Ilya Kabakov rejoint le Futur

Le 27 mai 2023, le célèbre artiste conceptuel Ilya Kabakov est décédé dans sa maison à Mattituck (Long Island), aux États-Unis. L’historienne de l’art Olga Medvedkova rend hommage au plus célèbre des conceptualistes russes. Pour elle, « l’œuvre de Kabakov tend la main à toute une tradition philosophique, littéraire, picturale : cette tradition qui parle de l’homme réduit à rien, mais qui en prend conscience et brusquement, par le simple fait de ressentir cette douleur et cette humiliation, commence à résister, puis cherche à s’échapper. »

Le premier obstacle qui surgit devant celui qui écrit sur lui le lendemain de sa disparition est : comment définir son appartenance sinon nationale, du moins à un contexte, une tradition. Dans de nombreux textes qui lui sont consacrés, il est tantôt nommé artiste soviétique, tantôt post- ou ex-soviétique, tantôt russe, tantôt américain. L’on y ajoute artiste conceptuel. Et il le dit lui-même, en utilisant plutôt le nous générationnel et le passé : nous avons été artistes conceptuels. Certes, sa vie durant il conceptualise, comme seuls quelques artistes parmi ceux qui lui sont contemporains savent le faire, en incarnant le concept dans leur propre vie. Il conceptualise en incarnant le fait même d’être un artiste soviétique, puis post-soviétique, puis américain. Il se nomme également international, en cachant derrière le vertige de cette ambition sa judéité qui transparaît néanmoins grâce à cette ambition même, tout à fait dans l’esprit d’un autre Juif issu de l’ex-Empire russe, Emmanuel Levinas, osant un jour : « l’âme humaine est peut-être essentiellement juive ».

Né en 1933 dans une ville qui à l’époque s’appelle Dniepropetrovsk (jadis Ekaterinoslav, aujourd’hui Dnipro), dans la République socialiste soviétique d’Ukraine (alors une partie de l’URSS), Kabakov quitte sa ville natale en 1941, la veille de l’occupation allemande. La famille survit de justesse, s’installe à Samarkand. En 1943, l’enfant intègre l’École des beaux-arts auprès de l’Institut Repine à Leningrad. De là, en 1945, comme il est très doué, on l’envoie à Moscou à la meilleure école d’art, puis il intègre l’Institut Sourikov. Il y étudie auprès de Boris Dekhterev, artiste ayant fréquenté dans sa jeunesse les avant-gardes et s’étant réfugié ensuite dans l’illustration de livres pour enfants. C’est cette voie de survie artistique marginale que Kabakov choisit en se coupant pour ainsi dire en deux : en devenant le jour illustrateur de livres pour enfants, et créateur libre clandestin la nuit. Car en URSS, l’art fait partie du front idéologique, l’artiste est soumis à une censure omniprésente, perverse. Au début, sa peinture qui se veut libre se place dans le prolongement du post-impressionnisme russe du début du XXe siècle, sous l’étoile d’un artiste tel que Robert Falk qui, en 1928-1938, vit et travaille à Paris avant de rentrer à Moscou y apporter un vague parfum de modernité. Être moderne est alors interdit — la veuve de Falk conserve les œuvres de son mari chez elle et les montre aux jeunes artistes. Puis, avec un groupe d’amis dont Ülo Sooster, Oleg Vassiliev, Erik Boulatov, Viktor Pivovarov, Edouard Steinberg et Vladimir Yankilevsky, Kabakov ose désobéir et rejoindre la modernité artistique occidentale la plus brûlante. Il crée sa version de l’art conceptuel, cet art qui se met à distance de la vie et de l’art, de leur matérialité, de leur valeur esthétique, qui proclame la fin de l’art, remplacé par le concept, par le texte, par l’installation. Cela s’appellera plus tard l’art conceptuel de Moscou, ou encore le groupe du boulevard Sretensky qui, certes, n’est pas vraiment un groupe, mais les ateliers de Kabakov et de ses amis s’y trouvent, sous les toits des vieux immeubles.

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Ilya Kabakov. Photo : Ilya and Emilia Kabakov Foundation

Cet art qui est donc résolument non conformiste, cet underground clandestin qui tranche avec le réalisme socialiste, qui s’en moque, mais qui se moque aussi et surtout de cette vie soviétique, triste, carcérale, uniforme, est préjudiciable et frôle l’article 70 du Code pénal (introduit en plein Dégel, en 1960) : activité antisoviétique. Poursuivi par les autorités, cet art ne sort que rarement et en cachette de l’atelier. En 1967, Kabakov et ses amis organisent quelques expositions éphémères dans le café L’Oiseau bleu. Mais le mode d’accès privilégié à leurs créations reste l’amitié et la visite de l’atelier, ce qui entoure leur art d’une aura de mystère et ne le rend que plus désirable.

Je me souviens d’une amie à moi, un peu plus tard, dans les années 1970, qui voulant offrir quelque chose d’exceptionnelle à quelqu’un, organisa une visite à l’atelier de Kabakov. Moi-même, étudiante puis doctorante en histoire de l’art à l’Université de Moscou en 1980-1988, je ne pouvais que rêver d’y accéder. On en parlait, bien sûr, et je ne me souviens plus comment, mais on avait une idée assez claire de l’art de Kabakov, de ses albums, de ses Dix personnages, de ses séries graphiques consacrées aux habitants de l’appartement communautaire. J’ai été particulièrement frappée par l’histoire de Primakov, celui-qui-est-assis-dans-l’armoire, de ces petits textes écrits dans l’angle d’une feuille gribouillée de noir. De ces quelques mots qui trahissent la peur, écrits selon les règles de la calligraphie enfantine. C’est cet emplacement dans le coin et cette écriture, puis ce personnage de l’homme-mouche qui me serrait le cœur, et qui me faisait penser autant aux personnages de Gogol qu’à mes propres ancêtres, amis et parents, dont les vies étaient réduites à moins que rien, morts innocents. Mais je n’ai vraiment vu ces œuvres qu’à partir des années 1990, déjà en France, à commencer par l’exposition 52 Entretiens dans la cuisine communautaire, à Marseille et à Rennes en 1991 (suivie par la Cuisine communautaire présentée la même année à la FIAC par la galerie de Dina Vierny), à laquelle j’ai consacré l’un de mes premiers textes critiques publiés dans La Pensée russe.

Ainsi pour une historienne de l’art de ma formation et de ma génération, la véritable découverte de Kabakov, de ses œuvres créées à Moscou dans les années 1970-1980, commence vingt ans plus tard, quand Kabakov lui-même vit déjà hors d’URSS, d’abord en France, puis aux États-Unis. Pour le public occidental, cette rencontre a lieu un peu plus tôt, grâce à l’action des critiques d’art et des commissaires d’exposition européens, tels que Jean-Hubert Martin, qui l’exportent en douce, via les valises diplomatiques, et font connaître Kabakov en Occident à partir du milieu des années 1980. Quant aux Russes, ils ne rencontreront Kabakov qu’en 2004, à l’occasion de l’exposition Incident dans le musée et autres installations à l’Ermitage, et même encore plus tard, dans les années 2010, notamment en 2018, lors de l’exposition d’Ilya et Emilia Kabakov (à partir des années 1990, ils signent ensemble), On ne prendra pas tout le monde dans le Futur, présentée d’abord à la Tate Modern à Londres, puis à l’Ermitage de Saint-Pétersbourg, puis à la Galerie Tretiakov à Moscou. Cette chronologie composée de césures et de retards, d’avancées et de retours en arrière, est propre à l’histoire soviétique ; elle explique la réception mitigée de Kabakov en Russie. Il y est admiré surtout pour sa réussite, mais il dérange tout autant, car, dans les années 2010, les Russes ne veulent plus de cette triste vérité à propos de la vie soviétique. Ainsi, la critique Irina Mak peut accuser Kabakov d’exploiter les malheurs du passé. En 2018, dans son article Diagnostic : le traumatisme de Kabakov, elle écrit : « “La vie au foyer était horrible” est la phrase clé de Kabakov. À l’âge où se forme la personnalité, l’artiste ne connaît aucune autre vie. Et dans ses œuvres, il n’y a rien d’autre. Une plainte infinie à propos de ce passé terrifiant, voici ce qu’est l’art d’Ilya Kabakov, qui use de plusieurs avatars, mais qui ne parle au fond que de cette tragédie. La constance est appropriée dans une carrière d’artiste : le public est content de savoir à quoi s’attendre. » Qui plus est, poursuit-elle, le drame se vend mieux que le bonheur. Et elle termine par cette question : peut-on rejoindre le Futur en ne faisant que regarder en arrière ?

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« L’homme qui s’est envolé dans l’espace depuis son appartement » : installation de Kabakov // Centre Pompidou

Cette expression critique moscovite me semble symptomatique et pèche à double titre. Premièrement, ce qu’elle décrit comme le traumatisme de Kabakov est un traumatisme collectif ; c’est celui des centaines de millions de gens ayant vécu non seulement sous le régime soviétique mais bien au-delà, dans l’univers post-soviétique marqué du sceau de son héritage. L’essentiel de la catastrophe que la Russie engendre aujourd’hui se trouve précisément dans ce traumatisme soviétique et post-soviétique, traumatisme d’une population réprimée sur une très longue durée par un régime totalitaire corrompu. La compréhension de ce fait ne semble pas préoccuper les élites russes des années 2000-2010, lasses des choses tristes à propos d’elles-mêmes, surtout venant des siens qui vivent à l’étranger, ces mêmes élites avides pourtant de Benjamin ou de Sebald.

Deuxièmement, réduire Kabakov à l’expression du drame historique de l’univers soviétique signifie ne pas saisir le nerf de son œuvre. Car ses installations qui mettent en scène l’humiliation, la crasse et la misère de la vie soviétique, misère aussi bien matérielle qu’intellectuelle et morale, dépassent largement leur contexte et parlent de la misère dans laquelle toute vie, chaque vie, peut s’engouffrer dès qu’elle se réduit à la survie. Tel est, en effet, le contenu véritable du drame soviétique, le propos stratégique de ses pénuries, de cette privation entretenue, artificielle, qui séduit encore aujourd’hui certains critiques de l’Occident. Tel est son but ontologique : réduire la vie à la survie, priver la vie de tout ce qui la dépasse, restreindre l’être à presque rien, à l’état de non-être. Par ce sentiment de la servitude imposée, par cette conscience de la vie limitée, abrégée, amoindrie, soumise à la violence arbitraire, l’œuvre de Kabakov tend la main à toute une tradition philosophique, littéraire, picturale : cette tradition qui parle de l’homme réduit à rien, mais qui en prend conscience et, brusquement, par le simple fait de ressentir cette douleur et cette humiliation, commence à résister, puis cherche à s’échapper. C’est pour cette raison qu’il me semble si vain d’expliquer le phénomène (et le succès mondial) de Kabakov par son traumatisme personnel, même si ses installations les plus mémorables ont ce caractère ouvertement autobiographique. Si la réussite, l’accomplissement et l’efficacité de son art peuvent être clarifiés, c’est à travers l’évolution de la conscience vers la résistance, face à la réduction et à l’écrasement de l’individu. Cette résistance-ci, à la différence de l’entretien du malheur, plus elle est constante et mieux c’est. On le sent aujourd’hui. Il nous en faut face à ce qui se passe, il nous en faudra dans « le Futur ». Du Kabakov, il nous en faut, il nous en faudra plus que jamais.

Olga Medvedkova est historienne de l’art et écrivain bilingue, français et russe. Elle est directrice de recherche au CNRS. Elle est spécialiste en histoire de l'architecture, ainsi que de l'art russe. Elle est auteure de plusieurs livres en histoire de l’art et de textes de fiction, comme Réveillon chez les Boulgakov, Paris, TriArtis, 2021

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