Masha Gessen, une plume indispensable pour comprendre ce qui se passe dans la tĂȘte des Russes

La France a parfois du retard dans la traduction de livres pourtant essentiels. C’est le cas d’un ouvrage remarquable de Masha Gessen, essayiste amĂ©ricaine d’origine russe. Ce livre relate le parcours de plusieurs jeunes Russes et de leurs « mentors Â», et Ă  travers eux, l’histoire des trois dĂ©cennies de la Russie contemporaine. Sa lecture est particuliĂšrement Ă©clairante au moment oĂč la guerre d’agression menĂ©e par Moscou fait rage. Pour comprendre une sociĂ©tĂ© malade.

Le livre de Masha Gessen1 (nĂ©e en 1967), journaliste et essayiste amĂ©ricaine The Future is History. How Totalitarianism reclaimed Russia (Le futur est Histoire. Comment le totalitarisme a rĂ©cupĂ©rĂ© la Russie) a paru chez Granta et Random House, en 2017, il y a dĂ©jĂ  cinq ans. Il a Ă©tĂ© depuis traduit en allemand, mais pas en français ni en russe. Certes, dans les conditions actuelles, sa traduction et publication en russe ne pourrait se faire que loin de la Russie. Quant Ă  sa traduction française, elle me semble fortement dĂ©sirable. En effet, nous avons affaire Ă  un phĂ©nomĂšne tout Ă  fait remarquable.

Le livre de Masha Gessen offre Ă  son lecteur une enquĂȘte intellectuelle, d’une grande ampleur et d’un trĂšs grand courage, concernant les trente derniĂšres annĂ©es de l’histoire de la Russie. À tous ceux qui veulent comprendre le comment et le pourquoi de la catastrophe russe actuelle, ce livre offre un outil indispensable. Mais pas seulement Ă  eux. Il est aussi utile pour ceux qui sont, aujourd’hui, prĂ©occupĂ©s par ce qui nous arrive ici, en Occident, sur le plan politique et social, pour ceux qui voudraient comprendre la nature des courants autoritaires et les raisons de leurs succĂšs actuels. Pour ceux qui s’encouragent Ă  y rĂ©sister, ne serait-ce qu’au fond d’eux-mĂȘmes.

Dans son livre, Masha Gessen pose la question de la survivance des dictatures et de la survie difficile du monde libre, de la rĂ©sistance aux rĂ©gimes autoritaires et totalitaires d’une maniĂšre qui n’est, il me semble, ni « amĂ©ricaine Â» ni « russe Â» (malgrĂ© le fait que Masha Gessen appartienne pleinement Ă  ces deux mondes2). Sa façon d’observer et de collecter les donnĂ©es, de rĂ©flĂ©chir, de comprendre les choses et finalement de les dire lui est bien propre. Cette façon est Ă  la fois peu personnelle, presque froide, savante, voire scientifique, mais aussi empathique et tendre pour l’ĂȘtre humain. C’est de ces deux qualitĂ©s que naĂźt le phĂ©nomĂšne de sa prose non-fictionnelle qui se lit comme un roman (quitte, dans son cas Ă  user de ce clichĂ©) et en mĂȘme temps comme un ouvrage de sciences humaines, ouvrage intelligent et, on a envie de le dire, « classe Â». Pour finir avec les Ă©loges, disons encore que ce livre est non seulement trĂšs intelligent, mais il est aussi trĂšs bien Ă©crit, dans un anglais transparent et sophistiquĂ© qui caractĂ©rise souvent la prose des « Ă©trangers Â».

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Le livre s’ouvre avec la prĂ©sentation des protagonistes. Ce sont les jeunes gens nĂ©s en 1982, 1984 et 1985, c’est-Ă -dire ceux qui sont presque contemporains de la PĂ©restroĂŻka : leur enfance a coĂŻncidĂ© avec les annĂ©es « folles Â», et leur jeunesse avec les annĂ©es 2000. Ce sont ces jeunes adultes qui tentent ensuite, devant nos yeux, de construire leur vie en Russie dans les annĂ©es 2010 et qui, presque tous, vont Ă©chouer.

Ce sont Janna, la fille de Boris Nemtzov (nĂ©e Ă  Gorky, plus tard redevenue Nijny Novgorod), Macha, une moscovite issue d’un milieu acadĂ©mique, trĂšs fortement marquĂ© par la chute de l’URSS, Liocha, nĂ© Ă  Solikamsk dans une famille d’une professeure d’histoire, et Serioja, petit fils d’Alexandre Yakovlev, l’un des principaux auteurs du concept mĂȘme de la PĂ©restroĂŻka. Masha Gessen a passĂ© avec eux de trĂšs longues heures en les interrogeant, en les Ă©coutant attentivement. La transcription de leurs rĂ©cits est fragmentĂ©e : brusquement nous abandonnons l’un des personnages pour Ă©couter le suivant, puis revenons au mĂȘme.

Le rythme rappelle la structure d’une sĂ©rie tĂ©lĂ©visĂ©e. Le lecteur s’attache Ă  ces quatre, il veut savoir ce qui va leur arriver. Ces deux garçons et ces deux filles sont issus de milieux et de lieux trĂšs diffĂ©rents, mais ils sont unis par ce que les romantiques allemands appelaient le Zeitgeist : l’esprit de leur Ă©poque. Unis aussi par leur quĂȘte de survie matĂ©rielle, intellectuelle, familiale, Ă©motionnelle. A travers leurs yeux, en croisant leurs regards, en expliquant froidement ce que le lecteur occidental ne peut pas saisir dans leur rĂ©cit, Masha Gessen narre une histoire de ces trente annĂ©es russes durant lesquelles le pays a d’abord plongĂ© dans le marasme d’une sociĂ©tĂ© dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©e, puis a tentĂ© de se libĂ©rer et a, finalement, Ă©chouĂ© dans cette tentative.

Cette histoire n’est pas Ă©vidente, tout au contraire elle est dramatique, voire tragique. Le prĂ©sent et le futur russe ne dĂ©coulent pas logiquement de son passĂ© : les conditions prĂ©alables, politiques, Ă©conomiques, sociales, ne dĂ©terminent pas ce qui arrive aux Russes d’aujourd’hui, aucun des schĂ©mas naĂŻfs, hĂ©gĂ©liano-marxistes, ne nous y est servi, mĂȘme rĂ©chauffĂ©. Le livre de Masha Gessen est tout sauf dĂ©terministe. Ce n’est pas tout passĂ© qui prĂ©pare l’avenir. C’est ce passĂ© particulier, passĂ© totalitaire, qui revient encore et encore, comme une maladie chronique, incurable. Ce ne sont pas les conditions, ce sont les gens formĂ©s dans et par le passĂ© soviĂ©tiques qui, dĂ©libĂ©rĂ©ment, font exprĂšs revenir ce passĂ© dont les traits principaux sont l’absence de la libertĂ© personnelle et le mĂ©pris de la vie individuelle. Retenons ce mĂ©pris de la vie.

Comment s’y prennent-ils ? Comment rĂ©ussissent-ils ? Les 500 pages de l’ouvrage de Masha Gessen nous promĂšnent le long des destins douloureux des gens en Ă©voquant le pourquoi de leur retour volontaire en arriĂšre, vers le passĂ© soviĂ©tique. Le constat est grave. Non, le prisonnier russe ne s’est pas Ă©vadé  Il est revenu dans sa cellule. Pour nous aider Ă  mesurer la chose, Masha Gessen fait appel Ă  trois autres protagonistes : la psychanalyste Marina Aroutiunian, le sociologue Lev Goudkov (nĂ© en 1946, Ă©lĂšve de Youri Levada et directeur du centre Levada de 2006 Ă  2020) et le philosophe et activiste politique Alexandre Douguine (nĂ© en 1962).

Ces trois « adultes Â», comme les grands-parents et les parents de nos quatre jeunes gens, semblent au dĂ©but former la toile de fond bariolĂ©e de cette histoire. Puis le lecteur se rĂ©veille : ce sont eux, ces adultes qui sont les vĂ©ritables acteurs, les homo sovieticus qui forment et dĂ©forment l’univers dans lequel les jeunes tentent de survivre tant bien que mal. Certes, il y a parmi eux des bons et des mauvais. Il y a ceux qui pensent et ceux qui agissent. Parfois le fait de penser s’associe au fait d’agir, et inversement.

Les deux personnages positifs, Aroutiunian et Goudkov, tentent de combler le grand hiatus, le vide crĂ©Ă© durant l’époque soviĂ©tique dans le domaine des sciences humaines par l’interdiction des Ă©crits occidentaux. Deux, voire trois gĂ©nĂ©rations des gĂ©ants en sciences humaines, dressĂ©s les uns sur les Ă©paules des autres (mĂ©taphore qui revient dans ce livre Ă  plusieurs reprises) ont travaillĂ© sur la question du totalitarisme : philosophes, sociologues, psychologues. Avec Aroutiunian et Goudkov, nous lisons et relisons tout une bibliothĂšque dĂ©diĂ©e Ă  cette question, de Hanna Arendt Ă  Erich Fromm et tant d’autres ; nous dĂ©finissons ce prisonnier content de sa prison — l’homme soviĂ©tique. Nous comprenons mieux ses peurs : avant tout celle de l’indĂ©pendance. Nous mesurons ses absences de peur : notamment celle de la privation quand elle est collective. Nous observons mieux sa haine : celle de l’autre.

Progressivement, se forme dans notre esprit l’image d’une sociĂ©tĂ© trĂšs abimĂ©e, peu Ă©duquĂ©e, instable, prompte Ă  la violence et facile Ă  ĂȘtre mobilisĂ©e (dans le sens girardien du mot). C’est lĂ  qu’intervient le troisiĂšme « adulte Â», Alexandre Douguine (dont nous apprenons tout), qui lui aussi tente de combler le hiatus philosophique crĂ©Ă© par un siĂšcle de monopole marxiste et, par la lecture de Heidegger en premier lieu puis des idĂ©ologues actuels des droites nationalistes, crĂ©e sa version du « monde russe Â», fondĂ©e sur les soi-disant valeurs traditionnelles, sur la passion de l’archaĂŻque et sur la haine de l’étranger de toute sorte.

Ce systĂšme de Douguine, soutenu par le pouvoir, devient le fondement du rĂ©gime actuel en Russie. DĂšs les annĂ©es 2006-2007, ce pouvoir mobilise la sociĂ©tĂ© mise en pĂ©ril, agissant par la crĂ©ation d’une sĂ©rie de boucs Ă©missaires. La seconde moitiĂ© du livre de Masha Gessen offre un rĂ©cit ahurissant de ce processus. Ce sont d’abord les États-Unis qu’il faut haĂŻr, puis l’Occident tout entier, puis les Ukrainiens, puis tout Ă  coup les pĂ©dophiles. Les procĂšs fabriquĂ©s commencent Ă  se faire jour.

Le coup des pĂ©dophiles est diabolique. Il a permis, d’une part, d’ouvrir la porte Ă  l’homophobie et au sadisme (des brigades d’homophobes sadiques se forment Ă  travers le pays) et, d’autre part, de travestir en pĂ©dophilie certains « crimes Â» commis par les hommes politiques anti-poutiniens ou par les activistes du MĂ©morial. C’est le cas de l’historien Iouri Dmitriev liĂ© Ă  l’association MĂ©morial. L’appel de sa condamnation est ainsi rejetĂ© par une cour internationale car il est jugĂ© comme pĂ©dophile. Cette mobilisation de la sociĂ©tĂ© contre les soi-disant pĂ©dophiles Ă  la fin des annĂ©es 2000 et dans les annĂ©es 2010, est orchestrĂ©e sur le fond d’un discours autour de la catastrophe dĂ©mographique rĂ©elle, observable en Russie tout au long du XXe et du dĂ©but du XXe siĂšcle.

Quelle est la raison de cette espĂ©rance de vie si basse, quasi apocalyptique, surtout parmi les hommes ? Avec ses amis Aroutiunian et Goudkov, Masha Gessen tente de la comprendre, en comparant la Russie avec d’autres pays. Non, ce ne sont pas les conditions de vie, ni le niveau de la mĂ©decine qui en sont responsables, c’est l’espoir qui manquerait aux Russes. L’espĂ©rance de vie et l’espoir dans la vie seraient-ils bel et bien de la mĂȘme racine ? Les seuls moments oĂč les Russes vivent un peu plus vieux sont le DĂ©gel (dans les annĂ©es 1960) et la PerestroĂŻka. Les Russes seraient-ils malades d’une maladie de dĂ©sespoir ? Ne sachant pas choisir entre le deuil et la mĂ©lancolie, seraient-ils animĂ©s par la pulsion de la mort ? Les rĂ©gimes totalitaires du XXe siĂšcle, le fascisme, le nazisme, le communisme, ne nous apprennent pas autre chose. Mais au-delĂ  des leçons historiques, la nature quasi mĂ©taphysique de ce processus — la dĂ©shumanisation de l’autre qui conduit par un effet-miroir Ă  l’auto-anĂ©antissement — apparaĂźt brusquement comme une rĂ©vĂ©lation et comme un dĂ©jĂ  vu. L’ombre du Docteur Mabuse resurgit, toujours de retour, et elle « m’abuse Â».

L’un des comptes-rendus du livre de Masha Gessen a Ă©tĂ© rĂ©digĂ© Ă  sa sortie par Francis Fukuyama, pour lequel la dĂ©ception fut grande. Non, la fin de l’Histoire n’a pas eu lieu3. L’Histoire est revenue et de plus belle ; elle nous a rattrapĂ©s lĂ  oĂč nous l’attendions peut-ĂȘtre le moins. Non pas, nous l’avons vu, parce que tout passĂ© rattrape, mais parce que ce passĂ©-ci, fondĂ© sur le mĂ©pris de la vie, est de nature Ă  revenir. Et aujourd’hui nous y sommes. Acteurs ou spectateurs fascinĂ©s par ces images de violence, de haine, de la destruction.

À quoi sert-elle, cette guerre voulue par un seul homme ? Pourquoi les Russes acceptent-ils d’y aller ? Combien de temps vont-ils la supporter ? Combien faut-il de morts pour qu’ils se rĂ©veillent et se rĂ©voltent ? Mais, ayant lu le livre de Masha Gessen, nous ne poserons plus ce genre de questions. Car la Prison que les Russes ont connue autrefois et qu’ils ont Ă©tĂ© amenĂ©s Ă  reproduire, par les anciens prisonniers et leurs hĂ©ritiers, est une vie en suspens, la leur, celle des autres. Ce n’est pas la vie, mais l’attente angoissĂ©e de ce qui peut encore arriver. Et c’est ce vide, cette absence de vie, cette folie de la non-vie qu’ils ont, une fois de plus, appris Ă  supporter, et qu’ils portent


medvedkova

Olga Medvedkova est historienne de l’art et écrivain bilingue, français et russe. Elle est directrice de recherche au CNRS. Elle est spĂ©cialiste en histoire de l'architecture, ainsi que de l'art russe. Dernier livre Dire non Ă  la violence russe paru en 2024 aux Ă©dition À l'Est de Brest-Litovsk.

Notes

  1. Masha Gessen se positionne comme personne non binaire, le pronom personnel iel lui donc doit ĂȘtre attribuĂ© en français. Iel publie dans The New York Times, The New York Rewiew of Books, The New Yorker et de nombreux autres journaux et revues amĂ©ricaines. Trois de ses livres ont Ă©tĂ© traduits en français : Poutine : L’homme sans visage, Paris, Fayard, 2012 ; Pussy Riot, Paris, Globe, 2015 ; La lĂ©gende Grigori Perelman. Dans la tĂȘte d’un gĂ©nie, Paris, Flammarion, 2018.
  2. En 1981, Masha Gessen, qui est nĂ©.e Ă  Moscou, a Ă©migrĂ© aux États-Unis, avec ses parents. En 1991, iel est revenu.e pour travailler Ă  Moscou en tant que journaliste. En 2013, iel est rentrĂ©.e Ă  New York. Pour ceux qui voudront mieux faire sa connaissance, je conseillerais de regarder l’interview qu’iel a accordĂ©e rĂ©cemment Ă  Youri Doud (en russe avec des sous-titres anglais).
  3. Francis Fukuyama, The End of History and the Last Man, Free Press, 1992.

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