L’Occident face à la Russie : sophismes, diplomatie et grande stratégie

Le 3 décembre dernier, sitôt revenu des États-Unis, le président français a de nouveau estimé, sur TF1, qu’il fallait offrir des « garanties de sécurité » à la Russie, prétendument menacée, alors même que l’armée russe a envahi l’Ukraine qu’elle soumet à une entreprise de destruction systématique. Pour Jean-Sylvestre Mongrenier, cette déclaration sape le capital diplomatique de la France, qui devrait être employé à empêcher le renforcement des axes russo-chinois et russo-indien.

Dans le monde des experts et commentateurs, d’aucuns justifient cette main tendue avec force références à l’art diplomatique. Les tenants du « dialogue » et du « win-win » se font les promoteurs d’un machiavélisme dit sage et raisonné. Un exercice peu ragoûtant. Cela dit, une grande stratégie à l’encontre de la Russie requiert un volet diplomatique. Non pas la validation du brigandage international et du fait accompli, dans l’espoir que l’agresseur, rassasié, se lève de table, mais une grande manœuvre diplomatique qui endommage ou ruine les alliances et partenariats de la Russie-Eurasie.

Quid du sophisme de la « main tendue » ? L’abandon du principe d’inviolabilité des frontières, inscrit dans l’Acte final d’Helsinki (1975) et la charte de Paris (1990), signifierait le retour au bellicisme heureux et sans frontières, une forme de darwinisme géopolitique qui réduirait à néant l’objectif grandiloquent d’une « nouvelle architecture de sécurité et de confiance » mis en avant par Emmanuel Macron. Sans parler de l’emphatique « ordre international libéral », invoqué à foison. En vérité, il faut rappeler que le thème de la « nouvelle architecture » rappelle dangereusement le plan Medvedev, présenté le 5 juin 2008 par le président intérimaire de l’époque : un projet de dissolution des alliances, qui laisserait chaque nation européenne isolée face à la Russie, s’engageant à ne pas contrebalancer cette masse. Quelques semaines plus tard, la Russie attaquait la Géorgie et lui ôtait le cinquième de son territoire (7-12 août 2008). Par la suite, de façon systématique, le Kremlin dénonça les mesures de confiance et de sécurité négociées dans le cadre de l’OSCE (Organisation de sécurité et de coopération en Europe), et le « Document de Vienne » (sur la maîtrise des armements et des conflits). Cela devrait suffire à nous préserver du lyrisme des songe-creux.

Le mépris russe pour les mains tendues

Dans le cas de la présente guerre, l’invocation des nécessaires négociations de paix, au nom du « réalisme », tourne au leitmotiv de l’impuissant. D’une part, ce discours entérine la légende moscovite selon laquelle la Russie se sentait menacée par l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN, une candidature repoussée aux calendes grecques depuis le sommet de Bucarest, au printemps 2008. De fait, l’agression russe, en février 2014, se produisit à une époque où l’Ukraine était un « État non aligné » ayant retiré sa candidature à l’OTAN. Le Kremlin voulait punir Kyïv pour avoir aspiré à signer un accord d’association et de libre-échange avec l’Union européenne (ce fait est généralement oublié). Le commerce avec les autres pays européens menaçait-il donc les intérêts vitaux de la Russie ?

D’autre part, Vladimir Poutine et ceux qui servent le régime rejettent la main tendue par le président français, étalent leurs ressentiments et persistent dans leurs buts de guerre. Ils joignent le geste à la parole en bombardant sciemment les villes d’Ukraine, les centrales électriques et autres infrastructures civiles. On voudrait croire qu’Emmanuel Macron mène là un exercice de diplomatie publique, visant à convaincre les opinions publiques de sa bonne volonté, sans pour autant céder sur les principes. Pourtant, le doute demeure. A-t-on véritablement compris que le Kremlin poursuivait des objectifs de possession ? Il ne s’agit pas de contrer une avancée de l’OTAN, campée en causalité diabolique, mais de mettre la main sur l’Ukraine, pierre de touche du projet eurasiatique russe. À défaut, de la détruire.

Vue de Moscou, la « négociation » porterait sur les modalités de reddition de l’Ukraine, son démantèlement et son désarmement, et la mise en place d’un régime fantoche à Kyïv, voire à Lviv. La preuve ? Les dirigeants russes le répètent sans cesse. Dans le meilleur des cas, si l’armée russe était trop fatiguée pour continuer la guerre à ce niveau d’intensité, l’objectif intermédiaire serait d’obtenir un cessez-le-feu et un gel des opérations, jusqu’à ce que la Russie recouvre une partie de sa puissance militaire. Alors, elle repartirait à l’assaut. Dans l’intervalle, Poutine pourrait toujours espérer la dissolution du front diplomatique occidental. L’espoir ne fait-il pas vivre ? Au demeurant, l’attitude en France du « parti de la paix », ceux qui n’ont rien vu venir et ne cessent de prêcher l’apaisement, l’encourage en ce sens.

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Vladimir Poutine et Xi Jinping, le 4 février dernier. // kremlin.ru

Il est donc impératif que l’Occident s’inscrive dans la durée, le retour au statu quo ante — i.e. avant l’opération de brigandage international de février-mars 2014 —, ne pouvant être pensé et conçu avec les hommes qui dirigent aujourd’hui la Russie, esclaves de leur libido dominandi. Vaille que vaille, cet État-continent dispose de réserves, et son « économie-cafard » (une économie de bric et de broc, basée sur la débrouille), handicapée par les sanctions occidentales, pourrait soutenir encore un certain temps l’effort de guerre. En d’autres termes, la menace russe est structurelle, comme ce fut le cas de la menace soviétique lors de la première guerre froide. Il est d’ailleurs curieux que les « réalistes », prompts à se gausser de la thèse néo-hégélienne de la fin de l’Histoire, expliquent que la paix devrait nécessairement régner entre l’Europe et la Russie, parce qu’elle est notre voisine et qu’il faudra bien s’entendre. Une de leurs expressions-clés : « La Russie sera toujours là demain. » Et alors ? Cela signifie-t-il qu’il faut se soumettre ? De fait, la Russie sera là demain et il faudra lui tenir tête, encore et toujours.

L’art de diriger la force

Dans cet affrontement que la Chine et d’autres puissances révisionnistes scrutent avec attention, l’unité et la vitalité de l’Occident requièrent une « grande stratégie ». Ainsi nomme-t-on l’art de diriger la force vers les fins politiques à atteindre, l’idée directrice étant de préserver les avancées du droit international et de la sécurité collective, après deux guerres mondiales et une longue « guerre de cinquante ans » (la guerre froide). Soyons conscients du fait que le nouvel ordre mondial promu par l’axe Moscou-Téhéran-Pékin, sans omettre son excroissance nord-coréenne, ne serait que la sublimation du droit du plus fort et de l’esprit de vengeance. Et ceux qui parlent au nom du « Sud global » — d’aucuns le croient novateur : un reliquat de l’idéologie tiers-mondiste —, ne voient guère les choses différemment. Certes, le monde tel qu’il va n’est pas idéal, mais il devrait être évident que nous ne sommes pas dans le registre des fins dernières (l’ordre de la chair n’est pas l’ordre de la charité). Et l’imperfection des choses ne saurait justifier le pire.

Une grande stratégie occidentale aura donc un volet militaire, au moyen de l’OTAN et du « groupe de Ramstein » qui approvisionne l’Ukraine en armes. Sur le plan économique, les instances adéquates sont le G7 et le Conseil du commerce et de la technologie qui associe Bruxelles et Washington. L’objectif est et sera de coordonner les mesures prises contre la Russie, afin d’affaiblir le potentiel de puissance de ce pays et de mener une action de concert dans les institutions de Bretton Woods, pour soutenir l’Ukraine et les amis (au sens politique) de l’Occident. Au-delà, l’enjeu consistera à maintenir ou restaurer, selon les cas de figure, la primauté du monde atlantique. À ce propos, ne faudrait-il pas enfin parvenir à signer un traité de commerce entre Bruxelles et Washington ? Il n’y aura pas d’Europe une et libre sans profondeur stratégique (l’Amérique du Nord) et ce qui est vrai dans la sphère militaire l’est aussi pour l’économie et la technologie.

Venons-en à la diplomatie, parfois confondue avec un débit de généralités philanthropiques, de fadaises sur l’art de la conversation et la perspective d’un « brave new world » multipolaire en guise d’eschatologie. Certes, la diplomatie est un art de la persuasion mais il se trouve que plus on est fort, plus on est persuasif. Et la nécessaire prise en compte du point de vue adverse ne signifie pas renoncer à sa propre vision des choses, à ses valeurs et à ses objectifs politiques, diplomatiques et militaires. En dernière analyse, il s’agit de prévaloir et de ne pas laisser les puissances hostiles remodeler l’environnement international, avant qu’elles n’imposent purement et simplement leur volonté. Hégémonisme ? Sans leadership et prééminence stabilisatrice, aucune norme, aucun régime juridique international ne pourra endiguer l’« état de nature ». La question est de savoir si l’« Occident collectif », vilipendé par Poutine, pourra se maintenir et promouvoir un ordre international ouvert, ou si l’avenir appartient à une « Grande Eurasie » sino-russe, ou encore à une Asie sino-centrée, avec la Russie transformée en une zone d’approvisionnement (pétrole, gaz, matières premières).

Défaire les alliances russes

Dans la présente configuration internationale, une grande manœuvre diplomatique occidentale, coordonnée entre pays alliés, visera non pas à « isoler » la Russie mais à défaire, ou du moins vider de substance, ses alliances et partenariats. Le cas de la Chine populaire et de son rapport à la Russie s’impose à l’esprit. C’est bien d’une alliance de facto dont il s’agit, d’une sorte de dos-à-dos entre deux géants territoriaux eurasiatiques, et ce depuis l’Ukraine jusqu’au détroit de Taïwan. Certains sinologues parlent fort justement d’un « axe idéologique et sécuritaire » dirigé contre l’Occident. Certes, cette « amitié » n’est pas « sans limites », contrairement à ce qu’affirme la déclaration sino-russe du 4 février 2022. Mais le soutien multiforme de la Chine est réel, sans aller jusqu’à un engagement militaire il est vrai. L’appui qu’apporte Pékin est diplomatique, commercial et financier (achat d’hydrocarbures), technologique aussi (vente de composants électroniques chinois). Jusqu’à maintenant, Pékin n’a pas varié dans sa position.

À terme, il faut redouter que la Chine facilite le contournement des embargos et des sanctions mises en place par l’Occident, comme le fait d’ores et déjà l’Iran chiite. Déçu par les échecs de l’armée russe, Xi Jinping pourrait en revanche envisager avec faveur une prolongation du conflit qui « fixe » en Europe l’attention et une partie des moyens militaires des Américains. La finalité première du parti-État chinois n’est pas le commerce, comme on l’entend trop souvent, mais le pouvoir, la puissance et la vengeance (le « rêve chinois »). Son chef affirme constamment vouloir rattraper et dépasser les États-Unis pour enterrer définitivement le prétendu « siècle des humiliations » (la décadence de l’empire Qing et ses conséquences). Dans une telle perspective, il serait vain de prétendre retourner Pékin contre Moscou. Tout au plus est-il possible de dissocier dans le temps les deux fléaux, en démontrant par les faits à Pékin ce que coûte l’aventurisme militaire, en lui faisant comprendre qu’il serait imprudent d’aller plus loin dans le soutien à la Russie. Tout en maintenant une attitude ferme dans le détroit de Formose : la sécurité de Taïwan ne sera pas une variable d’ajustement.

Quant à l’Inde, il est nécessaire de la « travailler » au corps, de lui montrer le peu de perspectives que lui offre son vieux partenariat militaro-industriel avec la Russie. À l’avenir, c’est du côté des puissances occidentales que New Delhi trouvera des appuis pour contrer l’impérialisme chinois. Les relations bilatérales que l’Inde entretient avec les États-Unis, la France et le Royaume-Uni, avec leur dimension militaire, les transferts de technologies et la participation active de New Delhi au Quad indo-pacifique, sont prometteuses. Au fur et à mesure des développements de la guerre en Ukraine, il sera donc possible d’exploiter la situation pour détacher l’Inde de la Russie. Pour autant, le basculement pur et simple de cet « État-Civilisation » vers l’Occident, sous-continent massif et centré sur lui-même, demeure improbable. D’autant plus que le nationalisme indien, influent bien au-delà du gouvernement et de sa majorité politique (le BJP), sacrifie volontiers à l’anti-occidentalisme et au tiers-mondisme, désormais nommés « post-colonialisme » ou « décolonialisme ». La diplomatie consistera donc à trouver des ajustements et des points d’équilibre, sans illusion sur le long terme : l’enjeu est d’affaiblir les positions russes en Asie et de contrebalancer la Chine (« offshore balancing »).

Au-delà de ces deux géants asiatiques, une partie de la grande manœuvre diplomatique occidentale se jouera dans le monde dit des « émergents » et des pays en développement, autrefois appelés les « non-alignés ». On sait les réticences de certains d’entre eux à condamner l’agression russe et les annexions territoriales, plus encore à suivre les Occidentaux sur la voie des sanctions. Ces pays sont perméables et vulnérables à la propagande de la Russie, confortée par celle de la Chine, pourvu qu’elle tape sur les Occidentaux. Ainsi va la vie dans ce monde autrefois colonisé ou dépendant : on ne s’en étonnera pas. Certes, il y a des marges de manœuvre et les Occidentaux, avec leur pouvoir propre et leurs positions dans les institutions de Bretton Woods, disposent de moyens d’influence et de persuasion. D’autant plus que ce « Sud global » est multiple, hétérogène et contradictoire. Toutefois, ne négligeons pas la force des passions anti-occidentales, instrumentalisées par la Russie et la Chine, pourtant héritières de deux empires conquérants guère en position de donner des leçons. Les objectifs diplomatiques occidentaux dans cette partie du monde seront donc mesurés, centrés sur des dispositifs concrets. Il n’est pas question de traiter le « Sud global » comme un tout indifférencié et de céder au chantage victimaire mais il faudra apporter des réponses aux réels problèmes que la crise énergétique et alimentaire entraîne pour nombre de ces pays. C’est d’ailleurs en cours.

Si la manœuvre diplomatique occidentale doit être pensée et conçue à l’échelon mondial, l’« Eurasie post-soviétique » en sera le barycentre. C’est dans ce que le Kremlin considère comme son « étranger proche » que se trouvent les alliances russes les plus étroites, qu’il s’agisse de l’OTSC (Organisation du traité de sécurité collective) ou de l’Union économique eurasienne (la forme concrète prise par l’eurasisme russe). Pour Poutine, l’espace géographique circonscrit par ces deux organisations est celui de l’Empire russe-asiatique qu’ils voudraient restaurer (la « Russie-Eurasie »). L’enjeu géopolitique est d’y rattacher ensuite les nations slaves orientales (Ukraine et Bélarus) et, à plus ou moins long terme, ce qu’ils considèrent être des territoires adjacents (États baltes, Moldave, Caucase du Sud). Or, le pouvoir et l’influence de la Russie dans l’Eurasie post-soviétique subissent le contrecoup des revers militaires en Ukraine et, consécutivement, du flottement des objectifs stratégiques.

Vider l’OTSC de substance

On sait que l’Azerbaïdjan, soutenue par la Turquie de Recep Tayyip Erdogan, met à profit la situation en Ukraine pour lancer de nouvelles incursions en Arménie, violant ses frontières internationalement reconnues (nous ne parlons pas du Haut-Karabakh). Le tandem Bakou-Ankara bouscule les équilibres instaurés par Moscou à la fin de la guerre des Quarante-Quatre Jours (automne 2020), non sans perfidie (l’offensive azerbaïdjanaise n’aurait pu être préparée sans l’accord tacite du Kremlin). Bref, le Caucase du Sud est au bord d’une rupture d’équilibre et l’affaissement du pouvoir de manipulation de la Russie dans la région ouvre des perspectives à une initiative diplomatique combinée de la France et des États-Unis, avec l’appui de l’Union européenne, et pourrait élargir le champ des possibilités dans le Caucase du Sud (encore faudrait-il éviter d’apostropher publiquement l’Azerbaïdjan). La difficulté sera d’associer la Turquie, travaillée par le pantouranisme, et de canaliser ses ambitions (voir l’importance accordée à l’Organisation des États turciques).

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Sommet de l’OTSC, le 16 mai 2022. // kremlin.ru

Au-delà des manœuvres diplomatiques, il faudrait une idée régulatrice, un grand dessein susceptible de transcender les haines et les oppositions dans la région : une « route de Marco Polo », qui ouvrirait le Caucase et désenclaverait l’ancien Turkestan, aujourd’hui pris dans l’étau géopolitique sino-russe ? Confessons qu’il serait malavisé de renouer avec le discours teinté de millénarisme sur la « démocratie de marché » et le « nouvel ordre international », comme dans l’immédiat après-guerre froide. Quant à exporter sur ces terres les produits de la post-modernité occidentale, n’y songeons pas, sauf à vouloir alimenter les machines de propagande de la Russie et de la Chine, qui s’appuient réciproquement. En vérité, l’enjeu est déjà de convaincre les dirigeants et les opinions publiques d’Occident qu’il est nécessaire de s’engager au-delà des « anciens parapets » de l’Europe, que la politique étrangère est aussi notre pain quotidien. À l’échelon régional, l’objectif sera de faire émerger un équilibre basé sur la souveraineté des États sud-caucasiens, le respect des frontières et la coopération autour de projets logistiques, énergétiques et commerciaux. Sur le plan interne, l’instauration de gouvernements décents, le respect d’un État de droit minimal et une certaine prévisibilité dans la conduite des politiques publiques seraient déjà beaucoup.

À l’est de la Caspienne, dans l’ancien Turkestan, le Kazakhstan fait figure de « pivot géopolitique », soit un État dont les choix et les positions influeront sur les rapports de force en Eurasie. Riche en pétrole et en gaz, ainsi qu’en minerais et terres rares, ce poids lourd territorial (cinq fois la France) est situé sur les routes et les itinéraires qui relient l’Europe à l’Asie, en contournant la Russie par le sud. Sachant leur pays particulièrement exposé au révisionnisme territorial russe, les dirigeants kazakhs sont soucieux de conduire une diplomatie vectorielle. Si les intérêts chinois sont très présents, les États-Unis, l’Union européenne et ses États membres ainsi que l’OTAN, dont le Kazakhstan est un « partenaire pour la paix », ne sont pas ignorés. Sur ce point, le président Kassym Jomart Tokaïev est bien le continuateur de Noursoultan Nazarbaïev. L’appel lancé à Poutine et à l’OTSC, en janvier 2022, laissait redouter le pire mais le président kazakh ne s’est pas ensuite aligné sur le Kremlin et il a condamné l’offensive russe contre l’Ukraine. C’est un début. Ne laissons pas la Chine se poser en protectrice du Kazakhstan.

Le rôle et la situation névralgique du Kazakhstan ainsi que les incursions militaires azerbaïdjanaises en Arménie appellent l’attention sur l’OTSC, une alliance militaire dirigée par la Russie, dont ces deux pays sont membres. Préfigurée par la signature d’un traité de sécurité (le traité de Tachkent, 1992), cette organisation militaire a officiellement été constituée en 2002, Moscou prétendant en faire le pendant oriental de l’OTAN.Sur le papier, l’OTSC est bel et bien dotée d’une clause de défense mutuelle, théoriquement équivalente à celle du traité de l’Atlantique Nord (l’article 5). Dans les faits, cette alliance traverse une crise qui pourrait lui être fatale. Lors du dernier sommet de l’OTSC, à Erevan, le 23 novembre 2022, les représentants des pays membres ont manifesté leurs doutes à l’égard de la direction russe.

Le potentat bélarusse, Alexandre Loukachenko, en a appelé au divin : « Si, Dieu nous en préserve, la Russie ne gagne pas, l’OTSC cessera d’exister. […] Si la Russie d’écroule, notre place à tous est sous les décombres. » Les dirigeants des autres pays membres se sont montrés plus critiques, l’un annulant les exercices militaires programmés, l’autre exigeant que les républiques d’Asie centrale soient traitées « avec respect ». Réputé fidèle à Moscou, le président du Tadjikistan a manifesté son mécontentement (voir les incidents militaires réguliers entre le Tadjikistan et le Kirghizstan, tous deux membres de l’OTSC). À Erevan, les reproches sont particulièrement vifs à l’encontre de la Russie, qui a refusé d’intervenir et d’en appeler à l’OTSC pour faire respecter les frontières de l’Arménie, violées par l’Azerbaïdjan (voir les attaques des 13 et 14 septembre derniers). Aussi certains experts considèrent-ils l’OTSC comme virtuellement morte. Encore faut-il le vouloir, ce qui implique une diplomatie occidentale active : « Il faut pousser ce qui tombe. »

En guise de conclusion

Tout cela, bien entendu, ne constitue pas une doctrine diplomatique arrêtée: l’idée était de faire un tour d’horizon et d’esquisser les lignes de force d’une vaste manœuvre diplomatique, composante d’une grande stratégie occidentale dirigée contre la Russie et les puissances révisionnistes, celles qui se donnent comme objectif avoué de mettre à bas l’« Occident collectif ». Dans l’ordre des priorités, une telle stratégie implique le retour à la raison de la classe dirigeante russe. Or, seule une défaite militaire pourrait produire le choc géopolitique nécessaire pour causer un changement de cap. Sans grande illusion à long terme, au prisme de l’histoire russe, mais avec la volonté de repousser les échéances durant dix à quinze ans. D’autant plus que les données fondamentales de la puissance n’évoluent pas en faveur de ce pays.

Il faut enfin revenir sur cette curieuse inclination macronienne à l’égard de la Russie. Simple confusion entre diplomatie et communication, stratégie et scénographie ? Le mal est antérieur au locataire de l’Élysée. Voici déjà longtemps que les hérauts français de la « nouvelle architecture de sécurité et de confiance » se gargarisent de vouloir « bâtir l’avenir », mais un schéma constructiviste, élaboré hors-sol ne fait pas une pensée géopolitique, moins encore une stratégie. L’objectif n’est pas de « dire » le monde tel qu’on l’aurait souhaité — une multipolarité heureuse avec la France au centre, en tant que « puissance d’équilibre » — mais d’en saisir les dynamiques, d’identifier les menaces et, suprême exigence, de désigner l’ennemi. À force de ne pas nommer les choses et de faire prévaloir la logique pure sur l’empirie, la France, plus précisément ceux qui parlent en son nom, dilapide son capital politique. Cela en jouant les intelligents.

Professeur agrégé d’histoire-géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Auteur de plusieurs ouvrages, il travaille au sein de l’Institut Thomas More sur les enjeux géopolitiques et de défense en Europe. Ses domaines de recherche couvrent la zone Baltique-mer Noire, l’Eurasie post-soviétique et la Méditerranée.

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