L’historienne de l’art et écrivaine Olga Medvedkova livre ici le sixième volet de sa « petite bibliothèque de l’antifascisme », une série qui aide à comprendre l’actualité russe et ukrainienne grâce aux enseignements du passé. Dans ce texte, elle s’appuie sur Husserl pour affirmer l’universalité de la culture européenne face à des nationalismes étriqués.
En URSS, on racontait cette histoire drôle (en russe, « anecdote »). Il y avait alors tout une culture d’« anecdotes » qui permettait aux Soviétiques de survivre à la triste pénurie et à l’absurde enfermement de leur quotidien. Il n’y a pas longtemps, on y a consacré plusieurs ouvrages d’histoire, comme s’il s’agissait d’un passé révolu1. Mais ce passé est de retour et les anecdotes aussi.
Voici donc celle-ci qui est ancienne, datant des années 1980.
Un Américain (A) et un Russe (R) se rencontrent et discutent.
A : Chez nous on est libre.
R : Chez nous aussi.
A : Non, tu ne comprends pas. Chez nous on est vraiment libre. On peut par exemple se planter devant la Maison Blanche et crier : le président des États-Unis est un crétin.
R : Ha ! Chez nous aussi, on peut allez sur la place Rouge et hurler : le président des États-Unis est un crétin.
Je trouve cette histoire non seulement hilarante, mais philosophique. Sans rien comprendre au mot « libre », le Russe redit ce que lui dit l’Américain.
Ce passé soviétique, cette culture soviétique sont, hélas, de retour. Ils sont, peu ou prou, communs à tous les peuples qui faisaient partie de l’URSS. Parler aujourd’hui de l’ancien Empire russe est, certes, nécessaire. Mais il est tout autant nécessaire de se rendre compte à quel point le XXe siècle soviétique a empiré cet empire. A quel point le total enfermement des Soviétiques a corrompu leur façon de voir le monde, a interverti leurs idées politiques.
Je me souviens à ce propos d’une conversation que j’ai eue avec un collègue à Moscou. C’était au tout début de la Pérestroïka. On fumait devant le bâtiment de l’Institut d’histoire de l’art où je travaillais à l’époque. Le collègue en question me disait alors avec passion :
– T’imagines, là-bas, chez eux, les gens comme nous, les intellectuels, les gens de culture, sont tous politiquement de gauche, tous !
– Non, c’est pas possible, m’étonnais-je, ils sont quoi ? Communistes ? Je n’y crois pas une seconde.
– Si, si ! s’emportait mon collègue. Communistes, socialistes, anticapitalistes, anticolonialistes, féministes. Si on veut devenir des intellectuels occidentaux, il faut que l’on devienne comme eux, qu’on passe à gauche.
Je n’en revenais pas. Nous connaissions alors ce soi-disant communisme : dans quelles conditions matérielles vivait le prolétariat vainqueur, on connaissait le marché noir et les queues interminables devant les magasins ; les mensonges servis sous le nom de la pravda-vérité, la censure, la dénonciation par les collègues, l’exclusion des étudiants de l’université parce qu’ils ont lu tel livre interdit ou parce qu’ils allaient à l’église… Le socialisme c’était les chars à Prague, les morts en Afghanistan. Il m’a fallu vivre plusieurs années en Europe pour comprendre que ce n’était pas du tout de cela qu’il s’agissait. Que cette gauche occidentale n’avait rien ou presque à voir avec la « gauche » soviétique. Que – différence essentielle – cette gauche occidentale avait pour fonction principale le doute, la critique. Que cette gauche critiquait son propre gouvernement, sa propre économie et ses propres institutions culturelles.
Entre-temps, nombre de mes collègues qui sont restés en Russie, sont en effet devenus des gens « de gauche ». Ils se sont mis à l’école du marxisme occidental dont, en URSS, on n’avait aucune idée. Ils ont enfilé l’attitude critique : ils sont devenus, à l’image de leurs confrères occidentaux, des critiques… de la vie politique et de la culture occidentale ! Et plus ça allait, plus ils traduisaient et lisaient, plus férocement critiquaient-ils… l’Occident !
La haine de l’Occident arrivait également par d’autres canaux bien moins raffinés. L’une de ses génératrices était l’Eglise orthodoxe, traditionnellement anticatholique. Aujourd’hui tout un chacun en Russie (y compris des gens instruits) va vous expliquer que l’Occident « a perdu la foi ». Que le seul pays chrétien qui reste au monde, c’est la Russie. Ainsi, à l’attention du « peuple », la difficulté à s’adapter aux changements, à organiser une vie quotidienne plus ou moins correcte, plus ou moins digne, a été savamment redirigée contre l’Occident.
Oui, il y a toujours eu en Russie (comme en Inde, comme en Chine, comme au Japon) une méfiance de l’étranger. Mais il y a eu aussi cette autre raison, moins éternelle et plus concrète : un siècle d’enfermement et de haine de l’autre, un siècle du racisme soviétique, puis un changement du régime économique accompagné d’injustices sociales massives. Il y a eu surtout, depuis les dix dernières années, une campagne idéologique effrénée, dont nombres d’intellectuels ex-soviétiques, conscients ou inconscients du rôle qu’ils jouent, sont responsables.
Comment leur expliquer que la « crise de l’Occident », c’est-à-dire la critique de l’Occident par les Occidentaux, dont ils se réjouissent tant, qui leur permet de brandir à toute occasion cet argument « chez vous c’est pareil ou encore pire », c’est justement la fonction intrinsèque de ce qu’ils appellent l’Occident ?
Le nationalisme et l’ostracisme culturel sont issus du même moule. Ils se propagent sur l’ancien territoire de l’URSS, ils y font de véritables ravages. Les propagandistes russes en sont les champions sans conteste : tous patriotes, hurlant contre les traitres, tous défenseurs des valeurs russes, de la culture russe, de la langue russe. Le nationalisme russe est aujourd’hui l’une des composantes majeures de la soupe idéologique que les soi-disant élites corrompues vendent au peuple. Mais d’autres nations issues de l’espace soviétique y participent, hélas, y compris les Ukrainiens. Parler de ce sujet est difficile, mais il le faut, afin de préparer l’avenir. Car dans le domaine de l’histoire culturelle dont une partie leur est commune avec les Russes, les Ukrainiens commettent parfois aujourd’hui les mêmes erreurs systémiques que les autres peuples « ex-soviétiques ». Ils ne veulent pas de leur histoire telle qu’elle fut : ils se débarrassent de certains faits, personnes, œuvres pour s’en approprier d’autres. Ainsi, une absurde zizanie commence-t-elle, par exemple, autour du peintre Ilya Répine.
Répine fut un artiste ukrainien car il est né sur le territoire de l’actuelle Ukraine, nous expliquent les Ukrainiens et ils l’intègrent dans leurs manuels de l’art ukrainien. Répine fut un artiste russe car il s’était formé à Pétersbourg et y avait vécu presque toute sa vie, insistent les Russes. Les uns comme les autres ont raison. Les Finlandais pourraient s’y joindre et réclamer Répine pour eux, car l’artiste avait vécu en Finlande à la fin de sa vie. Les Français aussi devraient participer à ces enchères, car Répine passa en France de longues années.
Chacun de ces héritiers a sa propre raison. Chacun a raison, tout court. Chacun a le droit à sa part de Répine, comme les Espagnols et les Français ont le droit de « partager » Picasso et comme tant d’autres peuples ont le droit de partager tant d’autres écrivains et artistes. Car ces écrivains et ces artistes, ayant vécu la vie qu’ils ont vécue, n’appartiennent à personne, ils n’appartiennent qu’à eux, en même temps qu’ils appartiennent à chacun. Oui, chacun d’entre nous peut s’approprier tel ou tel artiste, dire : Dante est mon poète préféré ou Répine est mon peintre préféré. Il n’y a là, me semble-t-il, aucune erreur, aucun danger. Car nous parlons des choses immatérielles ; car il s’agit de l’amour de l’art. C’est là le plaisir, le bonheur de l’art : tout un chacun peut l’avoir pour soi, mais sans le posséder. Le danger surgit quand l’un des protagonistes culturels arbore une attitude politique restrictive interdisant aux autres leur part de l’héritage culturel commun. Quand quelqu’un se met brusquement à nationaliser symboliquement telle ou telle œuvre. Quand quelqu’un vous explique que Picasso n’est pas un peintre français ou que Répine n’est surtout pas un peintre russe, que vous n’avez pas le droit de l’enseigner dans un cours de l’art russe ou de l’intégrer dans un ouvrage ayant le mot « russe » sur la couverture.
Afin de comprendre que faire, et comment être face à cette attitude, je relis aujourd’hui La crise de l’humanité européenne et la philosophie d’Edmund Husserl (1859-1938). Cette conférence a été prononcée par Husserl en 1935. Ce n’est pas ici le lieu de rentrer dans la brillante complexité de ce texte fondamental qui affronte la distinction entre la science dure et la science humaine, dans le but de joindre les deux dans l’idéal commun de la réflexivité expérimentale — idéal qui, pour moi en tant qu’historienne, est absolument essentiel et que je tente d’appliquer dans mes travaux. Je voudrais seulement répéter ici après Husserl : l’Europe (notion qui pour lui s’étend aux États-Unis et qui est similaire à la notion d’Occident) est un phénomène immatériel. Ce n’est pas un territoire, ce n’est pas une ou des ethnies, ce n’est pas un régime économique. C’est une ambition de l’esprit. C’est une attitude, une allure, une intention. À la différence de celles de produire, de consommer, de réussir dans la vie (des tâches finies), cette posture aspire à l’infini. Elle contrarie la finitude humaine. Cette ambition européenne, cette « nouvelle sorte d’attitude des individus à l’égard du monde environnant »2, naquit selon Husserl en Grèce, au VIIe-VIe siècle avant J.-C., avec la naissance de la philosophie. Le but de cette attitude est « l’homme nouveau », ou l’homme ayant des buts nouveaux3 : des buts infinis. L’humanité européenne est une humanité idéale, qui aspire aux buts infinis. Il s’agit d’un oxymoron : de l’intérêt purement théorique pour le monde environnant, c’est-à-dire d’un intérêt désintéressé. Cet intérêt n’est pas le loisir des gens qui par ailleurs s’occupent de choses sérieuses. Cet intérêt désintéressé, non pratique, prend en Occident la forme d’ occupation professionnelle. Cette occupation fait « du philosophe un spectateur désintéressé supervisant le monde4Ibid., p. 61. ».
C’est là qu’arrive la réponse à la question qui me préoccupe aujourd’hui. La vision du philosophe est une vision détachée. Il observe les actions, la sienne et celle des autres, des peuples différents, en appliquant à chacune d’entre elles une vision du monde qui leur est propre. Il compare. Se fait alors jour la différence entre la représentation du monde par chacune des nations. La question de la vérité surgit alors. Non pas d’une vérité quotidienne et provisoire, opératoire, mais celle d’une vérité en soi, identiquement valable pour tous ceux qui échappent à l’aveuglement d’une tradition particulière.
Cette définition fait pressentir la valeur internationale de l’idéal théorique qui se nourrit de la critique croisée des traditions différentes. Si nous suivons Husserl : un intellectuel nationaliste est un absolu non-sens. Car l’essentiel de l’attitude intellectuelle consiste justement en l’universalité de sa démarche critique.
Cette aspiration théorique à la vérité hors des traditions partielles et nationales nourrit ensuite d’autres gens, représentant d’autres métiers ; elle se reflète dans les activités pratiques des autres professions qui s’occupent des tâches finies.
Tel est l’idéal de l’Europe selon Husserl : idéal qui touche non seulement une certaine construction à la fois réflexive et expérimentale du savoir, mais aussi un certain type de relation entre le savoir fondé sur l’idée infinie de la vérité, et les techniques responsables des tâches finies. Sans rien produire, ce savoir théorique déteint non seulement sur le domaine de la production, mais aussi sur celui de la morale, du droit, de la politique, de l’esthétique. Sans l’idéal de la vérité vraie, infinie (non limitée aux traditions nationales et autres), l’Europe ne pourrait pas exister.
Aujourd’hui, l’Ukraine ne peut pas survivre, ne peut pas gagner sans s’appuyer sur ce principe de la vérité. C’est ce par quoi Zelensky a commencé sa carrière politique, en annonçant : maintenant, nous allons dire la vérité. Au début ça pouvait sembler naïf, pas très professionnel. Mais la démocratie n’est pas une affaire de métier.
Dans ses interviews quasi quotidiennes, un militaire et un intellectuel, Olexiy Arestovytch (né en 1975), parle des relations entre la guerre, la technique et la morale. C’est dans cette direction que l’Ukraine avance et c’est là que nous l’attendons. Pas là où le peintre Ilya Répine serait interdit de nationalité autre qu’ukrainienne. Car nous ne pouvons pas prétendre être des Européens si nous sommes cyniques face à la vérité, si nous décidons que l’ennemi, même le pire, n’a pas le droit à sa part de vérité. Car être Européen, signifie fonder la morale et l’esthétique sur le principe du savoir qui se veut vrai et qui se veut universel. Sans cette intention, sans cette attitude, même avec la plus moderne des techniques, on n’accède pas à l’idéal européen. Ce n’est pas le fait d’être à gauche ou à droite qui définit l’intelligentsia, ce n’est pas le fait d’être Français, Russe ou Ukrainien, mais une attitude ouverte et critique, le rejet de tout nationalisme. Le rejet aussi de toute lassitude face à l’idée de la vérité : c’est ce que Husserl nous enseigne.
Olga Medvedkova est historienne de l’art et écrivain bilingue, français et russe. Elle est directrice de recherche au CNRS. Elle est spécialiste en histoire de l'architecture, ainsi que de l'art russe. Dernier livre Dire non à la violence russe paru en 2024 aux édition À l'Est de Brest-Litovsk.