Crime et pardon

Sergueï Lebedev, Le Débutant, Lausanne, Noir sur Blanc, traduit du russe par Anne-Marie Tatsis-Botton, à paraître en août 2022 (219 p.).

livre lebedev
Image : Noir sur Blanc

Dans ce roman d’espionnage à la forme originale, tout commence par un meurtre et se termine par une mort non naturelle — qui n’est toutefois ni un meurtre ni un suicide — et par l’arrestation du « tueur » qui, pour finir, n’a pas tué…

Sergueï Lebedev est connu du public français par la traduction de quatre de ses romans : La Limite de l’oubli (Verdier, 2014), L’Année de la comète (Verdier, 2016), Les Hommes d’août (Verdier, 2019) et, cette année, Le Débutant. Il est né à Moscou en 1981 dans une famille de géologues et a participé à huit expéditions géologiques dès l’âge de 14 ans. De 2000 à 2014, il a été journaliste et rédacteur en chef adjoint de la revue Premier septembre, publiée à Moscou et destinée aux enseignants. Parallèlement, il publiait de la poésie et de la prose.

Depuis le 24 février, il a donné plusieurs interviews dans des journaux européens, dont une au Monde, le 3 mars. En voici le début : « Après des années de guerre larvée, la Russie a de nouveau attaqué ouvertement l’Ukraine. Jours de honte. Jours les plus noirs de notre histoire. L’attaque, qui avait été annoncée, a quand même été une surprise. Mais le poison de l’inimitié mijotait depuis longtemps. Beaucoup disent maintenant que le président Poutine est le seul responsable. Et que les Russes sont massivement contre la guerre, même s’ils ont peur de le montrer ouvertement. Il se peut qu’une partie considérable de la société soit contre la guerre, surtout pour des raisons égoïstes et de bon sens. Mais cela n’enlève rien à la question de savoir comment cette guerre a été rendue possible : politiquement et psychologiquement. »

C’est en effet sur la psychologie des ex-Soviétiques que, dans ses romans, travaille Lebedev, psychologie doublement bouleversée par l’effondrement de l’URSS en 1991 et par l’absence, depuis cette date, de socialisation de la mémoire traumatique des crimes et des mensonges. Ses héros sont tous menacés d’anéantissement.

Dans Le Débutant, Lebedev remonte un peu en arrière et scrute la formation intellectuelle et morale d’un chercheur qui est né et a grandi dans une ville fermée d’URSS spécialisée en recherche d’armes chimiques. Le Débutant est un livre d’espionnage, sous une forme originale. Tout y commence par un meurtre, se termine par une mort non naturelle, mais qui n’est ni un meurtre ni un suicide, et par l’arrestation en Europe du tueur qui, pour finir, n’a pas tué.

L’art de Lebedev revient à articuler l’histoire de l’URSS et de la Russie, et l’histoire individuelle au cœur même du psychisme de quelques personnages — tous des hommes. Et ça, c’est très réussi. Le premier, le chimiste, choyé par l’institution où il est né et a travaillé, rendu en quelque sorte déjà fou par cette situation obsidionale, a quitté le bateau échoué de l’URSS en 1991 — pour n’être lui-même qu’un être échoué, en Europe, qui s’aperçoit qu’il ne compte plus pour rien, mais qui continue de s’accrocher à ses rêves de recherche : achever des années de travail pour mettre au point et produire un poison parfait, inodore, incolore, qui ne laisse rien derrière lui qu’une mort immédiate… Mais voilà, il lui a manqué quelques mois pour y parvenir et seules quelques gouttes du fabuleux élixir survivent avec lui.

Tout l’être de l’autre personnage se concentre dans les armes, la guerre, l’ordre de tuer et la compétence qu’il a développée dans cet art — la Tchétchénie est très présente dans le livre, avec tout le cortège dont s’ornent les cauchemars. Lui, il n’est pas échoué sur le sable de l’Histoire, car son institution, le FSB, lui assure sa socialisation en Russie, son salaire, la permanence de ses convictions et la reconnaissance de ses talents. Le premier comprend, dès qu’il apprend qu’un Russe exilé a été assassiné, que les « services russes » vont chercher à l’éliminer. C’est la mission du second. Le roman repose sur la tension qui mène à la rencontre de ces deux hommes, tension qui va crescendo, et où se dévoile le talent de l’auteur, fait d’une précision et d’une subtilité qui ne se limitent pas à l’évocation de l’âme des personnages, mais s’attachent aussi à l’atmosphère d’un restaurant populaire, voire d’un quartier — et l’on perçoit que la langue originale doit en être fort belle.

Au travers des vies de ces deux antihéros, Lebedev montre des familles détruites ou qui ne pouvaient en aucun cas voir le jour, une société russe sans amis ni confiance, une vie privée appauvrie, une brutalité omniprésente et, dans un îlot de grâce et de culture, où l’on espère voir un peu d’humanité, la pure trahison qui manipule les êtres et fonde l’ensemble. Au passage, on s’amuse un peu — peu, il est vrai. Je pense aux remarques entre des Russes sur la gentillesse des policiers européens, à d’autres petites choses dites en passant sur certaine perception de l’Union européenne : un excellent, car tranquille, terrain de jeu pour espions, nervis et assassins.

À l’évidence, Lebedev se pose à lui-même, comme dans ses paroles et ses écrits, la question du pardon : quand, comment, pourquoi, et qui peut seulement pardonner ? Or, il y a dans le livre deux acteurs qui portent le nom de « débutant » et le second vient, en fin d’ouvrage, apporter la réponse.

Je vous laisse lire…

Chercheur CNRS en retraite, linguiste, archéologue, anthropologue. Lauréate du Prix Georges Dumézil de l’Académie française, lauréate du Prix Georges Picot de l’Académie des Sciences morales et politiques. S’intéresse depuis longtemps à la Russie impériale, soviétique et actuelle. Anime des programmes culturels à Fréquence Protestante.

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