéressant : celle-ci s’est donné un gouvernement « russophobe » favorable à une alliance avec l’Union européenne et les États-Unis. Mais il y a dans ce pays un puissant parti russe et la situation intérieure est tendue. Moscou a donc décidé de faire pression sur le gouvernement actuel, en provoquant des difficultés économiques, qui, espère-t-on au Kremlin, feront revenir au pouvoir les lobbyistes de Gazprom. La Russie ne livre plus non plus la Finlande, les Pays-Bas et le Danemark. À la mi-juin, la France ne recevait plus de gaz russe par gazoduc. Le 15 juin, Gazprom a annoncé qu’à partir du 16 juin il ne pourrait plus fournir plus de 67 millions de m3 par jour à Nord Stream, contre les 167 millions prévus. On l’a vu, Gazprom ferme en même temps le gazoduc polonais Yamal. En outre, du 21 au 28 juin, la fourniture du gaz via le Turkish Stream a été arrêtée, soi-disant pour maintenance annuelle du gazoduc. Nord Stream AG, l’opérateur du gazoduc Nord Stream, a décidé d’arrêter les livraisons de gaz à partir du 11 juillet pendant dix jours, soit jusqu’au 21 juillet — pour une maintenance préventive planifiée. Toute l’Europe est touchée. Pour la première fois, Gazprom décide de ne pas respecter ses contrats avec les importateurs européens. Le ministre allemand de l’Économie, Robert Habeck, a qualifié de « politique » la décision de Gazprom de couper les approvisionnements par Nord Stream 1. Selon lui, la maintenance préventive du gazoduc n’aurait dû avoir lieu qu’à l’automne 2022 au plus tôt. De son côté le porte-parole du président russe, Dmitri Peskov, a déclaré qu’il n’y avait rien de délibéré du côté russe dans ces arrêts en chaîne, la réduction de l’approvisionnement en gaz d’un certain nombre de pays européens étant due au fait que les turbines Siemens utilisées pour fournir du gaz à Nord Stream n’ont pas été restituées après leur maintenance au Canada. Les retards sont imputables aux sanctions antirusses. Cependant, Siemens Energy a par la suite rejeté les affirmations russes. L’expert russe Mikhaïl Kroutikhine estime lui aussi que les arguments techniques mis en avant par Moscou ne tiennent pas la route : Gazprom pourrait utiliser le gazoduc ukrainien pour compenser les arrêts prévus pour la maintenance, mais il ne le fait pas. Pour cet expert, il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’une politique délibérée. Finalement Habeck a demandé au Canada de rendre la turbine le plus rapidement possible. Ottawa s’est incliné : la turbine sera d’abord envoyée en Allemagne, puis livrée en Russie. Ainsi, le Canada contournera ses propres sanctions contre Moscou, à la grande satisfaction de Poutine.
Rappelons que près de la moitié des importations de gaz naturel de l’UE provenait de Russie en 2021, soit 155 milliards de m3. Environ 77 % des exportations de gaz russe sont destinées à l’Europe en 2021. Les autorités russes affirment que 27 à 28 % du budget fédéral russe dépend des revenus de l’exportation du pétrole et du gaz. Pour Mikhaïl Kroutikhine, « ces chiffres sont loin de la vérité car ils ne prennent en compte que trois taxes, la taxe d’extraction minière, celle du droit d’exportation et celle sur les produits pétroliers. Mais il faut ajouter la part de l’État dans les dividendes, qui vont aussi au budget, il faut inclure l’impôt sur les bénéfices des sociétés, l’impôt sur le revenu des employés et de nombreux autres impôts, droits et redevances. Et si nous faisons la somme de tout cela, nous verrons qu’au total, près de 60 % du budget fédéral russe provient des revenus du pétrole et du gaz ». À l’heure actuelle les approvisionnements quotidiens en gaz vers l’Europe ont été divisés par quatre par rapport à 2017, 2018 et 2019. Les exportations pétrolières russes ont été réduites de moitié et, selon Ursula von der Leyen, les importations de pétrole de l’UE en provenance de Russie seront réduites d’environ 90 % d’ici à la fin de l’année.
Il semble que la Russie veuille prendre les devants en prévision du septième paquet de sanctions antirusses, qui pourrait inclure un embargo progressif sur le gaz. L’initiateur du septième paquet est la Pologne, qui s’est déjà rendue indépendante du gaz russe. Il s’agit d’un programme de réduction de la dépendance au gaz russe, étalé sur plusieurs années. Une démarche semblable à celle adoptée dans le cadre de l’embargo pétrolier dans le sixième paquet : en décembre de cette année, il est prévu de cesser complètement d’acheter du pétrole russe ; en mars 2023, de cesser d’acheter des produits pétroliers russes, etc. Les Européens ayant annoncé des mesures en vue de leur sevrage du gaz russe, Gazprom passe à l’offensive. La Russie veut mettre l’UE au pied du mur tant qu’elle en a les moyens et tâcher d’émasculer le septième paquet de sanctions.
Le président Poutine ne cesse de répéter que les sanctions pénalisent les pays occidentaux plus que la Russie. Une fois de plus, au lieu de reconnaître qu’il a fait fausse route, il a choisi l’escalade et semble jouer son va-tout. « C’est à qui épuisera le plus vite l’adversaire », constate Igor Iouchkov, un expert de l’université financière du gouvernement de la Fédération de Russie et du Fonds national de sécurité énergétique, dans un article intitulé « Le froid mettra fin à l’hostilité gazière de l’Allemagne envers la Russie ». « Dans cette situation, la Russie n’a d’autre choix que d’exacerber tous les problèmes des Européens. La tâche est d’épuiser, d’amener l’adversaire à un tel point que l’Europe ou l’Occident collectif craquent et consentent à s’asseoir à la table des négociations, ne serait-ce que pour améliorer la situation de l’économie. Il est peu probable qu’ils acceptent toutes les conditions de la Russie, mais un accord à des conditions acceptables peut être imaginé. […] Comment forcer l’ennemi à s’asseoir pour négocier, et à être plus accommodant ? Il faut lui faire mal. Comment y parvenir ? En l’empêchant de chauffer ses maisons en hiver. » Un article de Gleb Prostakov intitulé triomphalement « Le gaz est enfin devenu l’arme géopolitique de la Russie » révèle crûment les calculs du Kremlin. « Le problème du gaz et du pétrole russes a conduit l’équipe européenne dans une impasse : tout ce qui est entrepris ne fera qu’aggraver la situation actuelle, ce qui se traduira en pratique par le mécontentement des citoyens et une tension croissante dans les relations interétatiques. Il est amusant de constater la rapidité avec laquelle les peuples et les pays de l’Occident démocratique, dès que le spectre des pannes d’électricité et des fermetures d’usines s’est profilé à l’horizon, ont oublié la solidarité et, comme des avares rapaces, ont commencé à cacher aux autres les précieux barils, mètres cubes et tonnes. » Ainsi, Moscou n’a pas renoncé à ses desseins traditionnels. Le Kremlin espère provoquer un raz-de-marée de mécontentement dans les pays européens qui propulsera les populistes pro-russes au pouvoir. Il escompte de même que la pénurie énergétique provoquera un réflexe nationaliste et des conflits entre les États européens qui compromettront la cohésion de l’Union européenne. Le même Gleb Prostakov s’en pourlèche déjà les babines : « Dans le contexte d’une crise énergétique presque inévitable en Europe, les principales économies — l’Allemagne et la Grande-Bretagne — montrent un penchant pour une politique d’égoïsme économique. Berlin risque d’être accusé de détruire l’unité de l’Europe. Pour l’Allemagne il n’y a que des mauvais choix. Soit elle répartit un maigre filet de gaz dans toute l’Union européenne, infligeant un coup sérieux à sa propre industrie, ce qui aggravera les processus de crise tant dans le pays lui-même que dans toute la zone euro. Soit elle refuse de partager, en provoquant une vague de critiques : on dira que la locomotive européenne elle-même est en train de porter un coup puissant à cette unité. »
Qu’en est-il vraiment ?
« L’Europe devra payer plus cher les fournisseurs alternatifs (renforçant le choc d’inflation), polluer davantage (relance des centrales à charbon), et aura peut-être bientôt à rationner sa consommation (risque de récession) », résume l’économiste Bruno Cavalier. Le 22 juin, Robert Habeck a estimé que les coupures de gaz russe étaient une « attaque économique » de la Russie contre l’Allemagne. Berlin accuse Moscou de mener une stratégie délibérée de réduction des flux vers l’Europe pour déstabiliser le marché énergétique. L’Allemagne a activé le « niveau d’alerte » de son plan visant à garantir l’approvisionnement en gaz, ce qui rapproche la première économie européenne de possibles mesures de rationnement. Une coupure totale des approvisionnements russes provoquerait un « effet Lehman Brothers dans le système énergétique », a averti Robert Habeck. Le ministre des Finances, Christian Lindner (FDP), évoque le risque accru de crise économique sévère dû à la conjonction des trois facteurs que sont la hausse des prix de l’énergie, les lacunes dans la chaîne d’approvisionnement auxquelles est confrontée l’industrie, et l’inflation. En Allemagne, il a été calculé que, en cas de rationnement, le PIB baisserait entre 0,5 et 3 points par rapport au scénario de base sans rationnement. La presse russe cite avec délectation une étude de l’Association des entreprises bavaroises qui « a montré qu’un arrêt soudain de l’approvisionnement en gaz russe entraînera une chute de l’économie allemande de 12,5 % et la perte de 5,6 millions d’emplois. Mais [ces prévisions] dépassent déjà — et de manière significative — jusqu’aux prévisions pessimistes de contraction de l’économie russe. […] La profondeur de la récession de l’économie allemande peut devenir un problème pour la stabilité de toute l’Union européenne ».
En France, le Conseil d’analyse économique prévoit une baisse minime, de l’ordre de 0,15 à 0,3 point de PIB. Les économistes d’Allianz Trade estiment toutefois que le PIB pourrait baisser de 2,5 % en 2023 en France et en Allemagne, et de 3,5 % en Italie, en cas de coupure du gaz russe. La France est dans une situation plus favorable que beaucoup d’autres pays européens, grâce à ses terminaux d’importation de GNL (gaz naturel liquéfié) et aux interconnexions gazières avec l’Espagne. Dix pays de l’Union européenne sur vingt-sept ont activé le premier niveau d’alerte sur l’approvisionnement en gaz. La France n’en fait pas partie, pour le moment. Mais la loi « pouvoir d’achat », qui doit être présentée en Conseil des ministres dans les prochains jours, aura un volet intitulé « Souveraineté énergétique » qui offre « des pouvoirs sans précédent à l’État » dans le cas d’une crise majeure cet hiver. Le gouvernement français va accélérer l’installation d’un terminal flottant d’importation de GNL de TotalÉnergies, qui sera amarré dans le port du Havre. Les travaux de raccordement du navire au réseau gazier démarreront « au début de l’automne » et la mise en service est prévue en septembre 2023.
Si la Russie coupe toutes ses livraisons, l’UE parviendra dans le meilleur des cas à limiter le déficit en gaz à 10 % environ du total de sa consommation. Les livraisons de GNL sont supérieures de 75 % à celles de l’année dernière. En juin, les livraisons de GNL des États-Unis vers l’Europe ont dépassé les exportations de Gazprom vers la région. La Norvège augmente ses livraisons par gazoduc de 15 % et l’Azerbaïdjan de 90 %. Le gouvernement allemand envisage la nationalisation d’une partie de Nord Stream 2, la déconnexion d’une partie du gazoduc offshore et son raccordement à un terminal GNL flottant. Récemment, le chancelier Olaf Scholz a déclaré que les premiers terminaux flottants de stockage de gaz naturel liquéfié pourraient être lancés dans le nord de l’Allemagne début 2023. Les pays de l’UE ont représenté depuis le début de l’année plus de 40 % des exportations de GNL égyptien, contre 15 % en 2021 (le gaz provient d’importants gisements de gaz offshore au large d’Israël). Un accord tripartite Israël-Égypte-Union européenne a été signé au Caire à la mi-juin. Israël travaille d’arrache-pied pour pouvoir exporter une partie de ses vastes ressources gazières offshore vers l’Europe. À plus long terme, d’autres options sont examinées pour augmenter les livraisons vers l’Union européenne. On évoque par exemple un projet de câble électrique sous-marin reliant l’État hébreu, Chypre et la Grèce, et la construction d’un important gazoduc qui relierait la Méditerranée orientale à un terminal européen. Le président Erdogan s’est récemment réconcilié avec Israël afin de participer à la manne.
Il est certes prévisible que la crise énergétique provoque des troubles en Europe. Mais les espoirs du Kremlin risquent d’être déçus. Les Européens sont conscients que la guerre sur leur continent impose des restrictions qui, comparées au martyre de l’Ukraine, sont supportables. Surtout, ils prennent conscience de leur interdépendance, et contrairement à ce que laissent entendre les ricanements de la presse russe, le sentiment de la solidarité européenne ne fait que croître au fur et à mesure que l’opinion se rend compte de la gravité de la menace qui pèse sur l’Europe. La propagande du « chacun pour soi » chère aux populistes sera moins porteuse qu’autrefois. La guerre russo-ukrainienne a révélé que les bureaucrates européens tant décriés ont su prendre de la hauteur et faire face au défi de la Russie avec un courage et une persévérance qui manquent souvent aux dirigeants des États de la vieille Europe. L’Europe est en train de se trouver et de combler le fossé qui la divisait en deux, entre la vieille Europe, lâche, myope et mercantile, et la nouvelle Europe, lucide sur la menace russe et consciente du prix de la liberté.
Ainsi, l’on peut pronostiquer une année difficile pour l’Europe. Mais le sevrage aux hydrocarbures russes est en cours, et plus Poutine fait monter la pression, plus les Européens accélèrent la mise en place de mesures pour décrocher du gaz russe. Quand le processus sera achevé, les prix de l’énergie repartiront à la baisse. Les économies européennes encaisseront le choc et s’en remettront. En Russie, il en va tout autrement, contrairement à ce qu’affirment les dirigeants du Kremlin et leurs relais en Occident qui cherchent à convaincre les Occidentaux, non sans succès, que les sanctions n’affectent guère la Russie. Le temps travaille contre le Kremlin. Selon Rosstat, en mai 2022, la production de voitures en Russie s’est effondrée de 97 %, de bus de 77 %, de locomotives diesel de 63 %, de verre de 61 %, de machines à laver de 59 %, de réfrigérateurs de 58 % , de wagons-marchandises de 52 %, de moteurs électriques de 50 %. Le refus des actionnaires de Gazprom de verser des dividendes pour l’année 2021, la plus faste de son histoire, a provoqué une tempête non seulement sur les marchés boursiers, mais aussi au sein de la population. L’État, qui détient 50,2 % des actions de Gazprom, aurait pu percevoir de la compagnie 624,6 milliards de roubles de dividendes. Mais Gazprom a besoin de ces fonds pour essayer de se maintenir à flot grâce à de nouveaux grands projets d’infrastructure. Pour fournir du gaz à la Chine, de nouveaux gazoducs sont nécessaires. Gazprom veut une part importante du marché du GNL, et doit maintenant développer des projets dont les partenaires étrangers se sont retirés. D’autre part, Gazprom a subi des pertes sur les investissements dans Nord Stream 2, maintenant gelé et d’un avenir incertain. Les experts russes commencent à exprimer leurs inquiétudes devant les initiatives impulsives de leur président. Ainsi, Alexandre Sobko, analyste du Centre énergétique de l’école de business de Skolkovo, laisse entendre que les coupures de gaz à l’Europe ne doivent pas durer : « Si Gazprom prévoit toujours de rester sur le marché européen avec des volumes importants, alors ceux-ci doivent être restaurés relativement rapidement, dans le courant, disons, de l’année prochaine, afin de passer entre Charybde et Scylla. D’une part, Gazprom pourra tirer tous les bénéfices du déficit et des prix ultra-élevés maintenant. D’autre part, réduire rapidement les prix exorbitants du gaz afin de bloquer l’adoption de décisions d’investissement dans de nouveaux projets de GNL, qui entraîneront dans l’avenir un excès d’offre. Bien sûr, l’Europe elle-même peut limiter les approvisionnements de Gazprom, mais il ne sera pas possible de les interdire complètement. » Quand l’Europe sera sevrée du gaz russe, le retour en arrière sera difficile. Sobko relève le fait que durant le dernier forum de Saint-Pétersbourg « rien de nouveau n’a été dit sur la construction du gazoduc Force de la Sibérie-2, censé acheminer 50 milliards de m3 de gaz de l’Europe vers la Chine », tout en soulignant que « ce gazoduc ne pourra de toute façon rediriger qu’un tiers des volumes standards des exportations vers l’Europe, c’est-à-dire qu’il faut trois gazoducs de ce type ». Il trouve encourageant que l’Europe refuse de signer des contrats à long terme avec le Qatar parce qu’elle escompte le retour de Gazprom sur le marché européen.
Mikhaïl Kroutikhine appelle un chat un chat. Pour lui, Moscou est tout simplement en train de sacrifier son fleuron Gazprom, qui cesse d’être un exportateur. On peut parler d’une destruction délibérée de Gazprom. Car la Russie n’a pas d’alternative à ses clients européens. Le gazoduc vers la Chine ne fonctionne pas à plein régime, faute de ressources gazières locales. Pour arriver à le remplir, il faut achever la construction d’un gazoduc vers des gisements en Sibérie occidentale, dont le coût est pharamineux. En outre, la pose d’un nouveau gazoduc reliant la Sibérie occidentale à la Chine nécessitera deux ou trois ans. Dans le même temps, les sanctions américaines et européennes empêchent la construction en Russie d’usines de liquéfaction de gaz. La Russie avait un vaste programme en vue de développer ce secteur d’ici à 2035. Il sera définitivement bloqué car tout l’équipement était occidental. Elle n’a donc aucune marge de manœuvre en matière de gaz. Mikhaïl Kroutikhine ne prend pas de gants : « Sans coopération et interaction avec des partenaires étrangers, non seulement vous ne fabriquerez pas un avion qui réponde aux exigences d’aujourd’hui, mais vous ne fabriquerez même pas un fer à repasser électrique moderne et perfectionné. Par conséquent, quelle que soit l’industrie, partout nous allons vers l’effondrement ou au moins vers un retour aux années 1980. […] « La Russie est déjà en passe de cesser d’être une puissance énergétique. En planifiant une guerre avec l’Ukraine, Poutine a clairement sous-estimé la détermination de l’Occident. Certes de très nombreux politiciens et politologues russes pensaient également que les États-Unis et l’UE étaient trop faibles pour opposer une riposte collective concertée. Qui plus est, Moscou s’enfonce de plus en plus dans la guerre, malgré le renforcement des sanctions et les conséquences préjudiciables à l’économie ce qui relève de la folie absolue. »
Mentionnons la destruction d’un autre vecteur d’influence russe qui faisait l’orgueil de Poutine. Devenue une grande puissance agricole après l’embargo sur les importations en 2014, la Russie utilise les exportations de céréales en Afrique et au Moyen-Orient pour étendre son emprise sur les pays consommateurs ; en 2022, on l’a vu, elle brandit la menace de la famine pour monter les pays africains contre l’Occident et l’Ukraine en déployant à plein régime sa démagogie tiers-mondiste. Cependant ce vecteur d’influence est lui aussi compromis par les sanctions occidentales. En effet, le rendement des semences russes est de 20 à 30 % inférieur à celui des semences importées. En 1990, 50 millions de tonnes de blé ont été récoltées en Russie. En 2021, 76 millions de tonnes. Réduite à utiliser les variétés nationales, la Russie cessera d’être une exportatrice de produits alimentaires. Elle reviendra aux 50 millions de tonnes, augmentées il est vrai du blé volé à l’Ukraine.
Le sabordage de l’armée et de l’économie
La même logique de destruction se manifeste dans la politique de Poutine à l’égard de l’Ukraine. Loin de reconnaître ses erreurs initiales, Poutine choisit l’escalade, au point d’épuiser son armée dans une horrible guerre d’attrition. Selon Avril Haines, la directrice du renseignement américain, « les forces terrestres [russes] ont été laminées au point qu’il leur faudra des années pour revenir à ce qu’elles étaient avant la guerre ». Mais là encore Poutine ressemble à ce joueur qui ne cesse de faire monter la mise en espérant récupérer ce qu’il a perdu. Le Kremlin a l’impression d’être engagé dans une course contre la montre. Il veut abattre l’Ukraine avant que l’emploi massif des armes occidentales ne rééquilibre le rapport de force. Il choisit de semer la terreur par des attaques de missiles visant les civils. Il redouble son effort de guerre. La Douma est en train d’examiner « des mesures spéciales de mobilisation économique » à cause « du besoin temporaire accru de réparation d’armes et d’équipements militaires et de fourniture de moyens matériels et techniques. […] En outre, les entreprises, qu’elles soient étatiques ou commerciales, n’auront pas le droit de refuser les commandes d’État pour la fourniture de biens, l’exécution de travaux ou la prestation de services pour assurer la conduite de la lutte contre le terrorisme et d’autres opérations en dehors du territoire de la Fédération de Russie par les forces armées de la Fédération de Russie, d’autres troupes, formations et corps militaires ». Il sera possible par arrêté, sans l’accord du salarié, d’exiger de celui-ci un travail les week-ends et jours fériés, un travail de nuit, de reporter le congé annuel payé, de le fractionner, de convoquer le salarié lors de son congé si nécessaire, ou de remplacer le congé par une compensation monétaire.
Selon Alexeï Makarkine, premier vice-président du Centre des technologies politiques, cette législation rappelle la législation stalinienne des années 1930 : « C’était la mobilisation de l’économie et des ressources en main-d’œuvre en prévision d’une éventualité de grande échelle. » Ce n’est du reste qu’un début. Ainsi, le sénateur Andreï Klichas a envisagé la possibilité de réintroduire dans le Code pénal l’article sanctionnant le « sabotage ». À l’en croire, cette mesure semble s’imposer vu les « succès » des fonctionnaires en matière de « substitution des importations ». On remonte même à Lénine qui, on s’en souvient, avait vendu les bijoux de la Couronne pour subventionner la révolution mondiale : la Douma a autorisé le 15 juin la vente à l’étranger des pierres précieuses et des métaux précieux conservés dans le Gosfond, le Fonds national de Russie, pour « répondre aux besoins urgents ». Cette décision à elle seule apporte un éloquent démenti à la désinformation du Kremlin selon laquelle les économies occidentales souffriraient davantage des sanctions que l’économie russe.
L’important pour Moscou est de parvenir rapidement à ses fins, avant que l’UE n’ait irréversiblement décroché du gaz russe (voir l’analyse de Sobko citée plus haut). Visiblement les dirigeants du Kremlin ne croient pas que les Occidentaux maintiendront longtemps les sanctions si l’Ukraine retombe dans l’orbite russe. Ceux des Occidentaux qui se bercent de l’espoir d’une chute imminente de Poutine risquent d’être déçus. Poutine restera au pouvoir tant qu’il n’aura pas achevé le sale boulot. En revanche, dès que l’Ukraine sera solidement arrimée à la Russie, on peut s’attendre à ce que Poutine soit destitué et remplacé par un « réformateur » avenant que les Occidentaux devront soutenir contre les intrigues des « ultra-nationalistes ». Comment exiger alors le retrait russe de l’Ukraine ? Ne sera-ce pas faire le jeu des « conservateurs » ? Nombre de voix s’élèveront pour la levée immédiate des sanctions afin d’encourager la Russie sur le chemin de la réforme.
Ainsi, l’escalade actuelle de Poutine, son chantage au nucléaire, sa grossièreté et son inhumanité ostensible peuvent fort bien s’inscrire dans un scénario envisagé par le « Kremlin collectif », qui prévoirait une « dépoutinisation » de façade, de manière à sauver l’essentiel, les instruments de la puissance russe. Pierre le Grand n’est pas seulement celui qui a « ouvert une fenêtre vers l’Europe », c’est aussi le tsar qui a compris que la Russie devait coopter des Européens pour bâtir son armée et sa flotte et édifier un empire capable de vaincre les Européens. La période d’autarcie forcée que vit la Russie aujourd’hui la ramènera très vite à cette politique de Pierre le Grand : rien d’étonnant que celui-ci soit célébré par la propagande du Kremlin.
Les Occidentaux ont toujours eu tendance à trop personnaliser la politique russe. Ils n’ont cessé de fantasmer sur le « réformateur » qui allait permettre une confortable convergence entre la Russie et l’Occident. Avec ses complexes et sa mégalomanie, Poutine est certainement dangereux. Mais le problème russe ne sera nullement résolu par son remplacement par un homme issu du sérail, quel que soit le contraste entre son style et celui de Poutine. Derrière le despotisme d’un seul se cache une redoutable machine de pouvoir, dont on peut mesurer l’efficacité depuis vingt ans, en Russie et à l’étranger. Le remplacement de son mandataire ne signifiera nullement le démantèlement de cette machine, ni l’abandon du projet de puissance russe. Les Occidentaux devront mesurer le changement aux actes, et non aux belles paroles et aux concessions qui ne coûtent rien, comme la libération des prisonniers politiques. La restitution de tous les territoires volés aux voisins de la Russie, la reconnaissance d’une indépendance réelle de tous les États postsoviétiques devront être les critères sine qua non de la levée des sanctions.
Études de lettres classiques, a séjourné 4 ans en URSS en 1973-8, agrégée de russe, a enseigné l'histoire de l'URSS et les relations internationales à Paris Sorbonne.