L’historienne de l’art et écrivaine Olga Medvedkova livre ici le quatrième volet de sa « petite bibliothèque de l’antifascisme », une série qui aide à comprendre l’actualité russe et ukrainienne grâce aux enseignements du passé. Dans ce texte, elle raconte l’expérience d’une femme extraordinaire et très peu connue, Lali Horstmann, une Juive qui survécut au nazisme, mais fut ensuite confrontée à la barbarie de l’occupation soviétique.
La première édition de ce livre a été publiée en traduction anglaise à Londres en 1953, un an avant la mort de son auteure, Lali Horstmann, sous un titre qui n’est pas si facile à traduire en français: Nothing for Tears1. Puis à Boston, en 1954, l’édition américaine du livre parut sous un autre titre : We Chose to Stay. A Woman’s Story of the Russian as Conqueror2. La couverture représentait une pendule ancienne avec une figurine de la déesse de la justice Thémis et une casquette militaire soviétique avec une étoile rouge jetée nonchalamment par-dessus. L’édition originale allemande, publiée la même année 1954, portait encore un autre titre, poétique : Unendlich viel ist uns geblieben3. La même année, le 10 août, Lali mourait à São Paulo. Elle n’avait que cinquante-six ans. Un an plus tard, en 1955, une édition française de son livre parut à Paris, aux éditions Hachette, traduite par Odette Amson sous le titre Au-delà des larmes. Les Russes à Berlin. Souvenirs4. Enfin, en 1956, à Buenos Aires, une traduction espagnole fut publiée sous le titre Nous ne pouvons pas pleurer5
. Pour des raisons évidentes, ce livre n’a jamais été traduit en russe. Cela voudrait pourtant le coup. Comme cela vaudrait le coup de le rééditer aujourd’hui et de le relire en français. Car c’est l’un des témoignages les plus importants à propos de la fin de la Seconde Guerre mondiale et de l’occupation de l’Allemagne par les Russes.
Oui, il faut relire ce livre aujourd’hui pour pénétrer dans l’atmosphère matérielle et psychologique, difficile à saisir pour un observateur extérieur, qui s’est créée dans l’univers des élites allemandes sous le régime nazi, puis dans les premiers mois après sa chute, sur le territoire de la zone d’occupation soviétique. Il me semble que beaucoup de choses dans cette atmosphère, dans ce style de pensée et de comportement, dans ce ton et cette attitude envers le pouvoir sont très proches du comportement de ce qu’on appelle les élites dans la Russie actuelle. Notamment la question principale que ces élites se posent aujourd’hui : partir ou rester ?
Lali, ou plutôt Léonie Lizzie Fanny Helene von Schwabach, est née à Berlin le 17 mars 1898 dans la famille du banquier et historien d’origine juive Paul von Schwabach (1867-1938). C’était un milieu non seulement riche mais aussi extrêmement cultivé. À l’âge de vingt ans, Lali épouse l’aristocrate, diplomate et collectionneur Alfred Horstmann (1879-1947), de vingt ans son aîné. Au début du siècle, Alfred — ou, comme sa famille l’appelait, Freddy — représentait l’Allemagne en Amérique, au Portugal, en Roumanie, puis, dans les années 1920, dirigeait le département anglais du ministère allemand des Affaires étrangères. Il était ami avec Harold Nicholson, qui écrivit plus tard la préface de la traduction anglaise du livre de Lali. Harold était aussi un diplomate et un politicien brillant ; il était le mari de l’écrivaine Vita Sackville-West, amante et muse de Virginia Woolf. Contrairement au mariage de Vita et Harold, décrit dans le roman Portrait d’un mariage de leur fils Nigel Nicolson, le mariage de Lali et Freddy était authentique et presque parfait.
Dans les mémoires de Lali, Freddy apparaît comme un homme gâté, indépendant, original jusqu’à l’excentricité, énergique et amoureux de l’art. Comme c’est compréhensible, écrit Lali, car les diplomates étaient alors comme des dieux. Avant l’arrivée au pouvoir des nazis, les Horstmann menaient une vie brillante, leur salon était fréquenté par un public raffiné, par les écrivains et les artistes. Le portrait de Lali en 1926 a été peint, par exemple, par Augustus Edwin John (1878–1961). Elle était représentée par lui dans un style moderne, à la française : le modèle est assis sur fond d’un mur jaune tapissé de motifs aux couleurs vives dans l’esprit de Matisse ou, encore plus proche, de Bonnard. Mais avec son caractère bien trempé, Lali se démarque de ce système décoratif. Elle n’est pas juste un modèle féminin, pas un « motif » pour un artiste, mais avant tout une personne à part entière. Les yeux noirs regardent attentivement et froidement le spectateur ; son long visage, lointainement oriental, est marquant. Mince, les bras longs, elle ne paraît pas fragile, mais souple et sûre d’elle. Elle « porte » ses épaules nues avec un naturel qu’une génération d’émancipation n’acquiert pas. Une petite robe noire toute parisienne, un collier de perles, une coupe de cheveux courte, des lèvres rouges brillantes, une fleur rouge : à vingt-huit ans, Lali incarne l’émancipation à la fois juive et féminine.
Mais commence l’année 1933. Une « révolution » nazie a lieu. Le mari de Lali démissionne aussitôt : il n’a pas l’intention de servir ce régime. Entre autres, il doit penser à la manière de sauver sa femme d’origine juive. Les Horstmann s’installent dans le domaine des von Schwabach, près de Berlin, à Kerzendorf, et mènent une vie isolée, ne la partageant qu’avec leurs amis les plus proches. Ils vivent en prévision de la guerre. Ils en sont absolument conscients : ce nouveau régime ne pourra pas survivre autrement que par la guerre. Sinon, comment ces gens — incapables, médiocres, primitifs et mal élevés — pourraient gouverner le pays : ce n’est que par la terreur à l’intérieur et la guerre à l’extérieur qu’ils peuvent rester au pouvoir. Lali et ses amis méprisent ces « chefs du peuple ». Ils se moquent d’eux, ils achètent leurs photographies, qui se vendent partout, et s’envoient ces führers comiques, ces bouffons de Goering en toques stupides et manchettes de dentelle, ces Goebbels — Dieu, quel cirque ! quelle bande d’idiots ! qu’ils sont minables et de mauvais goût ! « Ils peuvent nous tuer, mais ils ne pourront jamais nous convaincre. Toute cette comédie est tellement fausse qu’elle ne durera certainement pas longtemps. » Mais la comédie dure et dure, se propage comme une ombre noire sur l’Europe.
Peu d’Allemands, alors qu’un grand nombre était contre les idées des nazis, ont osé s’y opposer ouvertement. Alors les gens se moquaient de ces nouveaux maîtres, se cachaient derrière les blagues, comme les étudiants, écrit Lali, qui se moquent de leurs professeurs stupides. Quant aux anciens dirigeants, poursuit Lali avec la clarté et l’intelligence qui la caractérisent, ils s’intégraient, bien qu’à contrecœur, dans l’ordre existant : après tout, quoi qu’il arrive, leur place était autour du pouvoir. Certes, il y avait des gens qui risquaient leur vie et leur liberté et qui résistaient au régime. C’était tout d’abord l’intelligentsia — car l’indépendance d’esprit est sa nature et sa raison d’être. D’autres gens arrivaient à leur suite, séduits par leur courage et leur façon d’être libre. Parmi les hommes et les femmes, qui se distinguaient particulièrement par leur comportement courageux, il y avait beaucoup de gens d’église. Comme, par exemple, le comte Galen, évêque de Münster, représentant de la plus ancienne famille de Westfalen. Par ses sermons et ses circulaires, il réveillait les paroissiens, condamnait ouvertement les idées du national-socialisme. Quand les nazis sont venus le chercher, il est descendu vers eux en tenue épiscopale complète, et ils n’ont pas osé l’arrêter.
C’est comme si nous vivions, écrit Lali, dans un roman d’horreur, comme si nous savions comment cela va se terminer, mais nous devions le lire jusqu’au bout sans manquer un seul mot, une seule lettre. Au cours de l’hiver 1945, la maison des Horstmann à Kerzendorf a brûlé. Non loin d’eux se trouvait une usine militaire. Afin de détourner l’attention de celle-ci, les autorités allemandes ont suspendu des soi-disant guirlandes du Nouvel An au-dessus des villages voisins, afin qu’elles ressemblent aux lumières d’une grande ville : ainsi les nazis offraient leur propre population civile aux bombardements des alliés. Les Horstmann déménagent alors dans une maison qui appartenait à la famille de Freddy dans une autre banlieue de Berlin — à Buckow. Ils attendaient la fin de la guerre, écoutaient les radios étrangères au péril de leur vie. Chez les amis de Lali, l’attitude envers les Russes ressemblait de plus en plus à l’attitude envers les libérateurs. Peu importe à quel point l’ennemi extérieur est terrible, mais celui de l’intérieur est encore plus affreux. Ainsi, l’esprit de guerre civile s’installait progressivement chez les Allemands. Une amie de Lali, Ada, avait son mari et son père en prison.
– Celui qui les libérera aura toute ma reconnaissance, déclarait-elle.
Un autre ami, le plus proche de Lali, était le galeriste et libraire Buchholz. Il cachait des tableaux interdits, vendait des livres d’auteurs proscrits sous le comptoir. Lali se rendait chez lui pour acheter des livres et les envoyer aux prisonniers : par une absurde logique bureaucratique, même les prisonniers allemands condamnés à mort avaient le droit de recevoir des livres par la poste. Lali décrit comment l’assistant de Buchholz, Georg Hulsen, imitait la façon dont l’inspecteur-censeur nazi examine leur galerie secrète et, à la vue d’un tableau représentant un enfant nu de Franz Marc, s’écrie :
– C’est interdit ! L’ennemi pourrait penser que nous mourons ici de faim !
Et à la vue d’une sculpture de femme grassouillette, il hurlait :
– Ça c’est bien ! On comprend tout de suite que cette femme peut donner naissance à une bande d’enfants aryens !
Ces bouquinistes courageux et pleins d’esprit et ces artistes indépendants pouvaient pourtant se retrouver à tout moment dans un camp de concentration.
Le livre de Lali regorge de détails précieux, d’observations précises et profondes à propos des gens, de leur comportement en double captivité, déchirés entre le mépris, d’un côté, et la peur, de l’autre, entre l’indignation et l’incompréhension : comment tout cela est-il possible !? En parallèle, elle lit sans arrêt et compare constamment leur situation avec ce que leurs prédécesseurs avaient vécu durant des périodes atroces, en prison ou en exil. Cela ajoute encore plus de profondeur à ses observations. Voici, par exemple un couple d’amoureux, une captive russe et un Polonais, qui travaillent dans la maison de ses amis et rêvent de se marier. Dans une conversation avec le Polonais, qui la raccompagne chez elle, Lali apprend que les amants sont pris entre deux dangers mortels : s’ils essaient de s’enfuir maintenant et se font prendre, les Allemands les tueront, s’ils restent et attendent l’arrivée des leurs, c’est-à-dire des Russes, ils les tueront également. Car, tout le monde le sait, l’Armée rouge assassine ses concitoyens prisonniers ayant survécu.
– Comment sais-tu cela ?
– Nous écoutons la radio.
Mais voici que la maison de Kerzendorf est restaurée et Lali et Freddy y retournent. Entre les attaques aériennes, Freddy discute avec le jardinier où ils planteront des rhododendrons au printemps prochain, quels arbres doivent être traités ou coupés. Freddy raccroche aux fenêtres les vieux rideaux du XVIIIe siècle. Lali le regarde avec incrédulité.
– Est-ce que ça vaut vraiment le coup ?
– Eh bien, rétorque Freddy, si tout dans ce pays doit disparaître, on en profitera au moins pendant ces quelques derniers moments.
Les Russes s’approchent et les amis de Horstmann s’enfuient. Quant à Freddy, tel un enfant capricieux qui ne veut pas grandir, il ne pense à rien, ne veut rien savoir.
– Je ne vais nulle part, fin de l’histoire.
Car c’est si doux de rester chez soi, dans une atmosphère familière, dans sa datcha. C’est si charmant… Lali réalise que si jusqu’à présent son mari avait été sa forteresse, elle doit maintenant assumer ce rôle. Freddy est incapable de regarder la réalité en face. Il est incapable d’abandonner le confort de son lieu de naissance et de ressentir le danger réel, ce qui le met dans une position de faiblesse absolue.
Leurs derniers amis quittent donc Kerzendorf en leur offrant une place dans leur voiture. Lali attend que son mari leur dise s’ils partent ou non, mais Freddy revient de Berlin et ôte quelques fleurs d’un bouquet sur la table.
– Tu as mis trop de fleurs dans les vases ! Dans ce trop, chaque fleur est perdue. C’est comme une femme qui porte trop de bijoux. J’espère que tu as servi de bons verres à cognac.
Oui, Lali a servi avec les bons verres. Mais elle ne cache plus son anxiété. En réponse aux nouvelles des amis qui quittent Kerzendorf, aux récits du comportement des Russes, notamment avec les femmes, sur les territoires qu’ils occupent, il lui décrit un vieil encrier d’Augsbourg, qu’il vient de voir chez un antiquaire.
Ils n’ont plus d’électricité et se chauffent au feu de la cheminée, dans laquelle ils brûlent les archives familiales, leur correspondance. Et ils parlent, ils discutent, comme toujours, si intelligents, subtils, doux. Le matin, ils découvriront que c’est déjà trop tard, que tout le monde est parti, et que les Russes ne sont pas loin.
– Chacun doit décider par soi-même, dit Freddy, par soi-même !
Il regarde par la fenêtre et rit : leur chien Bibi s’attaque bravement à l’oie. Puis Freddy déplace une figurine de la table vers la cheminée :
– C’est mieux ainsi, pourquoi n’y avais-je pas pensé avant ?
Dans un isolement complet, ils vivent dans leur domaine, s’occupent de leur jardin, chaque instant leur est charmant et agréable, comme le dernier. En avril 1945, la ville à vingt kilomètres brûle. Les femmes trient et emballent leurs sous-vêtements, des vêtements chauds. Les chars russes entrent à Kerzendorf. Lali et Freddy se cachent du bombardement dans le sous-sol. Là, ils consultent un livre qui parle des pavillons de jardin : Freddie va s’en construire un l’année prochaine.
– Tout sera dans le style chinois. Et, bien sûr, on mettra partout des porcelaines, pas plus tard que des années 1730. Bien que leur bordure dorée…
– Mais la porcelaine est trop fragile, dit Lali, elle se cassera si nous commençons à la porter de la maison au pavillon.
Là Freddy se met en colère :
– Je t’en supplie, comment peux-tu ! N’importe qui sauf toi ! Les belles choses doivent être utilisées quotidiennement. Penser à leur conservation est si bourgeois. Si les choses évoluent dans cette direction, alors tu vas commander des housses pour les meubles.
Mais les choses n’évoluent pas ainsi. Le lendemain de cette conversation, un soldat blond frappe à leur porte. À partir de ce moment, la véritable descente aux enfers commence pour Lali Horstmann, descente dans laquelle son Freddy va périr. Car l’occupant russe est un barbare sauvage. Il faut pour le croire lire ce livre étonnant. Car cette femme courageuse et intelligente, cette auteure profonde et brillante d’un seul livre, n’a jamais cherché à impressionner son lecteur. Elle a juste raconté les choses comme elles se sont passées et on la croit d’autant plus que, comme elle-même autrefois, nous comparons aujourd’hui ce que nous lisons avec ce que nous voyons.
Olga Medvedkova est historienne de l’art et écrivain bilingue, français et russe. Elle est directrice de recherche au CNRS. Elle est spécialiste en histoire de l'architecture, ainsi que de l'art russe. Dernier livre Dire non à la violence russe paru en 2024 aux édition À l'Est de Brest-Litovsk.
Notes
- Lali Horstmann, Nothing for Tears, Londres, Weidenfeld & Nicholson, 1953.
- Lali Horstmann, We Chose to Stay. A Woman’s Story of the Russian as Conqueror, Introduction de Harold Nicolson, Boston, Houghton Mifflin, 1954.
- Lally Horstmann, Unendlich viel ist uns geblieben, Munich, List, 1954.
- Lali Horstmann, Au-delà des larmes. Les Russes à Berlin, souvenirs, Paris, Hachette, « Choses vues — choses vécues », 1955, traduction d’Odette Amson (1914-2003).
- Lali Horstmann, No debemos llorar, Guillermo Kraft, Buenos Aires, 1956.