L’historienne de l’art et écrivaine Olga Medvedkova livre ici le huitième volet de sa « petite bibliothèque de l’antifascisme », une série qui aide à comprendre l’actualité russe et ukrainienne grâce aux enseignements du passé. Dans ce texte, elle nous explique, en relisant le philosophe français Alexandre Koyré, la nature profonde du mensonge poutinien.
« On n’a jamais menti autant que de nos jours. Ni menti d’une manière aussi éhontée, systématique et constante ». Le film Navalny du Canadien Daniel Roher vient de recevoir l’Oscar 2023 du meilleur film documentaire. Il contient une séquence où Alexeï Navalny se souvient de la première fois où il a entendu Poutine parler à la télévision : « J’ai senti tout de suite que cet homme mentait en me regardant droit dans les yeux ».
La nouvelle série documentaire de Norma Percy, femme connue pour sa très grande liberté et que l’on aurait du mal à accuser d’un parti pris, s’intitule Face à Poutine. Elle est actuellement disponible sur Arte. Cette série fournit un nombre considérable de témoignages de multiples figures politiques occidentales de tout premier plan à propos de leurs rencontres et échanges avec Poutine. Tous les intervenants, quelle que soit leur position politique face à Moscou, sont unanimes quant à l’extrême brutalité verbale et au mensonge éhonté utilisés par Poutine. François Hollande évoque une façon de mentir de Poutine bien particulière, bien à lui : « Je vais vous mentir, vous savez que je mens mais je vais vous mentir quand même ». Plusieurs autres personnalités politiques témoignent de cette manière de mentir : je savais qu’il savait et il savait que je savais qu’il mentait, disent-ils. En fait, ce qu’il voulait signifier par ce mensonge ouvert, c’est un certain je-suis-puissant, dont le mensonge ouvert est la preuve.
Prenons un exemple : l’affaire des Skripal de 2018. À l’évidence du crime commis, Poutine répond par la déclaration suivante : « N’importe quel homme sain d’esprit comprend que c’est une absurdité, un délire, un non-sens de penser que quelqu’un en Russie puisse se permettre de telles singeries (vykhodki) la veille des élections présidentielles et du championnat du monde de football. C’est tout simplement impensable. » Tout un chacun, notamment grâce aux enquêtes menées par Christo Groze
v (né en 1969, il est le créateur de l’agence Bellingcat), connaît aujourd’hui les noms et les grades des assassins de Salisbury. C’est aussi Christo Grozev qui a aidé Navalny et son équipe à mettre en lumière le complot de son assassinat : là encore, les preuves de l’empoisonnement de Navalny sont irréfutables. Mais, pour toute réponse, là encore, Poutine ment dans son style bien à lui : si on avait voulu le tuer, on l’aurait fait. Bien entendu, nous savons qu’il ment, tout le monde sait qu’il ment. Il sait que nous savons et continue à mentir. Nous sentons : mentir pour lui est bien autre chose que pour nous. L’une des stratégies de l’opposition russe, notamment du groupe de Navalny, vise le mensonge poutinien : si nous montrons, si nous prouvons que Poutine ment, tout le temps, bêtement, salement et délibérément, cela provoquera un soulèvement des Russes. Mais rien de tel n’arrive. Pourquoi ? Qu’arrive-t-il aux Russes aujourd’hui, aux 75 % des Russes qui soutiennent toujours ce gouvernement et cette guerre ? Le mensonge poutinien ne les blesse-t-il pas ? Ne se sentent-ils pas abusés, trahis ?
C’est l’un des plus brillants esprits du XXe siècle, Alexandre Koyré, qui nous aidera peut-être à répondre à cette question. Né sous le nom de Koyransky, à Taganrog (Empire russe), en 1892, élève d’Edmund Husserl, Alexandre Koyré est devenu l’un des plus importants épistémologues et historiens des sciences français. En 1943, en exil aux États-Unis, il écrit et publie un bref texte, intitulé Réflexions sur le mensonge1 qui commence par cette phrase que nous venons de citer : « On n’a jamais menti autant que de nos jours. Ni menti d’une manière aussi éhontée, systématique et constante. » Certes, l’homme a toujours menti, mais il y a dans le mensonge politique contemporain, soutient Koyré, quelque chose de tout à fait nouveau, qui est propre aux régimes totalitaires. Koyré s’applique ensuite à décortiquer ce mensonge spécifique.
Tout d’abord, dit-il, c’est un mensonge qui s’adresse aux masses. Il montre ensuite l’absolu mépris non seulement de la vérité, mais de toute vraisemblance. Sur le plan théorique, ce mensonge se fonde sur le relativisme qui proclame l’inexistence de la vérité en tant que valeur universelle. Les philosophies officielles des régimes totalitaires ne nient pas seulement la valeur de toute vérité, mais aussi de toute pensée : pour eux, la vérité ainsi que la pensée constituent non une lumière mais une arme. Elles n’aident pas à comprendre et à expliquer la réalité (ce qui est), mais à la changer, c’est à dire à guider les masses vers ce qui n’est pas. Dans cette tâche, le mythe est bien plus efficace que la science, et la démagogie, qui s’adresse aux passions, plus efficace que l’intelligence. Ces mythes et cette démagogie concernent aussi bien le présent que le passé.
Dans les sociétés non totalitaires, explique Koyré, le mensonge est toléré provisoirement et exceptionnellement, en tant qu’arme, quand ces sociétés se trouvent en état de guerre. Il est tout à fait autorisé lors d’un conflit guerrier de tromper l’ennemi. Pour les sociétés totalitaires, l’état de guerre est un état permanent, aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur du pays. Le principe de guerre — « la vérité pour les siens et le mensonge pour l’ennemi » — devient donc le principe même de la politique totalitaire, intérieure et extérieure. Plus l’ennemi est présenté comme puissant, plus le mensonge se transforme en vertu. Alors que la vérité devient une tare, l’incapacité de mentir apparaît comme un trait de faiblesse. « […] la faculté de mentir sera d’autant plus nécessaire, et la vertu du mensonge d’autant plus appréciée, que la pression extérieure, que la tension entre « nous » et les « autres », que l’inimitié des « autres » pour « nous », que la menace que ces « autres » font peser sur « nous », grandira et augmentera d’intensité », continue Koyré.
En pratiquant la pensée comme une science expérimentale, Koyré propose ensuite de pousser jusqu’au bout cette situation dans laquelle une société ou un groupe se présente comme entouré d’ennemis. Afin de survivre, un tel groupe doit faire semblant de disparaître, c’est-à-dire se transformer en un groupe secret : sa survie est liée au maintien du secret. « Dissimuler ce qu’il est et, pour pouvoir le faire, simuler ce qu’il n’est pas : voilà donc le mode d’existence que, nécessairement, tout groupement secret impose à ses membres. » Pour ce genre de groupes secrets, tout ce qui se dit en public non seulement peut, mais doit être mensonger.
Et pourtant — Koyré poursuit son expérience — en apparence, la société totalitaire du type hitlérien n’a rien de secret. Hitler annonce publiquement son programme d’action, comme Poutine d’ailleurs, ajoutons-le. Tous deux utilisent la vérité comme moyen de tromper, disent cette vérité choquante à laquelle personne ne croit. C’est là que nous affrontons pleinement l’innovation des sociétés totalitaires modernes en matière de mensonge, c’est-à-dire des sociétés qui, étant foncièrement élitistes, doivent agir sur les masses. Koyré les nomme par l’oxymore : conspirations en plein jour. Les membres et les chefs de ces conspirations (politiques et/ou économiques, liées aux services secrets ou de type mafieux) n’ont plus besoin de se cacher, tout au contraire, ils se mettent en lumière et se conduisent en « élites dirigeantes », en conservateurs des « institutions ».
Mais comment une société de ce genre peut-elle garder ses secrets ? En ne les révélant qu’aux « siens ». Le texte de Koyré se poursuit avec cette description dans laquelle toute personne qui a jamais fréquenté la société russe actuelle va reconnaître ses traits fondamentaux : « Non servatur fides infidelibus [la vérité n’est pas destinée aux infidèles] reste la règle suprême. Les initiés le savent. Les initiés et ceux qui sont dignes de l’être. Ils comprendront, déchiffreront et percevront le voile qui masque la vérité. Les autres, les adversaires, la masse, y compris la masse des adhérents au groupement, accepteront comme vraies les assertions publiques et, par là même, se révéleront indignes de recevoir la vérité secrète et de faire partie de l’élite. Les initiés, les membres de l’élite, et cela par une espèce de savoir intuitif et direct, connaissent la pensée intime et profonde du chef, connaissent les fins secrètes et réelles du mouvement. Aussi ne sont-ils nullement troublés par les contradictions et les inconsistances de ses assertions publiques : ils savent qu’elles ont pour but de tromper la masse, les adversaires, les « autres », et ils admirent le chef qui manie et pratique si bien le mensonge. Quant aux autres, à ceux qui croient, ils montrent par ce fait même qu’ils sont insensibles à la contradiction, imperméables au doute et incapables de penser. »
Ils prouvent ainsi que le grand chef peut continuer à leur mentir, à raconter par exemple — comme Poutine l’a fait à la dernière réunion avec les hommes d’affaires russes — qu’en Occident, les gens ne mangent plus de tomates et de salade, qu’ils ne mangent plus que des navets ; et que même des navets, il n’en reste plus beaucoup, et que bientôt l’Occident viendra en mendier aux Russes. En entendant cela, les hommes d’affaires russes qui voyagent pourtant en Occident applaudissent. Quant aux autres, au mieux, ils rient et se remémorent un conte russe populaire à propos d’un navet plus grand que nature.
Je ne peux qu’inviter nos lecteurs à relire ce bref texte si brillant et à explorer par eux-mêmes le sentiment du mensonge que Koyré y décrit. Pour moi, le mensonge poutinien est façonné sur ce même modèle de la conspiration pour tous. Ce qui signifie qu’aucune vérité sous forme logique — de preuve, d’argument et de dialogue —, qu’aucune vérité présentée selon les conceptions juridiques, morales, sociales, culturelles ou autres que nous partageons en tant que valeur, ne puisse s’y opposer. Que ce mensonge poutinien est conçu et perçu en tant que valeur. Qu’est-ce qui peut s’y opposer sur le plan autre que les armes ? Comment s’opposer à un mensonge de ce type sans tomber dans le désespoir ou… dans le mensonge ? Telles seraient les vraies questions que nous devrions nous poser.
Olga Medvedkova est historienne de l’art et écrivain bilingue, français et russe. Elle est directrice de recherche au CNRS. Elle est spécialiste en histoire de l'architecture, ainsi que de l'art russe. Dernier livre Dire non à la violence russe paru en 2024 aux édition À l'Est de Brest-Litovsk.
Notes
- D’abord parues à New York, dans la revue Renaissance publiée par l’École libre des Hautes Etudes (volume I, fascicule I, janvier-mars 1943). Nous avons consulté l’édition : Paris, Allia, 1996. Le texte est également consultable en ligne.