La fragilité d’un chef-d’œuvre : « La Trinité » d’André Roublev entre le Musée et l’Église

En juillet, la plus célèbre des icônes russes a quitté la galerie Tretiakov à Moscou, pour rejoindre temporairement le monastère de la Trinité-Saint-Serge. Derrière ce nouvel exemple de la politique menée par le patriarcat de Moscou, qui poursuit sa chasse aux icônes anciennes et très fragiles, il faut voir une véritable opération de propagande.

S’il fallait nommer une icône russe, ce serait sans réfléchir celle-ci : La Trinité d’André Roublev. Les Français ont l’habitude de voir ses reproductions un peu partout, y compris dans les églises catholiques. L’image qui date du début du XVe siècle est frappante, sa composition est parfaite. Сe n’est pas la reprise d’un type connu, mais une création nouvelle, ce qui n’arrive que très rarement dans l’art des icônes. Elle imprime l’œil. Elle réjouit le cœur : il n’y a pas besoin d’être croyant. Depuis bientôt un siècle, cette icône attire les foules à la galerie Tretiakov. Le dimanche 17 juillet 2022, La Trinité d’André Roublev quitte son musée pour rejoindre le monastère de la Trinité-Saint-Serge, à 73 km de Moscou, lieu pour lequel elle avait naguère été créée. Cette nouvelle m’a fait froid dans le dos. Pourquoi ? Qu’y a-t-il de si alarmant ? Trois jours après, l’icône était déjà de retour et les restaurateurs inquiets se penchaient sur elle, scrutaient sa surface fragile. Alors, pourquoi ? Eh bien, pour le simple fait que l’icône a été déplacée malgré l’avis négatif strict des conservateurs de la galerie Tretiakov. C’est ce que je voudrais signaler ici : cette prise de décision arbitraire, à l’encontre de la compétence pure, non politisée, est un type de décision qui se pratique couramment, de plus en plus, dans le domaine de la culture, depuis le début de cette guerre.

Cette histoire débute il y a plus de trente ans, à la fin des années 1980, quand l’Église dépose auprès des musées, et tout spécialement auprès du département de l’art russe ancien de la galerie Tretiakov, les premières demandes de transférer les icônes dites miraculeuses dans les églises et les monastères d’où elles avaient été extraites après la révolution de 1917. En effet, ce département fut créé à la galerie Tretiakov après la révolution sur la base de quelques collections particulières et enrichi, à partir de 1923, grâce à l’action de la Commission nationale de la restauration, dirigée par Igor Grabar. Cette commission sauvait les icônes les plus importantes de la destruction massive des objets de culte par l’État athée militant. Igor Grabar recherchait alors dans les églises détruites les icônes anciennes du XIIe-XIIIe siècle, celles de Novgorod, ainsi que celles d’André Roublev (1360/1370 – vers 1428).

Durant les trente dernières années, les conservateurs et les restaurateurs du département de l’art russe ancien de la galerie Tretiakov, dirigé par Natalia Cheredega (1950-2020), se sont battus contre cette tendance, derrière laquelle il n’y avait aucune légitimité, ni juridique ni cultuelle. Car, selon la théologie orthodoxe, la vénération de l’icône ne fait pas de différence entre l’original et la copie. Toute copie d’une icône est considérée comme cette icône du point de vue cultuel. Mais, bien entendu, pas du point de vue muséal.

Il a fallu pourtant céder à la ferveur de l’Église. La première icône, celle de la Vierge du Don, a quitté le Musée pour l’Église le jour de sa fête, le 1er septembre, proclamé fête des cosaques du Don. Chaque 1er septembre, les conservateurs de la galerie Tretiakov emmènent, depuis des années, cette icône attribuée à Théophane le Grec qui date de la fin du XIVe siècle au monastère du Don de Moscou, bien entendu dans un coffre spécialement créé à cet effet. Je me souviens combien, chaque année, Natalia Cheredega était inquiète à l’approche du 1er septembre. Elle craignait pour l’œuvre qui, depuis presque un siècle de sa vie dans les conditions muséales, s’est habituée à un régime constant de température et d’humidité. Cheredega elle-même n’était pas seulement une excellente connaisseuse des icônes, elle était également une chrétienne orthodoxe qui a traversé une longue période de quasi-clandestinité religieuse soviétique et elle savait parler aux autorités. Elle a su, jusqu’à sa mort en 2020, tempérer les appétits de l’Église en matière d’œuvres d’art muséifiées.

Qui plus est, en 1992, une église dédiée à saint Nicolas a été restaurée et ouverte auprès de la galerie Tretiakov. Son statut est double, elle appartient à la fois à l’Église et au musée. Son prêtre est rémunéré en tant que conservateur. À partir de 1996, on commence à y placer l’icône de la Vierge de Vladimir, l’une des plus précieuses icônes byzantines, offerte en 1130 au prince Mstislav de Kiev par le métropolite grec Michel. À l’église Saint-Nicolas, la Vierge de Vladimir est offerte à la vénération des fidèles. Elle est, en même temps, conservée dans des conditions muséales parfaitement contrôlées. Le transfert définitif de la Vierge de Vladimir dans l’église ne se fait qu’en 2000. Sept ans ont été nécessaires pour concevoir, fabriquer et adapter une capsule protectrice réglée en permanence à 18°-20° et à 55 % d’humidité. Depuis 1997, La Trinité de Roublev est également régulièrement transférée dans cette église le jour de la fête de la Sainte-Trinité. Par ailleurs, en 2015, une copie exacte de la Vierge du Don a été réalisée d’après l’œuvre conservée à la galerie Tretiakov, bénie à l’église Saint-Nicolas et envoyée à Rostov-sur-le-Don : ce ne sont donc pas les solutions qui manquent, solutions impeccables du point de vue canonique.

Mais la chasse aux icônes de la part de l’Église se poursuit. Depuis 2008, la galerie Tretiakov est régulièrement priée de fournir l’original de La Trinité de Roublev au monastère de la Trinité-Saint-Serge et, depuis quatorze ans, le musée résiste. Les spécialiste alertent : tout déplacement de cette icône est dangereux pour son intégrité. Mais voici que le 16 juillet 2022, en l’absence de la directrice de la galerie, le chef-d’œuvre d’André Roublev quitte le musée. L’icône fait le trajet de 73 km. Elle est installée dans l’église de la Trinité du monastère de la Trinité-Saint-Serge, non pas pour la fête de la Trinité, mais pour la célébration du 600e anniversaire de l’invention du corps de saint Serge de Radonège, le patron spirituel d’André Roublev. La fête est célébrée par le patriarche Kirill en personne.

Pour mieux comprendre la raison de la grande inquiétude des conservateurs de la galerie Tretiakov, il nous faut revenir, ne serait-ce que brièvement, sur l’histoire de cette œuvre exceptionnelle. Jusqu’au début du XXe siècle, une gaine dorée recouvrait cette icône, seuls les têtes, les mains et les pieds noircis des trois Personnes en étaient visibles. Quand, pour la première fois, en 1906, sur la proposition de l’higoumène du monastère de la Trinité-Saint-Serge, le restaurateur d’icônes Gourianov enlève cette gaine, il découvre que l’icône de Roublev est entièrement repeinte. La décision cruciale est alors prise : non seulement de nettoyer mais de restaurer l’icône, d’enlever les couches qui, depuis des siècles, recouvraient la peinture initiale. Cette opération était contraire au principe traditionnel de la conservation des icônes, qui consistait justement à les recouvrir de nouvelles couches protectrices en suivant le dessin de l’image originelle. Après cette restauration de type muséal, l’icône est remise à sa place au monastère de la Trinité-Saint-Serge et provoque un véritable pèlerinage esthétique : l’église fonctionne comme un musée. Or, les conditions de sa conservation sont contradictoires avec sa restauration. L’icône noircit aussitôt, puis elle est restaurée à nouveau en 1918, puis, après son transfert définitif à la galerie Tretiakov, en 1929, elle est restaurée pour la troisième fois. En même temps, une copie réalisée par un maître d’icônes réputé remplace l’original à l’église. En fait, les problèmes de la conservation de cette œuvre fragile ne s’arrêtent jamais. L’objet qui existe aujourd’hui doit être entretenu et surveillé en permanence. Pourquoi donc exiger son déplacement, lourd de toutes sortes de risques ? Pourquoi braver l’avis des professionnels chargés de sa conservation ? Pourquoi risquer d’abîmer ce joyau du patrimoine national au destin complexe en le faisant voyager par des routes d’une qualité douteuse ? Il est difficile de percevoir ce geste autrement que comme un nouveau témoignage de l’arbitraire, de l’absence du droit et de la confusion profonde qui règne dans la Russie actuelle. Dans son sermon devant l’icône, le patriarche se vante : c’est sur son initiative que La Trinité a été déplacée. C’est pour se souvenir, prône-t-il, de ces temps difficiles de l’époque de saint Serge et de Roublev, quand « la Russie se trouvait en grand danger face aux ennemis intérieurs et extérieurs et se concentrait afin de devenir dans l’avenir une grande puissance ». L’icône d’André Roublev est donc très clairement utilisée non pas pour sa valeur spirituelle, mais aux fins de propagande. Le site officiel de la galerie Tretiakov assure que l’icône va plus ou moins bien, mais que les conservateurs ne peuvent pas, pour l’instant, annoncer la date de son retour dans l’exposition permanente. Sur les photos au monastère et après son retour, l’icône est recouverte de plusieurs bandages de protection. Elle a l’air d’avoir été blessée…

Et qui oserait, après un tel geste de mépris des compétences et de manipulation de la part des autorités spirituelles, se battre encore pour la sauvegarde du patrimoine religieux russe ? Et qui oserait encore, après cela, parler — comme c’est de mise dans certains milieux aujourd’hui — de la possibilité de « faire tranquillement et au mieux ce que l’on sait faire » ?

Olga Medvedkova est historienne de l’art et écrivain bilingue, français et russe. Elle est directrice de recherche au CNRS. Elle est spécialiste en histoire de l'architecture, ainsi que de l'art russe. Elle est auteure de plusieurs livres en histoire de l’art et de textes de fiction, comme Réveillon chez les Boulgakov, Paris, TriArtis, 2021

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