L’antimonde russe : une identité négative

Philosophe et historien de la culture russo-américain, Mikhaïl Epstein vient de publier un livre extraordinaire, L’antimonde russe, New-York, FrancTireurUSA, 2023. L’auteur affirme qu’aucun accomplissement de la culture russe, aucun amour pour elle ne peut effacer l’empreinte cinglante que le régime actuel y appose. Comment le peuple éduqué dans cette culture a pu produire la plus grande catastrophe et menace pour l’existence de l’humanité ? Nous publions deux premiers chapitres de cet ouvrage.

Le « monde russe » est une idée centrale de la Russie contemporaine, et son expansion est le but principal de l’État. Par comparaison avec les idées ayant précédemment dominé — telles que « l’empire orthodoxe », « la Troisième Rome », « orthodoxie, autocratie, principe national », « le communisme », « la lutte des classes », « l’internationale prolétarienne », « la révolution mondiale », « le socialisme réel » —, le « monde russe » semble une idée bien pauvre, privée de substance. La Russie à présent ne s’identifie à aucun concept général, mais seulement à soi, à l’idée de « russe » en tant que telle (une vraie tautologie). Et l’on ne comprend pas au nom de quoi, si ce n’est au nom d’elle-même, elle devrait s’étendre.

Vladislav Sourkov, en plaçant au centre de la politique russe le concept de « monde russe », ne l’a guère défini autrement que comme un « désir d’expansion » : « Qu’est-ce que le Monde Russe ? Cette idée, je l’ai introduite un jour dans la trame de la politique publique… Il y avait cet enjeu : comment parler de l’Empire, de notre souhait de nous agrandir, mais sans faire grincer des dents la communauté internationale ?1 ». Évoquons le titre du roman de V. Sourkov Proche de zéro (paru en 2009 sous le pseudonyme Natan Dubovitsky2) et l’on comprendra que c’est précisément de cette manière qu’il définit le monde russe : comme un zéro en rotation et en expansion3.

Et de fait, si l’on observe le mode d’expansion du monde russe, on s’aperçoit qu’il ne comporte aucune motivation de fond, ni philosophico-religieuse, ni socio-économique. Les pays aux dépens desquels ce « monde » tente de s’agrandir — la Géorgie d’abord, et l’Ukraine à présent — ne représentent rien de particulièrement étranger à la Russie, notamment pour ce qui est de l’Ukraine : la religion est orthodoxe, l’économie est capitaliste. Afin de définir la cause de ce bras de fer, il convient de partir non pas de caractéristiques positives du « monde russe », mais justement de ce qu’il nie. Et l’on voit alors que ce monde est par essence un antimonde : il est foncièrement défini par des caractéristiques négatives qui sont devenues autosuffisantes après l’effondrement des idéologies précédentes. La particularité de la Russie du XXIe siècle, c’est la création d’une identité purement négative, qui s’est formée pour ainsi dire a contrario.

Chaque phase de l’histoire donne un nouveau sens à toutes les précédentes. La guerre actuelle de la Russie contre l’Ukraine, contre l’Europe, contre l’Occident révèle comme jamais les caractéristiques négatives de son identité socio-nationale, auparavant dissimulée par le brouillard que jetaient les changements de stratégie. Tantôt, la Moscovie s’autoproclamait pilier de la foi orthodoxe ; tantôt l’empire russe aspirait à unir tous les peuples slaves et à prendre les rênes du monde européen ; tantôt l’Union soviétique tentait de rassembler l’humanité entière sous l’étendard de la doctrine la plus progressiste et de balayer le capitalisme de la surface de la Terre. Désormais, la stratégie s’est simplifiée. La Russie n’est pas contre les mécréants et les bourgeois, elle n’est pas contre le catholicisme et le capitalisme, elle est simplement contre, comme l’antimatière est, par sa nature physique même, opposée à la matière.

Les noyaux de l’antimatière, tels que synthétisés par les chercheurs, sont composés d’antineutrons et d’antiprotons, et lorsque la matière et l’antimatière interagissent, ils s’annihilent mutuellement. De la même façon, au fil des siècles, la Russie a produit en elle une antimatière historique, qui se heurte aujourd’hui au reste du monde et menace de l’exterminer par une réaction en chaîne. Le résultat de métamorphoses millénaires est l’apparition d’un espace propice à une perfect storm, un cratère géant de la taille du plus grand pays du monde, qui tente d’aspirer en lui tout ce qui l’entoure, et qui ne se définit pas par ce qu’il est, mais par ce à quoi il s’oppose. Antitemps, antifutur, antihistoire, antidroit, antisociété, antiliberté, antiêtre… En 2022, la société russe s’est cristallisée subitement en antisociété, alors que le processus était enclenché depuis mille ans. Cette antimatière sociale dispose d’un équivalent physique : l’arme nucléaire. On dit en général que tel ou tel pays se dote de l’arme nucléaire, mais on peut aussi considérer que l’arme nucléaire se dote de son pays, dès lors que celui-ci est arrivé à maturation sur le plan de l’« anti », et qu’il peut être utilisé pour anéantir le monde entier, y compris soi-même.

Pseudomorphose et antimorphose : le sous-sol du monde

Le fait que la Russie se soit toujours positionnée comme l’antithèse du reste du monde et se déclare entourée d’ennemis — « hérétiques », « hétérodoxes », « mécréants », « judéo-maçonniques », « capitalistes », « anticommunistes », « antisoviétiques », « russophobes » — est le témoignage de son propre retournement. Il existe deux particularités fondamentales de la culture russe qui semblent se contredire : une dépendance vis-à-vis de l’Occident et une opposition à l’Occident. Non sans raison, le philosophe allemand Oswald Spengler a appelé ce phénomène la pseudomorphose : lorsqu’une culture qui ne s’est pas encore épanouie prend la forme d’une autre. « Une histoire artificielle, inauthentique a été imposée à un peuple qui était destiné à vivre hors de l’histoire pendant de nombreuses générations… on y a introduit les sciences et les arts récents, l’instruction, l’éthique sociale, le matérialisme d’une capitale mondiale… », écrivait Spengler au sujet de la pseudomorphose russe à l’époque de Pierre le Grand.

Mais toute culture « pseudo » ne devient pas « anti », c’est-à-dire n’aspire pas à la destruction de sa matrice initiale. Pour cela, il faut que la pseudomorphose ait eu lieu dans un pays avec un territoire et une population suffisamment grands pour avoir la capacité de s’opposer à la civilisation dont elle a pris la forme. Et à vrai dire, depuis l’époque de Pierre le Grand, la Russie a absorbé les techniques, l’industrie et le système éducatif occidental de manière à les retourner contre l’Occident lui-même. La Russie n’est plus seulement une pseudomorphose, mais une antimorphose, et plus elle emprunte, plus elle entre en confrontation avec la source de ses emprunts.

« Tout ce qui est apparu autour, dès cette époque, était perçu par la russité véritable comme poison et mensonge. La haine apocalyptique se dirige à présent contre l’Europe. » (O. Spengler). C’est une culture de la jalousie et de la rivalité, qui trouve sa vocation dans le fait de disputer la suprématie aux autres cultures, de les évincer précisément pour les progrès qu’elle y a puisés. En cela, la Russie est radicalement différente de la Chine, qui s’oppose à l’Occident en tant que civilisation à part, née avant la civilisation occidentale et se frayant ses propres chemins en matière de conception et de transformation de la vie. Malgré la profusion d’emprunts à l’Occident, la Chine se développe selon son axe civilisationnel propre. Bien entendu, la Russie a grandement contribué à l’accentuation de caractéristiques anti-occidentales en Chine, en l’engageant sur la voie de la révolution communiste et du marxisme-maoïsme. Toutefois, le destin historique de la Chine comporte des mécanismes bien plus anciens et puissants. Alors que la Russie n’a guère d’autre appui, d’autre point de mire qui l’attire autant qu’il la repousse, que l’Occident.

La Russie s’insurge constamment contre l’ordre mondial, alors qu’elle ne peut instaurer d’ordre au sein même de ses frontières. L’homme enfermé dans son sous-sol chez Dostoïevski est doté d’une conscience aiguë de soi et de sa propre valeur, mais est dénué de véritable talent artistique et s’épuise donc en petites et grandes vacheries contre autrui, qui lui causent avant tout à lui-même de grandes souffrances. La Russie est un État du « sous-sol », et ce n’est pas un hasard si elle a été l’un des premiers pays à créer un « sous-sol » politique (au XIXe siècle les organisations clandestines Terre et Liberté, et Volonté du peuple), puis au XXe siècle, si elle a élevé le sous-sol révolutionnaire au sommet du pouvoir. Le comportement de la Russie sur la scène mondiale reflète les traits d’un homme du sous-sol à présent tout à fait sûr de lui, incarné au XXIe siècle par le numéro un de l’État russe. Ce pays lance des défis à tout le monde, humilie, mais n’est pas capable de fonder sa propre civilisation que d’autres peuples rejoindraient de leur plein gré.

La tragédie de la Russie réside en ce qu’elle n’est pas suffisamment autonome et créative pour bâtir sa civilisation, qui pourrait rivaliser avec les grandes civilisations d’Orient et d’Occident. Et cependant, elle est trop vaste et orgueilleuse pour faire partie intégrante d’autres civilisations, pour accepter un rôle subsidiaire. Certes, un pays n’a pas l’obligation de créer sa civilisation. Ni l’Australie, ni l’Indonésie, ni le Pakistan, ni le Brésil ne se fixent cet objectif. Mais c’est justement ce que veut faire la Russie, encore et encore — soit en sa qualité de Troisième Rome, dernier pilier de la foi véritable ; soit en qualité d’URSS, ouvrant pour le monde la voie vers un avenir radieux ; soit en qualité du centre de l’Eurasie et de bannière de l’eurasisme s’opposant à l’« atlantisme »…

Toutes ces tentatives sont des échecs et se réitèrent tout de même. Le pays souffre et fait souffrir les autres, et c’est là le sens de son existence, son moyen pour rappeler à tous (et à lui-même) qu’il est en vie. Sans cette souffrance, la Russie se serait déjà métamorphosée en désert aride — seules les souffrances, les siennes et celles qu’elle fait subir à autrui, l’animent, ainsi que ses artistes, de Gogol, Dostoïevski et Tolstoï à Platonov et Soljenitsyne. L’essence russe, c’est d’être envers et contre soi et les autres, d’être la première en (auto)négation et en (auto)destruction. C’est un pays qui apporte danger et tourment, et qui fait tout pour que sa population se divise en deux catégories inégales : les ivrognes, les voleurs et les vauriens d’un côté, les saints et les martyrs de l’autre.

Traduit du russe par Nastasia Dahuron.

Philosophe russe et américain, philologue, spécialiste des études culturelles, critique littéraire, linguiste, essayiste, auteur de plus de 40 livres et de plus de 800 articles et essais. Vit et enseigne aux Etats-Unis.

Notes

  1. Source : « Sourkov raconte sa conception du monde russe », Russia Today, 12 juin 2021, article en russe[Note de l’auteur]
  2. Livre non traduit en français. Il est possible de lire un récit de Natan Doubovitski dans la revue Le Grand Continent, commenté par Giuliano Da Empoli, par ailleurs auteur du roman Le Mage du Kremlin, dont le protagoniste est inspiré par le même Vladislav Sourkov (on peut lire sur Desk une critique de ce roman). [Note de la traductrice]
  3. Rappelons que l’accession au pouvoir de Poutine et de sa clique corporatiste a commencé avec la société coopérative immobilière Ozero (0-zéro, double zéro), fondée en 1996 par le futur président et ses acolytes, qui ont ensuite occupé des postes de direction dans l’administration du pays. Comme le dit le poète polonais S.E. Lec : « un zéro, ce n’est rien, mais deux zéros signifient déjà quelque chose ». Dans le cas présent, deux zéros signifient l’intention d’un zéro de transformer le monde entier en un autre zéro. D’où la remise à zéro du nombre de mandats présidentiels de Poutine lui-même, et ses menaces constantes de déclenchement d’une guerre atomique. L’histoire aime les ironies de ce genre. [Note de l’auteur]

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