Analyste et philosophe politique, Philippe de Lara se penche ici sur la complexité de la notion de « Sud global ». Le désenchantement croissant vis-à-vis de l’Occident qui s’observe dans plusieurs régions du monde ne signifie pas que les pays du Sud aient défini une position unie face à la Russie et la Chine, les principaux disrupteurs de l’ordre international. Selon l’auteur, les principes démocratiques demeurent plus mobilisateurs et plus efficaces que le modèle autoritaire.
Le déclin de l’Occident est à nouveau à l’ordre du jour. La drôle d’alliance entre la Russie et la Chine et le refus de nombreux pays du Sud de condamner l’invasion de l’Ukraine par la Russie seraient l’expression d’une perte d’influence des démocraties libérales, et de la montée en puissance d’un « Sud global » entraîné par les BRICS et particulièrement la Chine, qui l’incitent à rejeter la « mondialisation néolibérale » au profit d’autres modèles politiques. Certains vont même jusqu’à affirmer que l’invasion de l’Ukraine a mis au jour un isolement durable de l’Occident. La Russie de Poutine, malgré ses revers militaires, malgré ses crimes accablants, serait en train de réaliser son rêve de « désoccidentalisation du monde », c’est-à-dire un nouvel ordre international qui romprait avec la suprématie occidentale1.
Cet ordre, baptisé « multipolaire », se ramène en réalité au règne de la force désinhibée et à l’inflation des conflits de frontières. Qu’à cela ne tienne, cela n’empêche pas la « désoccidentalisation » de séduire un grand nombre de pays. Les démocraties libérales, déchirées par leurs contradictions culturelles, n’offrent plus un modèle triomphant, et le passif de « l’Occident global » (une autre expression favorite de Poutine) est accablant pour le reste du monde : des pays d’Afrique renouent, après des décennies d’indépendance, avec le ressentiment anticolonial, d’autres sont excédés par le manque d’égards (pays du Golfe) et le retrait, volontaire ou non, du gendarme américain (Soudan, Égypte), tandis que d’autres encore ont été victimes des errements de son hyperpuissance (Irak, Afghanistan). Enfin, certains pays pensent avoir atteint un degré de puissance économique ou stratégique (Brésil, Turquie) qui leur permet d’aspirer à une hégémonie régionale affranchie de la tutelle du G7. Le marxisme du tiers-monde, qu’on croyait enterré, refait surface et ranime de vieux liens avec l’ancien sponsor soviétique, jusqu’à l’Afrique du Sud, où ressurgit le tropisme prosoviétique de l’ANC du temps de la guerre froide. Last but not least, l’immense puissance de la Chine offre un pôle d’attraction irrésistible, fer de lance du basculement du centre du monde de l’espace euro-atlantique vers l’Asie.
L’opinion publique dans les pays pauvres est particulièrement réceptive à la promesse de désoccidentalisation. L’Occident est accusé de tous les maux de la terre. Ce sont les sanctions et non l’agression russe qui sont responsables de la crise alimentaire. Poutine est admiré parce qu’il tient tête à l’Occident. L’envahisseur de l’Ukraine passe pour un anti-impérialiste. La Chine est louée pour les infrastructures qu’elle a construites en Afrique, et on semble ignorer sa politique prédatrice : accaparement de ressources minières et de terres agricoles pour nourrir les Chinois, piège de la dette.
Dans une chronique récente, comme toujours pénétrante, Alain Frachon, relève que « le Sud global est divers et se comporte diversement, tantôt derrière le bloc sino-russe, tantôt avec les Occidentaux. À l’ONU, en septembre 2022, le Sud global a massivement voté contre l’annexion par la Russie d’une partie de l’Ukraine. » Mais il ajoute : « Il n’empêche : face à l’agression poutinienne, il y a, dans le Sud, un manque de solidarité politique, une absence d’indignation partagée, quand ce n’est pas purement et simplement la reprise de la propagande sino-russe (tout est, toujours, de la faute des Occidentaux). Pourquoi ? »2
Au moment de quitter Moscou le 22 mars 2023, Xi Jinping salua son « ami » Poutine avec ces mots : « Des changements géopolitiques sont aujourd’hui à l’œuvre dans le monde, des changements qu’on n’a pas connus depuis cent ans […], et quand nous travaillons ensemble, nous prenons la tête de ces changements. » « Je suis d’accord », répondit sobrement Poutine. Le récit (le narratif comme on dit) de la désoccidentalisation du monde est un baume pour la Russie qui, de puissance déclinante empêtrée dans une guerre infâme et ingagnable, se retrouve du bon côté de l’histoire et prétend se hisser au rang de partenaire égal du géant chinois. Dans la vision du monde de Poutine en effet, les piteuses performances des armées russes en Ukraine sont un point de détail en regard de l’ébranlement géopolitique planétaire dont la guerre d’Ukraine aura été le catalyseur.
Alain Frachon a touché juste en nous avertissant sur le ressentiment contre l’Occident dans les pays du Sud. Mais faut-il le greffer sur le récit global de la désoccidentalisation ? Si l’on prend un par un les faits qui accréditent ce récit et qu’on les additionne sans se demander s’ils sont cumulatifs ou non, on peut croire qu’ils dessinent une tendance lourde. Ajoutons-y une dose de pesanteur historique — voyez le déclin démographique de l’Occident, la croissance des BRICS, etc. —, et une pincée de haine de soi — l’Occident global est coupable, il n’a que ce qu’il mérite —, et voilà la désoccidentalisation irréversible, quel que soit le sort des armes en Ukraine. Pour être répétée par de bons esprits, l’annonce du déclin de l’Occident n’en est pas moins prématurée. Les signes qui semblent l’attester sont trop récents pour permettre d’inférer de l’ambiance du moment à une tendance durable. Le déclin de l’Occident pourrait bien durer ce qu’a duré le triomphe définitif de la démocratie libérale en 1989, l’espace d’un instant.
L’Occident, combien de divisions ?
Je commencerai par rappeler un fait contraire massif, et pourtant escamoté dans le tableau de la désoccidentalisation : le renforcement de l’OTAN. Renforcement moral autant que matériel. Non seulement deux pays importants, la Finlande et la Suède, ont décidé de rejoindre l’Alliance, mais celle-ci fait preuve d’une efficacité militaire remarquable et d’une solidarité sans faille pour défendre une démocratie attaquée. Il faut mettre au compte de l’efficacité militaire non seulement l’aide matérielle décisive apportée à l’Ukraine, mais aussi l’excellence organisationnelle et tactique de ce qu’on appelle les standards OTAN. Les succès de l’Ukraine sur le terrain ont démontré en effet l’unité et le courage d’un peuple, mais aussi la qualité du modèle de commandement, de coordination et d’intelligence tactique développé par l’OTAN, que l’Ukraine a su assimiler depuis des années, y compris dès avant 2014.
Si le découplage entre l’Europe et les États-Unis est toujours possible, la solidarité euro-atlantique apparaît aujourd’hui requinquée, mieux, rayonnante : elle a montré qu’elle tenait ferme sur des principes, quand la Chine et la Russie affichent leur mépris cynique du droit et de la parole donnée. Elle attire ce faisant le Japon et les démocraties de l’Indopacifique, non seulement comme atout sécuritaire, mais aussi par ce que j’aimerais appeler une cohérence morale.
Sur le plan du rapport des forces militaires, la supériorité de l’OTAN restera écrasante pour longtemps, compte tenu des destructions subies et des faiblesses révélées par l’armée russe. De plus, les sanctions et l’embargo sur les technologies de pointe frappent déjà et vont durablement handicaper la capacité de production et d’exportation d’armes de la Russie. C’est pourquoi il n’est pas évident que ses plus fidèles clients, à commencer par l’Inde, le resteront. Plus à l’est, la croissance militaro-industrielle de la Chine est à la mesure de sa puissance économique, mais un grand nombre de sous-marins nucléaires ne compense pas l’absence d’expérience de la guerre3.
L’Occident, et singulièrement l’UE, a fait preuve d’une unité et d’une résolution face à la guerre qu’on n’attendait pas forcément. Il a mis fin au désarmement à l’œuvre depuis 30 ans, au nom des « dividendes de la paix »4. Les démocraties, supposées consuméristes, affaiblies par leurs divisions et la perte de confiance envers les élites, et incapables de penser au-delà du très court terme, se sont mobilisées pour des principes : le droit international, mais aussi la liberté politique, « pour que le gouvernement du peuple, par le peuple, et pour le peuple ne disparaisse jamais de la surface de la terre »5. Ces principes ne sont pas seulement des « valeurs », ce sont des formes de vie concrètes qui sont menacées dans leur existence même par l’impérialisme russe. Pour l’instant, les Ukrainiens seuls font le sacrifice du sang pour ces principes. Mais l’admiration qu’ils suscitent pourrait bien réveiller notre langueur démocratique6.
Les contradictions au sein du Sud global
Alain Frachon le rappelle dans sa chronique, le désamour envers l’Occident observé dans le Sud global n’en fait pas pourtant un front uni. L’Inde, qui vient de détrôner la Chine au rang de pays le plus peuplé du monde, mène une Realpolitik subtile. Elle a refusé d’appliquer les sanctions et ne condamne pas l’agression russe, ce qui semble renforcer son tropisme pro-russe — en réaction à la fourniture d’armes par les États-Unis au Pakistan, ennemi héréditaire —, mais cela n’éteint pas son vieux conflit avec la Chine, sur ses frontières et sur mer. Jean-Sylvestre Mongrenier a souligné ici-même le niveau élevé de ces tensions : entre bien d’autres frictions, l’Inde entend s’opposer aux revendications maritimes chinoises dans l’océan Indien. Elle s’est pour cela rapprochée de l’alliance informelle de l’Indopacifique (États-Unis, Japon, Australie, États de l’ASEAN).
Les BRICS se veulent l’avant-garde du combat contre la « domination » occidentale, mais seront-ils capables d’entraîner durablement les pays pauvres dans cette croisade, tant leurs intérêts divergent ? Que l’ogre brésilien se compromette avec Poutine ne lui suffira pas pour se rallier les pays bolivaristes et péronistes d’Amérique Latine.
Le maillon le plus fragile du Sud global est sa clé de voûte, la Chine. L’ambition planétaire de Xi Jinping impressionne et inquiète, mais elle bute de toutes parts sur des dilemmes. L’alliance avec la Russie semble solide au plan des grandes idées stratégiques, beaucoup moins dans le détail : la Chine veut faire cesser la guerre rapidement, or Poutine ne veut rien entendre et est prêt à une guerre interminable, même sans victoire ; la Chine s’accommoderait volontiers de l’affaiblissement durable de la Russie — qui est le but de l’Ukraine et de ses alliés —, mais elle redoute son effondrement ; elle a des positions importantes en Iran comme en Russie, mais elle ne tient certainement pas à figurer en troisième larron de l’axe du Mal. Enfin, la « rivalité systémique » avec l’Europe et les États-Unis est une voie très étroite pour la Chine, ce qui en diminue la menace : elle ne peut pousser trop loin son hostilité envers l’Occident, de loin son principal client, au risque de perdre le moteur principal de sa croissance. Semblablement, elle doit veiller à sauver les apparences avec les pays pauvres qu’elle pille et pollue, sauf à apparaître comme un nouvel impérialisme. Plusieurs spécialistes analysent la dictature de Xi comme un retour du totalitarisme, d’autant plus radical que les technologies numériques permettent de réaliser le fantasme du contrôle total de la population. Ces analyses sont convaincantes, mais nous savons que les totalitarismes sont vulnérables du fait même de leur propension au remplacement de la réalité par une surréalité autodestructrice, à la surenchère de leurs objectifs au-delà du réalisable.
Le vieillissement de la population est un argument de poids de la thèse décliniste, car les tendances démographiques sont considérées comme les plus inexorables. En réalité, elles ménagent des surprises ou des effets connus des seuls spécialistes : la Chine vient d’entrer dans une phase de vieillissement et de baisse rapide de sa population, qui menace dès les prochaines décennies son modèle de croissance, tandis que l’Inde est devenue le pays le plus peuplé du monde, sans qu’on puisse dire si c’est une bonne ou une mauvaise nouvelle pour elle.
Qui veut vraiment réformer l’ONU ?
L’ONU a mauvaise presse. Elle est sur la sellette à la fois pour son impuissance face à l’agression russe, et parce qu’elle représenterait un ordre international dépassé et injuste, celui de la « domination occidentale ». Le blocage de l’ONU est en effet accablant : la composition du Conseil de sécurité et les règles d’exercice du droit de veto des membres permanents ne sont plus justifiables. Les pays du Sud global n’acceptent plus d’être exclus du groupe des membres permanents, et la Russie et la Chine ne manquent pas d’attiser ce mécontentement7. En septembre 2022, deux États importants se sont engagés devant l’assemblée générale à promouvoir l’ouverture du Conseil de sécurité à de nouveaux membres permanents issus de tous les continents, et la réforme du droit de veto. Je crains que beaucoup de lecteurs pensent spontanément qu’il doit s’agir de pays du Sud global, l’Inde, par exemple, ou le Brésil. Or il s’agit de la France et des États-Unis, qui ont proposé en des termes voisins d’ouvrir le Conseil de sécurité à de nouveaux membres permanents, « afin qu’il soit plus représentatif » (Emmanuel Macron), et de limiter le recours au droit de veto. Devant l’Assemblée générale, Joe Biden a invité les membres permanents du Conseil, « y compris les États-Unis », à « s’abstenir de faire usage de leur droit de veto, sauf dans des situations rares et extraordinaires, afin de garantir que le Conseil reste crédible et efficace ». La France a été plus précise : elle a proposé une réforme du Conseil « limitant le recours au droit de veto en cas de crimes de masse ». Jusqu’à présent, la France et les États-Unis ne semblent pas profiter de ces propositions en termes de popularité auprès des pays du Sud. On sait que la réforme du Conseil de sécurité est très difficile. Mais s’il existe un jour une coalition assez large pour décider cette réforme, les pays pauvres et les BRICS seront aux côtés de l’Occident.
La mauvaise foi du Sud global
Je voudrais terminer par un argument qui est peut-être le plus puissant contre la thèse de la désoccidentalisation du monde, bien qu’il s’agisse d’un argument moral — on sait que la morale en politique internationale suscite les sarcasmes des « réalistes », plus encore quand ils sont pro-russes. Les pays qui jouent la carte du Sud global contre l’Occident aux côtés de la Russie sont contraints, pour ainsi dire logiquement, d’ignorer, c’est-à-dire d’accepter tacitement, le crime d’agression commis par la Russie et le cortège de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et de crimes de génocide qui en est résulté. Or ces crimes ne sont pas des « bavures » qu’un pays peut faire semblant d’ignorer au nom de ses intérêts. On ne peut pas les considérer comme des dommages collatéraux inhérents à la politique internationale. Ils seront jugés d’une façon ou d’une autre. Pour l’instant, l’immoralité foncière de l’attitude d’un Lula ou d’un Xi Jinping est couverte par le brouillard de la guerre. Mais le Sud global et ses promoteurs seront un jour placés devant la responsabilité du choix du Mal. Leur mauvaise foi et leurs louvoiements face aux crimes et aux mensonges russes deviendront alors politiquement insoutenables, voire condamnés par la justice internationale8. Le réalisme dans les relations internationales ne peut se réduire en effet à l’acceptation cynique de la loi du plus fort : si la force joue un rôle indéniable et inévitable dans les relations internationales, il en va également de même pour les principes juridiques et éthiques. Le Mal absolu qu’incarne le rêve impérial de Poutine est en somme la démonstration expérimentale de l’effectivité des principes dans la vie internationale.
Maître de conférences à l’université Paris II Panthéon-Assas. Enseigne la philosophie et la science politique. Collaborateur régulier de Commentaire, chroniqueur au magazine Ukrainski Tyzhden. Ses travaux portent sur l’histoire du totalitarisme et les sorties du totalitarisme. A notamment publié: Naissances du totalitarisme (Paris, Cerf, 2011), Exercices d’humanité. Entretiens avec Vincent Descombes (Paris, Pocket Agora, 2020).
Notes
- Dans un article publié par erreur en mars 2022 et aussitôt retiré (il était censé paraître après la victoire éclair de la Russie en Ukraine), l’agence officielle Novosti déclarait : « La Russie n’a pas seulement défié l’Occident, elle a montré que l’ère de la domination occidentale mondiale peut être considérée comme complètement et définitivement révolue ». L’article a été récupéré et traduit par la Fondapol. On peut également le lire dans une autre traduction sur Desk Russie parue en même temps.
- Alain Frachon, « Une question devrait tarauder les Occidentaux : pourquoi le Sud ne se mobilise-t-il pas plus contre les aventures impérialistes de la Russie de Poutine ? », Le Monde, 4 mai 2023.
- Depuis son intervention armée au Tibet en 1950-1951, la Chine n’a pas mené de véritable guerre. Sa plus récente expérience de la guerre navale remonte à la première guerre sino-japonaise (1894-1895) et se solda par une défaite.
- Même les États-Unis, qui ont maintenu des budgets militaires considérables depuis 1991, sont atteints par le manque d’hommes et de stocks de munitions.
- Suivant la fameuse adresse de Gettysburg prononcée par Abraham Lincoln en novembre 1863. Ce principe qui, j’y insiste, ne réduit nullement au règne du droit, figure également à l’article 2 de la Constitution de la Ve république.
- La guerre d’Ukraine est entrée dans sa deuxième année, et on attend toujours le retournement annoncé des opinions publiques occidentales contre les risques et le coût du soutien à l’Ukraine.
- J’aimerais toutefois rappeler que, si la Cour pénale internationale (CPI) n’est pas un organe de l’ONU, elle est liée à l’ONU à plusieurs titres. Le traité international, dit statut de Rome, qui l’a instituée en 1998 stipule à l’art. 2 : « La Cour est liée aux Nations Unies par un accord qui doit être approuvé par l’Assemblée des États Parties au présent Statut, puis conclu par le Président de la Cour au nom de celle-ci. ». La délimitation de la compétence de la Cour, à savoir « les crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale » (art. 5) procède directement de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies en 1948.
- L’Afrique du sud, compromise avec la Russie, et même Israël, qui refuse toujours son aide militaire à l’Ukraine, seront également éclaboussés par le scandale lorsque les crimes russes seront jugés.