Poème de Vladimir Nabokov
En Occident, on connaît davantage la prose de Vladimir Nabokov que sa poésie, alors qu’il était un poète de tout premier ordre. En 1939, à l’occasion de la signature du pacte Molotov-Ribbentrop, Nabokov, émigré résolument anti-bolchevique et anti-fasciste, a écrit ce poème tragique où il rompt tout lien spirituel et même linguistique avec sa patrie plongée dans l’infamie. À l’heure de la guerre meurtrière et criminelle menée par la Russie contre l’Ukraine, cette position, qui apportera son poids à la discussion sur la responsabilité morale de la société russe et sur le rôle de la culture russe, est exemplaire.
Ça suffit, cesse donc, je t’en prie !
Le soir m’oppresse, la vie s’est tue.
Je reste sans force. Je péris
sous tes flots aveugles qui affluent.
À la lune ils peuvent bien hurler :
« Mon pays ! » — ceux qui partirent libres,
quant à moi, dans mon fond de vallée,
désormais, garde-toi de me suivre.
Je suis prêt à me terrer toujours
et à vivre sans nom. Je suis prêt,
pour ne plus rêver te voir un jour,
à toujours renoncer à rêver ;
à laisser mes chers livres sans voix,
à amputer ma vie, vivre exsangue,
à troquer contre un vague patois
tout ce que je possède : ma langue.
Mais derrière les pleurs, ô Russie,
entre l’herbe de tombeaux distants,
à travers tout ce qui m’a nourri,
les esquisses de bouleaux bruissants,
pose tes yeux aveugles chéris
loin de moi, je t’en prie, sans fouiller
cette fosse à charbon, et ma vie
à tâtons ne viens pas débusquer !
Car les ans et les siècles s’en vont,
l’infamie, la souffrance infligées —
c’est trop tard ! — personne n’en répond,
et mon âme ne peut pardonner.
Traduit du russe pour Desk Russie par Nastasia Dahuron