Le coming out de l’empire de Tiananmen

Historien et ancien dissident soviétique, Alexandre Skobov parle du vrai visage de la Chine communiste révélé dans la récente conversation entre le journaliste français Darius Rochebin et l’ambassadeur de la Chine sur LCI. Malgré les excuses de la Chine, affirme-t-il, son régime communiste, basé sur le pouvoir sans partage du Parti, est bâti sur de terribles fondations : le sang versé sur la place Tiananmen, et son objectif, partagé avec la Russie de Poutine, est la destruction de l’ordre mondial.

L’interview de l’ambassadeur de Chine accordée à la chaîne d’information française LCI a suscité beaucoup de réactions et de commentaires. Pourquoi donc ? Après tout, la Chine continentale n’a pas intérêt à voir l’ordre international s’effondrer et le monde plonger dans le chaos. Ce qui l’intéresse, c’est de préserver une tranquillité, ne serait-ce que relative, qui lui permette de conquérir économiquement le monde « à bas bruit ». Elle n’a certainement pas besoin d’une augmentation brutale du niveau de confrontation avec l’Occident, avec lequel elle entretient des liens économiques bien plus importants que ceux qui la lient à la Russie de Poutine.

Pékin ne cesse en effet de souligner que la Chine est sur le papier favorable aux principes fondamentaux du droit international. Elle est pour la souveraineté et l’intégrité territoriale. Et soudain, on se rend compte que les questions de souveraineté et d’intégrité territoriale « dépendent du point de vue », qu’elles sont conditionnelles. Elles restent valables jusqu’au moment où une grande puissance mondiale se pense offensée par le monde et considère qu’on a violé ses intérêts. Elle peut alors rappeler son « droit historique » à posséder tel ou tel territoire. Récupérer ces territoires par la force lui apparaît alors comme une défense de sa « souveraineté » et de son « intégrité territoriale ».

Le fil directeur de tout l’entretien avec l’ambassadeur chinois peut être résumé ainsi : « Cela dépend du point de vue ».

Les crimes sanglants du régime de Mao ? C’est une question de point de vue. Tout cela est inexact. En réalité, les États-Unis enfreignent davantage les droits de l’Homme que la Chine. La différence entre démocratie et dictature ? Encore une question de point de vue. Qui a le droit de décider quelle est la différence et s’il y en a une ? Pourquoi n’a-t-on pas le droit de penser que la démocratie, c’est un droit à la dictature ?

Ces « questions de point de vue » ont quelque chose en commun : il s’agit de nier le droit en tant que facteur limitant la violence de l’État, tant sur le plan intérieur qu’extérieur. Le prétendu « droit » au pillage international découle logiquement du « droit » à faire régner la terreur à l’intérieur du pays. Si personne n’a le droit de juger un État pour la violence sanglante qu’il exerce contre sa propre population, il est tout à fait naturel que le droit international ne soit rien d’autre qu’un paravent derrière lequel les États puissants et agressifs dissimulent leurs deals mafieux concernant leurs « sphères de domination ».

Pour résumer, dans cette vision du monde, le droit n’existe pas en tant que tel. La seule chose qui existe, c’est la force, la volonté de l’utiliser et les « intérêts ». Ce « projet d’ordre mondial » coïncide totalement avec celui de Vladimir Poutine. Qui l’eût cru !

Les responsables politiques occidentaux attendent que Pékin envoie un « signal clair » et dise que les propos tenus par l’ambassadeur chinois en France « ne reflètent pas la position chinoise officielle ». Pékin essaiera peut-être d’atténuer quelque peu l’impression laissée par ces déclarations. Et un autre ambassadeur dira : « Ce n’est pas bien grave. Ce n’est que de la rhétorique. Bien sûr, nous ne reconnaissons pas la Crimée comme étant russe. » Et Pékin continuera à faire le malin en jouant à ni oui ni non. Pourtant, le message qui passera sera le suivant : « Il n’y a rien de plus important que la paix. Et pour le bien de la paix, vous devez vous mettre d’accord avec Poutine. À ses conditions. Sinon, à tout moment, nous pourrions reparler du droit historique à posséder un territoire donné. »

Les conditions de Poutine sont connues depuis longtemps. Il s’agit de la reconnaissance de la partie envahie du territoire ukrainien comme appartenant à la Russie et de l’établissement d’un protectorat russe de facto sur le reste du territoire, ce qui impliquerait un contrôle total sur les politiques intérieure, étrangère et de défense de l’Ukraine. La question de savoir comment justifier cela — en invoquant un « droit historique » à contrôler un territoire ou en appelant à une confrontation globale avec « l’idéologie totalitaire du néolibéralisme occidental » — est purement technique.

skobov tiananmen
Lu Shaye interrogé par Darius Rochebin // LCI, capture d’écran

Pékin ne sera peut-être pas enthousiaste à l’idée que le bandit du Kremlin a prématurément brisé son jeu subtil visant à conquérir tranquillement le monde par le « soft power ». Dans le cadre de cette stratégie, Pékin n’a peut-être pas encore atteint tous ses objectifs. Mais maintenant qu’on en est arrivé à une guerre ouverte avec pour enjeu le futur ordre mondial, la Chine continentale ne cherchera certainement pas à sauver cet ordre mondial créé selon un modèle occidental et basé sur la prééminence du droit.

L’ordre international créé en 1945 repose sur l’idée qu’il faut limiter par le droit la compétition entre États, cultures et modèles sociaux, qu’il s’agisse d’une compétition autour des ressources économiques, des valeurs spirituelles ou des idéaux politiques. Ce projet découlait logiquement des principes de la démocratie libérale, fondés sur le contrôle des oppositions politiques internes par des moyens non violents.

À l’époque, il n’a pas été possible de supprimer complètement la violence dans les relations internationales, car les oppositions entre acteurs étaient trop aiguës. Mais on s’est quand même mis d’accord sur certains interdits fondamentaux, des interdits qui ont été respectés par toutes les parties. L’interdiction d’annexer des territoires a été respectée pendant toutes les années de la guerre froide, et c’est justement ce qui a permis à cette dernière de rester globalement « froide ».

L’Histoire a montré que, dans un contexte où la violence interétatique est, au moins partiellement, limitée par les normes et les interdits juridiques, une confrontation de longue durée entre des modèles de société despotiques et des modèles démocratiques se solde par une défaite du despotisme face à la démocratie. Après ses victoires historiques sur le totalitarisme et l’autoritarisme dans les années 1980 et 1990, l’Occident s’est convaincu du fait que la « dissolution » des derniers régimes autocratiques dans le monde démocratique globalisé était imminente.

On supposait que les autocraties restantes respecteraient les limites établies par le droit pour contenir la violence et que, lorsqu’elles se retrouveraient perdantes dans le cadre de ces limitations, elles n’auraient d’autre choix que d’accepter leur défaite historique. En Occident, on n’a pas su voir la manière dont ces « autocraties de nouvelle génération », c’est-à-dire post-industrielles, ont pris de l’ampleur. Elles ont bien intégré « l’expérience soviétique » et se sont mis en tête de ne plus subir de nouvelles défaites dans un cadre régi par des règles non violentes. Elles se sentaient prêtes, en cas de défaite, à briser toutes les règles et à recourir à la force militaire de manière directe.

Ainsi, lorsque ces « nouvelles autocraties » ont commencé à voir planer la menace de perdre face à leur opposition interne, dans le cadre de règles relativement non violentes, elles ont refusé catégoriquement d’accepter cet état de fait. Elles s’en sont prises violemment à l’opposition. Le journaliste qui a interviewé l’ambassadeur chinois a été stupéfait de voir ce dernier rejeter en bloc toutes les atrocités sanglantes commises par le régime de Mao, alors que ce sont pourtant des faits connus de tous. Ce journaliste avait tout simplement oublié que l’empire actuel de la Chine continentale, qui a mis en œuvre avec succès l’introduction de l’économie de marché tout en maintenant un régime totalitaire basé sur le pouvoir sans partage du Parti, est bâti sur de terribles fondations : le sang versé sur la place Tiananmen. Que pouvait-on attendre d’autre d’un tel État ?

Tôt ou tard, l’empire de Tiananmen serait allé au bout de ses capacités à conquérir le monde à bas bruit, dans le cadre de l’ordre juridique international existant. La destruction de l’ordre mondial est une condition de sa survie. Et même si cette destruction a commencé un peu plus tôt que ce que cet empire prévoyait, ce dernier n’a aucune intention de s’arrêter désormais. Il ne s’arrêtera qu’en cas de défaite militaire de son avant-garde, c’est-à-dire de la Russie totalitaire de Poutine. Il nous faut faire la guerre aujourd’hui pour obtenir une paix sans violence demain.

Traduit du russe par Clarisse Brossard

Version originale

Ancien dissident et prisonnier politique soviétique. Après sa libération en 1987, il a enseigné l’histoire à l’école et participé aux activités de diverses associations d'opposition. Homme de gauche, il est un blogueur influent et chroniqueur régulier pour les sites grani.ru et kasparov.ru.

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