Après les massacres en Ukraine, nous avons vu notre identité dans le miroir

L’essai de l’artiste et essayiste vénitienne Katia Margolis explore un sentiment bien spécifique au sein de la communauté russe d’émigrés récents et d’adversaires de la guerre restés en Russie. Parallèlement au discours victimaire du pouvoir russe qui justifie ainsi son agression contre l’Ukraine et le désir d’en extirper « l’ukrainité », le discours victimaire répandu parmi les opposants au régime Poutine fait preuve d’une surdité morale intolérable, car leurs souffrances dues à l’émigration sont — au mieux — mises sur le même plan que celles de la population ukrainienne dues à la guerre.

Le producteur média Ilia Krassilchtchik avec une poêle, le journaliste Mikhail Fishman avec une raquette de tennis, le réalisateur Kirill Serebrennikov devant une bibliothèque murale : ces images font partie d’un projet du photographe Sergueï Ponomarev intitulé RELOCATED. Dans le cadre de ce projet, des célébrités russes ayant quitté leur pays depuis le 24 février 2022 ont été photographiées avec des objets qu’ils ont apportés avec eux de Russie.

Voici comment Ponomarev décrit lui-même ce projet : « Ils ont publiquement condamné la guerre, et leurs voix sont cruciales. Une nouvelle génération d’exilés russes est dispersée en Europe et dans les républiques post-soviétiques, ils gardent l’espoir de rentrer bientôt chez eux. Le projet consiste en une série de portraits de migrants russes entourés d’objets personnels qu’ils ont emportés avec eux. ». Le projet RELOCATED a été finaliste du concours international LensCulture Portrait Awards 2023.

Ce projet artistique, qui impressionne par son égocentrisme boursouflé, prendrait une dimension supplémentaire si les photographies individuelles étaient transformées en diptyques. D’un côté, des « relocalisés » russes, des célébrités aisées, dont certains possèdent des propriétés à l’étranger, et de l’autre, des réfugiés ukrainiens en pantoufles, qui viennent de fuir les bombes russes : des femmes, des enfants, des personnes âgées, des chats dans des cages de transport, les yeux dilatés par la terreur.

« Laisse-moi te raconter comment je me suis enfuie. Sans casserole ni raquette de tennis. Avec presque aucun vêtement… ». Macha, une jeune beauté habituellement rayonnante et pleine d’énergie, se met presqu’à pleurer.

Elle n’a pas pleuré lorsqu’elle a fait ses bagages le 24 au matin, qu’elle a attrapé à la hâte dans son placard des vêtements d’été, on ne sait pas trop pourquoi, et une robe de cocktail pour les jeter dans une valise, en oubliant de prendre les choses les plus essentielles. Plus tard, elle n’a pas réussi à savoir pourquoi elle les avait oubliées.

Par la fenêtre on pouvait entendre les grondements et les explosions. Elle a appelé sa mère en Russie :

« Maman ! On nous bombarde. Vous nous bombardez !

— Arrête d’inventer n’importe quoi ! Personne ne vous bombarde. »

Macha allume la vidéo pour que sa mère voie : la ville rougeoie, elle est en flammes. Sa mère s’agace : « Il s’agit d’une opération spéciale. Vous serez bientôt libérés. Je vais mettre un cierge en pensant à vous. Si tu as peur à ce point, reste donc chez toi ! »

Puis la connexion se coupe.

C’est la deuxième fois que Macha s’enfuit à l’approche des Russes. La première fois, c’était huit ans plus tôt. Elle était enceinte grâce à une FIV : l’embryon avait réussi à s’implanter. Elle a perdu le bébé le jour même sans avoir le temps de se rendre à l’hôpital. Elle a abandonné son salon de beauté situé dans le centre-ville, sa maison, sa voiture, tout. Elle a pris son ordinateur, sa fille aînée et son chat, et s’est précipitée à la gare. Son ami qui était militaire dans l’armée ukrainienne leur a organisé une évacuation rapide. Les « petits hommes verts »1 de la Russie étaient déjà partout. Macha et son ami ne se sont plus jamais revus. Ils n’ont pas eu d’enfant ensemble.

Macha est arrivée à Kyïv avec deux hryvnias en poche, un chat affamé et une jeune adolescente désorientée. Ils n’avaient nulle part où aller et aucun argent en poche. Mais la belle et joyeuse Macha sait comment construire une existence heureuse à partir de rien. Maintenant, elle a son salon de beauté à Kyïv, a obtenu la meilleure école pour sa fille, qui est à présent sur le point de se marier… À cette époque, qui aurait pu imaginer que, huit ans plus tard, le scénario se répèterait en provoquant un infernal sentiment de déjà-vu, que sa fille et son fiancé, après avoir obtenu un visa américain pour aller étudier aux États-Unis, se retrouveraient dans une cave pendant des mois, à se blottir l’un contre l’autre avec le chat.

Macha regarde les images de la bibliothèque et de la raquette de tennis sur l’écran de mon ordinateur, par-dessus mon épaule :

« Katia, comment est-ce possible ? Est-ce qu’ils le font exprès ? Ou alors est-ce qu’ils ne comprennent vraiment rien ?

— C’est probablement la deuxième option », ai-je répondu.

Macha pleure.

Beaucoup de choses ont été écrites concernant la photographie et son rôle dans la guerre. C’est Susan Sontag qui, à mon avis, a dit les choses les plus intéressantes dans ses essais On Photography (1977) et Regarding the Pain of Others (2003).

« La photographie n’est pas simplement le résultat de la rencontre d’un photographe avec un événement ; la photographie est un événement en soi, et un événement qui a le privilège de choisir de se mêler de ce qui se passe ou de l’ignorer. »

Dans le projet RELOCATED, c’est évidemment la deuxième option qui a été choisie, celle qui revient à dire : « Qu’avons-nous à voir avec ça ? ».

J’ai d’abord eu une formation en linguistique. Puis j’ai étudié l’art. Ma première formation aide à percevoir le monde à travers le langage, la seconde à travers les yeux. Je décris une vision, un point focal, une chose qui, une fois vue, ne peut être « dé-vue ». Je ne choisis pas ce qu’il faut voir, et je ne fais pas en sorte de voir les choses d’une manière qui réconforte ou flatte.

Il me semble qu’après les vidéos de Boutcha, après les récits de prisonniers, après Marioupol, après les exhumations de cadavres à Izioum, après un nouveau meurtre d’innocents à Pâques (c’est la deuxième fois consécutive que la Russie tue des enfants à Pâques), nous n’avons pas seulement vu des vidéos de crimes de guerre et d’atrocités, nous avons également vu notre identité dans le miroir. Et nous avons reculé devant ce miroir.

Mais ne pas se regarder dans le miroir ou blâmer le miroir ne changera pas la vérité.

Dans ce miroir, on peut contempler la mentalité du Goulag dans toutes ses manifestations, la privation qui transforme les psychologies en permafrost, et comme conséquence de cela, l’indifférence qui se transforme en cruauté, la passivité qui se transforme en complicité, la victimisation qui se transforme en égocentrisme, le relativisme moral qui se transforme en cynisme, le mythe de la grandeur et/ou d’une voie particulière, le provincialisme, des revendications qui ne sont fondées sur absolument rien, l’ignorance, le chauvinisme, l’impérialisme vulgaire et bien d’autres choses encore.

L’intelligentsia (c’est-à-dire ceux qui, parmi les Russes de Russie ou de la diaspora, ont fait des études supérieures et se considèrent comme des intellectuels) a commencé à lutter, terrifiée, avec ce sentiment croissant de crise de la mythologie qui entoure sa propre identité.

On a parfois le sentiment paradoxal que l’Ukraine et les Ukrainiens empêchent purement et simplement les Russes anti-guerre d’avoir le sentiment d’être de « bonnes personnes ».

Le psychanalyste israélien Zvi Rex a un jour fait cette plaisanterie amère : « Les Allemands ne pardonneront jamais Auschwitz aux Juifs ». C’était sa façon de dire que les Juifs étaient les témoins vivants de la culpabilité des Allemands.

Les tactiques et les stratégies d’autodéfense abondent. La raison est toujours la même : il s’agit d’un phénomène de victimisation générale et de relativisme moral qui prend sa source dans l’expérience de la violence. Lorsqu’un modèle moral répressif et souvent double, issu de l’Histoire et imposé de l’extérieur, remplace l’exigence morale intérieure, il s’agit d’un corset en lieu et place d’une colonne vertébrale.

Hannah Arendt et Karl Jaspers ont cherché des réponses à ces questions dans le cas des Allemands après la Seconde Guerre mondiale. Mais relire aujourd’hui ce qui a déjà été écrit par le passé ne suffit pas. Il faut repenser les choses.

En tant qu’artiste, je vois dans les tournures suivantes une distorsion monstrueuse des proportions et un changement de point focal : « nos souffrances communes », « nous avons tous été tués le 24 février », « les tragédies de nos peuples » ou alors, tout simplement, la Russie et l’Ukraine séparées par des virgules ou connectées par un « et », toutes deux « victimes du régime ». Or, il ne peut pas y avoir d’alliance. La guerre et l’union sont des concepts opposés.

En tant que linguiste, outre les verbes impersonnels et les métaphores militaires, j’ai remarqué un curieux défaut d’élocution chez de nombreux opposants et leaders d’opinion russes : depuis plus d’un an, ils n’arrivent pas à prononcer le mot « Ukraine », pourtant pas bien difficile à articuler. En revanche, ils se sont révélés doués pour les mantras comportant des formes de verbes impersonnels. C’est arrivé, cela s’est passé, on les a envoyés, on leur a ordonné, cela nous est tombé dessus, il a fallu. Une fois, le mot Ukraine a été prononcé publiquement par un politologue russe venu récemment donner une conférence à Paris. La formulation était la suivante : « La Russie et l’Ukraine ont décidé de s’entretuer ». No comment.

La philologue ukrainienne Iryna Berliand a rassemblé une collection complète des différents types de formulations utilisées par les Russes anti-guerre et anti-Poutine, et qui témoignent de leur absence de tact :

« « La guerre ne se terminera pas tant que vous n’aurez pas compris que ce n’est pas vous qui êtes bombardés, mais NOUS TOUS ». « La culture russe a été tuée à Boutcha. Pouchkine, Tchaïkovski, Akhmatova, Essenine sont tous morts à Boutcha. » Mais il ne s’agit pas seulement d’une insensibilité à la force des mots (ce dont sont particulièrement atteints les linguistes, journalistes et écrivains professionnels). Il y a aussi ici un désir conscient, inconscient ou semi-conscient de s’identifier aux victimes (et probablement aux futurs vainqueurs) et non à l’agresseur (et aux vaincus). « Nous avons un ennemi commun », « nous faisons partie de votre lutte », « nous sommes dans le même bateau ».

La phrase « Nous avons un ennemi commun » est peut-être la plus fautive, l’erreur la plus révélatrice.

Pour les « bons Russes », les choses se présentent de la manière suivante : Poutine / le régime a d’abord attaqué la Russie, l’a occupée et a ensuite attaqué l’Ukraine ; Poutine / le régime est un ennemi commun, la Russie et l’Ukraine sont des victimes ; les Russes et les Ukrainiens fuient la guerre. L’ennemi des bons Russes est Poutine, ou le régime, ou la guerre. Nous devons « mettre fin à la guerre », « mettre fin au régime », « mettre fin à Poutine ».

L’Ukraine et les Ukrainiens ont pour ennemi la Russie. Mon pays n’a pas été attaqué par Poutine ou par le régime, mais par la Russie. Et nous, en tant que pays, nous ne nous battons pas contre Poutine ou contre la guerre, mais contre la Russie, et nous ne devons pas « arrêter la guerre », mais vaincre la Russie. Nous avons des ennemis différents, des objectifs différents, et donc des optiques différentes. »

S’il n’est pas en notre pouvoir de mettre fin aux bombardements, aux meurtres et aux tortures, et de retirer physiquement nos troupes du territoire d’un pays souverain, il serait temps pour nous de nous retirer, ne serait-ce que moralement, du terrain ukrainien : de nous retirer linguistiquement, éthiquement et culturellement, de ne pas participer à l’occupation sous quelque forme que ce soit et quel qu’en soit le prétexte, même si ce prétexte nous semble noble et plaisant.

« Bonjour, Katia. Merci pour ces diptyques de photos de personnes « relocalisées dans la souffrance ». Je me souviens que moi, par exemple, je ne pouvais même pas sortir de Kyïv parce que ma mère arrivait à peine à marcher (elle a une coxarthrose de niveau IV de l’articulation de la hanche gauche, une arthrose de même gravité localisée sur l’articulation du genou droit, son dos ne la « tient » plus). À ce moment-là, je pense à différentes choses : que je n’étais pas très à l’aise au volant, que la voiture n’avait qu’un demi-plein d’essence, que c’était la panique à Kyïv et qu’il y avait une marée humaine sur le quai de la gare.

Je comprends que ma mère n’y arrivera pas, qu’elle ne tiendra pas le choc, qu’elle ne pourra pas traverser cette masse de gens paniqués. Aussi, nous restons à Kyïv. […] Ma mère s’excuse tous les jours, plusieurs fois par jour, parce qu’elle ne peut pas bouger. Nous risquons de mourir, et elle me supplie de quitter Kyïv seule. Vous imaginez ce que cela fait d’entendre une chose pareille ? Ma mère est tout pour moi. Il y avait beaucoup de bruit dans notre quartier à cause des combats, on voyait constamment passer des bataillons de reconnaissance ennemis, on entendait des tirs de mitrailleuses de tous les côtés. Pourtant, ceux qui étaient restés n’y prêtaient plus attention. Mais le 15 mars 2022, lorsque des obus de lance-roquettes « Grad » lancés depuis le village de Stoïanka ont commencé à toucher les maisons de la rue Tchornobylska, nous avons décidé de partir. J’ai également aidé une femme de 87 ans qui avait été abandonnée par son auxiliaire de vie… et j’ai convenu avec sa fille, qui vit aux Émirats arabes unis depuis plusieurs années, d’emmener sa mère à Lviv. Ensuite, il lui faudrait prendre un avion pour Varsovie et venir récupérer sa mère chez nous. Nous avons pris la décision de partir car nous avions déjà vu suffisamment de vidéos d’Irpin et de Marioupol […]. À votre avis, qu’est-ce que j’aurais pu emporter avec moi, alors qu’à ce moment-là, j’étais responsable de ma mère qui ne peut pratiquement plus marcher, et d’une vieille dame de 87 ans rescapée de trois AVC ? J’étais la seule à pouvoir porter les sacs. Nous avons pris nos papiers, de l’argent et beaucoup de médicaments, quelques slips et c’est tout. »

Chaque jour, je reçois des témoignages de ce type, des dizaines de messages, de lettres, qui racontent comment les auteurs de ces courriers ont participé personnellement au projet intitulé « relocalisation sous les bombes russes ».

Les Ukrainiens considèrent que l’idée même du projet RELOCATED leur a été volée. Bien sûr, de tels projets avaient déjà existé par le passé, par exemple sur les réfugiés syriens. J’ai également vu une exposition similaire au musée de l’émigration à Londres. Mais aujourd’hui, ce qu’il est important de savoir, c’est qu’avant le projet RELOCATED, il y avait eu un projet photographique ukrainien intitulé Domivka, où des femmes et des enfants réfugiés d’Ukraine avaient été photographiés avec les objets qu’ils avaient réussi à emporter avec eux dans leur fuite.

Ce n’est pas pour rien que depuis cette guerre, les Russes aiment utiliser le terme « relocalisation » (au lieu de dire « émigration »).

Pour beaucoup, le message initial était que cela ne durerait pas longtemps (de manière analogue, les Russes blancs pensaient que les bolcheviks allaient tenir trois mois), qu’il ne s’agissait pas de fuite, que les Russes n’étaient pas des réfugiés (pas comme « ces Syriens et ces Africains » ou « ces pauvres Ukrainiens »), qu’ils n’avaient pas à rompre avec quoi que ce soit : les Russes ne sont pas des migrants, ils sont seulement contre la guerre, alors ils changent avec élégance leur lieu de vie, un point sur la carte, pour en trouver un qui soit plus commode compte tenu des circonstances. Ainsi, ils se sont « re-localisés ».

La seule chose un peu surprenante pour eux est d’entendre parler une langue étrangère tout autour. Mais ce n’est pas si gênant. Il faut accepter. Bien sûr, on s’ennuie ici, c’est la province (rappelons d’ailleurs la formation de ce mot composé de pro et de vinc et qui signifie étymologiquement « celle que nous avons conquise »), les services sont nuls, le système bancaire n’est absolument pas pratique, le système scolaire n’a rien à voir avec le nôtre, etc.

Dans toute situation désagréable, souvenez-vous d’utiliser les constructions impersonnelles russes et la voix passive. Et pour ce qui de l’emploi de la première personne, les « relocalisés » ont un mal de chien à utiliser des expressions simples comme « Merci de nous avoir accueillis ! », « Excusez-nous de ne pas toujours connaître vos us et coutumes », « Dites-nous comment faire au mieux », « Est-ce que cela se fait chez vous ? ».

Cela n’a rien d’étonnant. Toute émigration est en partie un retour en enfance et à la nécessité de réapprendre les bases. Ce que l’on garde avec soi de ce passé, ce que l’on met dans ses valises, c’est un choix individuel. Ce que l’on en retire est également un choix. Si, entre tous les choix possibles de bagages, on devait retenir le plus idiot et nuisible, ce serait d’emporter avec soi l’aplomb et l’auréole du martyr. Et pire encore, de prendre la pose avec ces accessoires.

Depuis l’invasion russe de l’Ukraine, j’ai souvent pensé à mon arrière-grand-père, le philosophe Gustav Speth, qui, il y a un siècle, avait refusé de monter à bord du « bateau des philosophes » par lequel les bolcheviks avaient choisi d’expédier en exil la fine fleur de la pensée russe. Il avait préféré rester pour faire avancer la réflexion philosophique de son pays. Il fut arrêté, envoyé en exil et fusillé dans un ravin près de Tomsk en 1937.

Et je repense aussi à une autre branche de ma généalogie, les Goutchkov, qui ont choisi d’émigrer à Paris.

Mon arrière-arrière-grand-oncle Alexandre Goutchkov avait combattu comme volontaire du côté des Boers dans la guerre anglo-boer avant même la révolution, puis il a dirigé le parti parlementaire, a siégé à la Douma. C’est lui qui s’est rendu auprès de Nicolas II pour recueillir son abdication. Il a ensuite fait partie du gouvernement provisoire en tant que ministre, a espéré que la Russie deviendrait un régime parlementaire et une démocratie. Puis les bolcheviks sont arrivés au pouvoir, il est parti et a continué le combat de l’étranger jusqu’à sa mort. Ces gens se sont battus et ont perdu. Ils se sont battus contre les bolcheviks, puis contre le danger imminent du nazisme et de Hitler. Il a écrit à Churchill pour lui demander de lui accorder un entretien. Il a investi énormément d’énergie et de ressources dans ce combat. Sa tombe a été ravagée par les nazis pendant l’occupation de Paris. L’urne contenant les cendres de cet ennemi personnel de Hitler, qui se trouvait dans le columbarium du cimetière du Père Lachaise, a mystérieusement disparu et n’a ensuite jamais été retrouvée.

C’était une personnalité passionnée, dure et contradictoire. Mais tout au long de sa vie et de son exil, il a senti le poids de sa reponsabilité personnelle non seulement vis-à-vis de la Russie, mais aussi des événements qui se déroulaient dans le monde, et il ne se serait jamais fait photographier avec une casserole ou une raquette de tennis, alors que son pays avait déclenché une guerre.

La photographie reflète un choix.

« Prendre une photo, c’est choisir un plan […]. Et cela signifie que quelque chose est laissé en dehors de la photo », écrit Sontag.

Me revient en tête un épisode — décrit par Daniil Granine — de la visite d’une délégation d’écrivains soviétiques à Buchenwald après la guerre.

Granine a soif. Alors que la vendeuse lui verse de l’eau au kiosque situé à l’entrée du camp, il lui demande ce qu’elle pensait pendant la guerre. Après tout, elle avait bien dû voir les cheminées des fours crématoires fumer. « Nous regardions ailleurs… », lui a-t-elle répondu.

Granine commente : pour parvenir à regarder « ailleurs », il faut avoir très bien compris de quel côté on NE doit PAS regarder.

Traduit du russe par Clarisse Brossard

Artiste, essayiste et traductrice littéraire. Elle a exposé en Europe, aux États-Unis et en Russie. Elle enseigne à Scuola Internazionale di Grafica de Venise où elle vit actuellement.

Notes

  1. Expression désignant les militaires russes qui ont envahi la Crimée en 2014, en tenues militaires non identifiées. [Note de la traductrice]

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