Maria Stepanova : « Le train de l’histoire s’engage de nouveau dans un tunnel sombre »

Que peut faire un poète aujourd’hui, dans une situation où les mots sont impuissants à changer quoi que ce soit et où, d’autre part, ils semblent manquer ? Préserver la liberté d’expression, sans contrôle ni diktat, affirme Maria Stepanova, poétesse et romancière russe, lauréate du prix littéraire de Leipzig pour la Compréhension européenne, décerné en avril 2023. Selon l’autrice, l’avenir en Russie n’est « pas arrivé ».

Propos recueillis par Andreï Arkhangelski

Au cours des trente dernières années, la société russe — pas tout entière certes, une minorité, et même si c’était de façon discontinue et hésitante, en zigzag — avait tout de même progressé, et ce sentiment d’« avancée sur la voie du progrès » était malgré tout au cœur de notre motivation existentielle. Après le début de l’agression [contre l’Ukraine, NDT], nous sommes revenus au point de départ, aux alentours de 1984 — sinon en 1937. Quel enseignement en tirer pour nous tous, est-ce un nouveau rebroussement de la « roue de l’histoire » ?

À la fin des années 1980 et au début des années 1990, il nous a vraiment semblé que nous sortions, que nous étions sortis d’un couloir de catastrophes : nous allions commencer à vivre ! Quand soudain : « Attention, les portes se ferment », et le train de l’histoire, aussitôt après avoir passé une gare éclairée, s’engage de nouveau dans un tunnel sombre. Et de nouveau les portes sont condamnées ; tous les efforts, tous les espoirs et les très nombreux choix personnels que chacun d’entre nous a faits ne signifient finalement rien. Nous plongeons tous dans les ténèbres — et un jour, si l’un de nous a de la chance, il émergera dans la lumière et remerciera le destin de lui avoir accordé une telle aubaine. Cet état de non-sujet (nos choix ne sont pas déterminés par nous-mêmes, mais par la dénommée Histoire, le chaos mondial, l’univers) et ce mouvement en spirale, en cercle ou de balancier sont en fait extrêmement humiliants pour l’être humain. Il s’ensuit que nous ne décidons de rien. Comment est-ce possible, alors que nous nous considérions comme des unités autonomes ? L’impératif de paix, la résistance à l’idée même d’une guerre avec qui que ce soit fondaient toutes nos décisions — et la question semblait avoir été réglée de manière irrévocable par les générations précédentes, sans qu’il soit plus besoin de s’en soucier désormais : never again, n’est-ce pas ?

Aujourd’hui, cette assurance paraît naïve. Mandelstam a dit un jour à Nadejda Iakovlevna [son épouse, NDT] alors qu’elle se plaignait d’être malheureuse : « Mais qui t’a dit que tu devais être heureuse ? » Qui nous a dit que nous devions vivre heureux et en paix, comme si le mal n’existait pas, comme si le malheur n’existait pas ? Pendant tout ce temps, des malheurs et des catastrophes se sont produits, mais ailleurs. L’Irak, la Syrie, l’Afghanistan, le Rwanda… D’aucuns croyaient qu’en fermant les yeux et en restant assis dans son petit chez-soi le désastre passerait son chemin. Ça n’a pas été le cas.

Le train, le wagon, ce sont des espaces clos d’où l’on ne peut sauter en marche, tout en sachant qu’il n’y aura plus d’arrêts. On se rappellera ce vers de Galitch1 : « Notre train part pour Auschwitz, aujourd’hui comme chaque jour. »

À Berlin, à deux pas du lieu où nous sommes en train de parler, se trouve le mémorial Grunewald Gleis 17 — à l’endroit d’où des convois partaient pour les camps d’extermination, avec à leur bord une majorité de Juifs. C’est un lieu de mémoire honnête, qui ne cherche pas à passer pour une œuvre d’art. Un mémorial pur et simple. Des dates sont inscrites sur le quai : quand exactement les trains sont partis, pour quelle destination, combien de personnes ils ont emmenées chaque mois. Ces convois ont circulé jusqu’en avril 1945, date à laquelle, dit-on, l’issue était déjà claire. À ce moment-là, les déportés ne se comptaient plus en milliers ni en centaines : ils n’étaient plus qu’une quinzaine — il ne restait que quelques semaines avant la fin de la guerre, Berlin était bombardé, il y avait autre chose à faire que remplir les camps de concentration. Pourtant ces gens ont été parqués dans des wagons et envoyés à la mort, malgré tout. On comprend alors que tous ces trains étaient organisés, contrôlés par des individus. Il serait certainement plus facile pour nous tous aujourd’hui de penser à ces trains comme à une sorte de force impersonnelle, sans sujet. Malheureusement, ça ne marche pas comme ça. Que ce soit à l’époque ou aujourd’hui, tout est le fait d’individus.

Il nous a également semblé, au cours de ces trente dernières années, que « l’histoire était finie », que le pire de l’histoire humaine avait déjà eu lieu et que nous vivions dans la posthistoire. D’ailleurs, votre livre En mémoire de la mémoire confirmait, voire symbolisait cette impression. Une telle projection était-elle erronée ?

En effet, nous (qui est ce « nous » ? Considérons qu’il représente ceux qui se sont penchés sur l’histoire, sur le passé, sur la culture de la mémoire, ou qui s’y sont intéressés, soit un cercle assez large) sommes partis du principe que nous vivions plus ou moins dans le futur, dans une situation d’après la catastrophe. Et que toutes les forces intellectuelles de l’humanité devaient se consacrer à une seule tâche, chercher à faire le bilan du passé, de l’histoire avec ses catastrophes, et conserver, se rappeler, ne pas oublier, mémoriser tout ce qu’il en restait. Tout ordonner, tout expliquer, tout cataloguer ; construire des monuments, inventer des rituels, afin de prendre congé de l’histoire comme il se doit. Bien sûr, nous avons tous écrit des livres sur le passé — de quoi parler d’autre ? Je n’oublierai jamais qu’une fois, en tant que membre du jury d’un prix littéraire, je me suis fait un devoir de lire quelque quatre-vingts livres de prose. Sur ces quatre-vingts ouvrages, soixante-dix à peu près traitaient du passé. Je comprends très bien leurs auteurs, je suis comme eux. Mais au bout du compte, nous avons dilapidé nos forces à chérir le passé et nous avons cessé de croire dans l’avenir.

D’ailleurs, cela ne concerne pas que la Russie. J’enseigne en Europe et en Amérique. Il m’arrive de demander à mes étudiants, un peu comme un jeu, de citer un film récent, une superproduction qui montre une vision plaisante de l’avenir. Pas nécessairement une utopie radieuse, mais quelque chose d’acceptable, de supportable, qui n’inspire pas la peur. Mes étudiants sèchent, ils ne trouvent rien à citer. Chaque fois, quelqu’un finit par lever la main pour proposer un film qui fonctionne à tous les coups : Retour vers le futur. Retour vers le futur a été réalisé en 1985 ! Cela signifie que, depuis une trentaine d’années, toute la mécanique de l’imagination humaine, toute la superindustrie du cinéma n’a pas su ou n’a pas voulu nous présenter une version positive de l’avenir. En revanche, chaque année, toute une panoplie de dystopies — politiques, économiques, sociales, environnementales — sort sur les écrans. Autrement dit, sans même avoir eu le temps de percer leur coquille, les enfants comprennent déjà parfaitement que l’avenir, c’est effrayant, et que, si le passé peut l’être aussi, au moins on sait à quoi s’en tenir. Dès lors, le passé semble moins dangereux que l’avenir, on croit pouvoir en tirer des règles pour ne pas passer sous le prochain train de l’histoire. Il en résulte que nous filons à toute vapeur en sens inverse, en essayant de revenir à cette « histoire » — une fiction, bien sûr, une histoire inventée, car nous n’en avons pas d’autre en stock. Ce qu’elle est dépend uniquement des sources vers lesquelles nous nous tournons.

Il s’agit en tout état de cause d’une version améliorée du passé.

D’une version rectifiée. C’est de toute façon une version personnelle. Nous avons affaire dans tous les cas à un passé fantasmé, individuel ou collectif. Et ce à quoi nous assistons aujourd’hui est un fantasme à partir de motifs du passé — produit, je dirais, par une personne et son entourage, et reproduit « à l’échelle de tout un pays » — un fantasme qui s’est réalisé. L’invasion de l’Ukraine en février a eu d’emblée des caractéristiques, pour ainsi dire, personnalistes. C’est le fantasme de Poutine, qu’il a le pouvoir, les moyens et l’occasion d’accomplir non pas dans un jeu vidéo, non pas dans un rêve délirant au petit matin, mais sur le territoire de l’Europe, au prix de dizaines de milliers de vies humaines.

« Son insistance […] sur la perception poétique du monde », telle est la formule qui a été utilisée pour vous décerner le prix du livre de Leipzig 2023. Revenons-en à votre métaphore du train : est-il plus facile pour un poète — assimilable à un concentré d’individualité — d’échapper grâce au langage à l’étau d’acier de l’histoire et de s’envoler comme un ballon au-dessus du train en marche ?

Chacun sait que les poèmes sont une sorte de refuge, et ils peuvent être salvateurs dans certaines situations. Vous lisez un poème et il s’installe en vous. Ou peut-être, au contraire, vous installez-vous en lui. Si vous connaissez beaucoup de poèmes par cœur, vous pouvez vous y cacher. Y patienter, y reprendre votre souffle, emplir vos poumons. On peut aussi partager un poème avec quelqu’un — comme on le fait d’une tente ou d’une ration. Tout cela est vrai, même si ça a l’air un peu trop joli et pompeux. Malheureusement, nous savons aussi que les poèmes ne sauvent pas du tout ceux qui les écrivent. Je pensais justement à cela en rédigeant mon discours pour le prix de Leipzig, et je me suis souvenue de Harms2 : « Il faut écrire des poèmes de telle sorte que si vous les jetez par la fenêtre la vitre se brise. » C’est la pure vérité. Les bons poèmes sont performatifs, ils ont une densité, une gravité qui les rendent réels. Harms a écrit cela en 1940, et il est mort de faim au début de 1942 dans l’hôpital d’une prison…

Walter Benjamin a absorbé du poison à peu près à la même époque.

Et Tsvétaïeva s’est pendue à Elabouga. On pourrait continuer cette série. Comme l’a dit Auden, « Poetry makes nothing happen » [La poésie ne fait rien arriver]. Les poèmes ne forcent pas les choses à advenir. Ils ne changent rien. Ils sont une conversation du langage avec lui-même au sein d’un espace clos. C’est pourquoi, lorsque j’y réfléchis, je ne cesse de penser à quel point ils sont insuffisants aujourd’hui. Mais cette question peut être examinée autrement. En dehors de leur merveilleux gazouillis versifié ou non, les poèmes ont pour principale fonction de façonner le langage. Ils parlent la langue d’un futur proche ou lointain. Les poèmes que Mandelstam a écrits pendant son exil à Voronej semblaient si sombres à ses contemporains qu’ils devaient faire un effort pour comprendre ce qu’il voulait dire. Et lui répondait : « Ma pensée est faite de chaînons manquants. » Résultat, quatre-vingts ans plus tard, un lycéen d’aujourd’hui lit Mandelstam et comprend tout ou presque. En quatre-vingts ans le texte n’a pas cessé d’être actuel — en outre, il est soudain devenu plus limpide encore : entre-temps, la langue que parle le texte a su atteindre à l’universalité. Les poèmes ont une fonction hygiénique envers la langue. L’hygiène ne consiste absolument pas à conserver une norme linguistique imposée par une instance supérieure : « appeler le café comme ceci » et prendre de haut quiconque le boit sous une forme incorrecte. L’hygiène, c’est quand, à l’inverse, la poésie assouplit la langue, libérant des contre-allées supplémentaires. Des options supplémentaires. En ce sens, les poèmes d’aujourd’hui œuvrent contre Poutine, contre les autorités russes actuelles. Contre l’engourdissement et la mort que ceux-là confèrent à la langue. Les poèmes, au cours de l’écriture, signalent qu’un autre monde est possible : un monde différent de ce qu’il est aujourd’hui.

Le vers « Et nous te garderons, langue russe » d’Akhmatova [extrait de « Courage » (1942), NDT] me vient également à l’esprit. Garder la langue russe libre, sans censure, est une véritable gageure pour un intellectuel aujourd’hui.

Oui, et j’ajouterai une apostille : cette tâche n’est pas réservée à un intellectuel ayant un passeport russe en poche. Parce que la tristement célèbre « annulation de la culture russe » se profile devant nous tous. Bien sûr, il ne s’agit pas d’une annulation littérale, avec laquelle les médias pro-Poutine aiment à nous faire peur — c’est leur sujet favori —, mais d’une annulation mentale, qui se produira imperceptiblement et objectivement par nécrose et corrosion de la langue. La seule chose que nous puissions faire est de séparer la langue et la culture russes du régime actuel, de l’État. Aujourd’hui, grâce à un nouveau groupe d’émigrés de Russie, la langue se sépare déjà d’un territoire donné, devenant celle de la diaspora — et ce russe de l’émigration devrait avoir des caractéristiques nouvelles. C’est une bonne chose : personne ne pourra lui imposer de l’extérieur des normes, des règles de conduite, le mettre en conserve ou l’exposer dans un mausolée, dans un cercueil en cristal. Il me semble que « garder la langue russe » ne peut revenir qu’à lui donner enfin libre cours. Laissons notre langue vivre là où elle veut, laissons-la se mêler aux autres idiomes. Laissons-la siffler, gazouiller, produire des néologismes — s’angliciser, se germaniser, s’arabiser. C’est ce qui arrive aux langues qui veulent rester vivantes. Et cette fois il ne s’agira pas de l’imposer, pas plus qu’il ne s’agira d’expansion ni d’invasion — ce sera… un russe errant. Un russe errant à travers le monde. Une des nombreuses langues du monde.

Un jour que j’étais en compagnie de Suisses, pour s’amuser ils ont dit la même phrase chacun dans son dialecte. On ne saurait imaginer que cela puisse se produire au sein d’une même langue. Une telle richesse, une telle différence — et cette magnifique capacité qu’ont les gens à ne pas en faire un problème, un big deal. C’est drôle, c’est super — et ça existe. La faculté d’être divers, distincts, leur est simplement donnée dès le berceau. C’est la même chose en Italie, par exemple. En Allemagne, on a le dialecte berlinois, le dialecte de Cologne, le dialecte bavarois ; des journaux sont publiés et des pièces de théâtre sont écrites dans ces dialectes. Et cela n’interfère en rien avec ce que l’on appelle le haut allemand. Pourquoi cela ne nous est-il pas arrivé ? Pourquoi, sur le vaste territoire russe, n’y a-t-il pratiquement pas de dialectes ? Chez nous, on a établi de façon autoritaire une unique norme linguistique (sur le modèle de la réforme de la langue française à la fin du XVIIIe siècle), puis les empires russe et soviétique ont considéré cette langue unifiée comme leur pré carré. Nous avons hérité de cette norme — et, avec elle, de la nécessité de choisir entre développement et conservation de la langue. Un russe homogène, immuable, invariable, qui ne fait aucune distinction entre les régions, les peuples, les villes. « Il doit en être ainsi. » Je pense que notre tristement fameuse absence de liberté a également pris racine là-dedans, entre autres. Et cela a des conséquences désastreuses.

Les reproches d’impérialisme faits à la culture russe sont, d’une certaine manière, justes. Il est vrai qu’elle a été créée dans une large mesure par des personnes qui avaient une expérience coloniale. Mais, si l’on cherche une figure totalement irréprochable, ressurgit tout à coup ce même Harms. Il faut dire que, si étrange que cela puisse paraître, Harms résonne encore plus souvent de nos jours qu’avant la guerre. Comme si tout le monde se raccrochait à lui comme à la dernière planche de salut. De plus, exprimer l’absurdité glaçante de ce qui se passe est plus facile avec le concours de Harms. C’est révélateur : aujourd’hui, seuls justement Harms, d’une part, et Beckett et Kafka, d’autre part, nous aident à ne pas devenir fous.

La formule est bien trouvée. J’y réfléchis sous un angle légèrement différent : peut-être que Harms et Vvedenski3 sont bien davantage nos contemporains que leur aînée Akhmatova. Ou même que leur cadet Brodsky. Il n’est pas question ici de comparer leur mérite. Cela découle plutôt de la situation dans laquelle nous sommes tombés. Mandelstam a publié un article intitulé « La fin du roman », dans lequel il écrit que la fiction n’a plus de poids, de sens ni d’intérêt pour le lecteur. Car nous avons très bien compris, à l’époque des catastrophes et des morts en masse, que l’homme ne détermine plus sa biographie. Toute biographie devient une biographie type — et, comme on disait dans les années 1990, « disparaît pour faire un compte rond ». Il n’y a plus de biographie personnelle. Et s’il n’y a pas de biographie, il n’y a pas d’intrigue à construire. Il n’y a pas d’auteur à qui revient le choix de faire mourir ou pas Mme Bovary. Il n’y a pas d’auteur qui décide de l’avenir de Natacha Rostova. Aussi, selon Mandelstam, ce qui s’avère important, c’est le genre qu’aujourd’hui nous appelons « non-fiction ». La littérature de la vie réelle, où ce qui importe n’est pas l’intrigue, mais quelque chose d’autre. Ce qui importe, c’est que ce soit arrivé à quelqu’un dans la réalité. C’est l’une des façons de faire face au tourbillon de l’histoire.

La deuxième voie est celle que Beckett et Kafka (et Harms, oui) ont choisie. Nous nous trouvons dans une situation où tous les liens entre les objets sont aléatoires ou arbitraires. On peut supposer qu’une volonté extérieure les sous-tend, mais nous sommes incapables d’en déchiffrer la logique. Et à cet égard, la littérature du monde entier fait à peu près la même chose depuis la Première Guerre mondiale. Oui, il y a eu une conflagration (le mot sonne désormais différemment — ce n’est plus une métaphore, mais tout ce qu’il y a de plus réel) ; il y a eu un mouvement, un déplacement de l’axe historique. Tout s’est figé, s’est immobilisé en vol. Désormais on ne peut plus travailler qu’avec des fragments. Des éléments de l’ancien système, qui sont endommagés, dispersés, désintégrés. Nous savons qu’ils faisaient autrefois partie d’un tout — et que ce tout ne sera plus jamais le même. Mais à partir des fragments de ce tout, nous pouvons composer un autre système, dans lequel les anciens éléments seront présents sous d’autres conditions, articulés autrement. Dans la littérature russe, ce sont sans doute, pour la poésie, Harms et Vvedenski qui ont travaillé à cela de la manière la plus précise, Dobytchine pour la prose et Platonov d’une manière très différente.

Ce que ces auteurs ont écrit ne cessera jamais d’être actuel, et c’est triste. Il est pourtant d’usage de s’en réjouir, mais voilà : depuis, rien de nouveau ne nous est arrivé. Comparons avec la littérature anglophone du XXe siècle. Des Eliot, Yates, Cummings. De grandes personnalités, une poésie géniale — mais nous sommes bien conscients qu’il s’agit de poèmes écrits à une époque lointaine, qu’il y a une distance entre eux et nous. Et cette idée est juste. Avec les poèmes russes, on a le sentiment, comme il y a cent ans, de baigner dans le même aquarium culturel — d’où, au cours d’une conversation sur le destin autour d’une tasse de thé, on extrait soudain un vers de Mandelstam, et tout le monde a l’impression qu’il a été écrit hier, qu’il n’y a rien à y ajouter. Parce que rien n’a changé. Et ce passé non surmonté, non dépassé, est une chose plutôt effrayante et triste.

Le critique Igor Gouline écrit : « Maria Stepanova ne parle pas pour elle-même, mais au nom des autres » ; les critiques font remonter votre révolution poétique aux alentours de 2014. Mais aujourd’hui, je crois que nous nous trouvons dans une situation qui nous demande de renouer avec un autre registre — le silence du deuil. Parler au nom du mutisme lui-même, du mutisme de la honte, est-ce possible en poésie ?

Je ne suis pas sûre que ce soit possible. En ce qui me concerne en tout cas. Il me semble que ceux qui pensent, qui écrivent en russe, qui sont liés à la Russie d’une manière ou d’une autre, ressentent une chose : nous avons perdu la possibilité de ne représenter que nous-mêmes. De parler en notre nom et seulement en notre nom. Parce que toi, moi, vous, nous sommes désormais avant tout des Russes — indépendamment de notre nationalité, de nos origines ethniques ou de notre langue ; même si « nous » nous sommes installés en Allemagne ou aux États-Unis en 1978. Cela ne change rien. Désormais, nous appartenons tous à la multitude de ceux qui ont commis, qui ont fait ça.

Je suis née en 1972. J’ai connu les rassemblements des pionniers, les slogans, les attestations politiques et l’admission au Komsomol — tout ce ballet comique. Et dès mon plus jeune âge, j’ai été très proche, trop proche même, d’une logique de non-affiliation. Je n’adhère à rien, je ne suis membre d’aucun parti. Je ne suis la représentante de rien — ni de la majorité ni de la minorité. Je parle en mon nom propre. Brodsky le résume très précisément dans son discours du prix Nobel, qui commence ainsi : « Pour une personne privée, pour quelqu’un qui toute sa vie a préféré sa condition privée à tout rôle public… » Et ainsi de suite : « … si l’art enseigne quelque chose, c’est le caractère privé de l’existence humaine. » Je l’ai toujours très bien compris. Et c’est pour moi une réaction psychosomatique plutôt qu’une autodétermination politique. Il s’ensuit que je n’ai jamais eu l’intention de représenter la littérature russe ou, Dieu m’en garde, l’État russe ou toute autre communauté imaginaire. J’ai défendu la possibilité de parler en mon nom propre. En mon nom et pour mon compte. Pendant un certain nombre d’années, j’ai réussi à le faire. Ça ne m’est plus possible aujourd’hui, et je pense que ça ne le sera jamais plus. Quoi que j’écrive maintenant — sur les papillons, les moulins à vent, tout ce qu’on veut —, ce sera perçu d’une manière ou d’une autre comme un texte créé dans la langue de ceux qui ont fait ça. Et il faut vivre avec, tant bien que mal. En d’autres termes, il serait assez facile de pointer du doigt les « mauvaises personnes » qui sont là-bas, alors que moi je suis impeccable, j’ai pensé et agi comme il fallait, j’appartiens donc maintenant à une communauté différente, une communauté éclairée, et je peux librement, gratuitement, juger ces personnes de l’extérieur, les juger autres. Non, ce n’est comme ça malheureusement. Il faut assumer une part de la culpabilité collective et essayer de vivre et travailler avec ça. Si possible. Et de trouver de nouveaux principes d’existence dans la langue.

Comment ?… Je l’ignore, je n’écris pas de poésie actuellement. Je ne sais pas si c’est du mutisme. Le mutisme, c’est Paul Celan, par exemple. Le mutisme, c’est une façon de passer à travers le non-dit. Et de faire en sorte que le silence se définisse dans le texte que vous écrivez. Mais nous ne pouvons pas nous comparer à Celan, n’est-ce pas ? Un poète ou une poétesse d’Ukraine le peut. Nous, nous sommes une partie de cette multitude dont la langue est devenue un instrument de violence. C’est un mutisme d’un tout autre ordre. Une autre horreur. Que faire alors ? Un poète russe ne peut pas décrire Boutcha. Ce serait s’approprier, utiliser la souffrance d’autrui pour faire quoi… écrire un texte ? Nous ne pouvons que mentionner Boutcha, et encore, je ne vois pas vraiment comment. J’ai écrit quelques poèmes l’été dernier, mais je ne suis pas tout à fait sûre que ce soient des poèmes. Peut-être ont-ils une signification en tant que témoignages, comme des inscriptions sur un mur. Mais, en les écrivant, je me suis heurtée à un problème, celui de l’agent. Du sujet du discours — la réponse à la question « qui parle », qui est le « je » qui parle. Un de mes poèmes commence par : « Quand nous dormions, nous bombardions Kharkov ». Voilà ce « nous » dual et bipolaire qui, simultanément, a honte et tue, veut disparaître sous terre et mange des brochettes au soleil à la datcha. Tout cela en même temps. C’est une situation à laquelle on ne sait pas faire face. Je ne la comprends pas encore.

Dans le même temps, un grand nombre de poèmes ukrainiens brillants et implacables sont apparus en ligne, dans l’air ambiant. Qu’en pensez-vous ? Les considérez-vous comme une chronologie de la douleur ?

Je pense que c’est extrêmement important, et je m’y intéresse parce que les poètes ukrainiens ont actuellement quelque chose que nous n’avons pas. Et que nous ne pouvons pas avoir. Nous sommes dans un état d’insécurité absolue, d’auto-annulation. Nous n’avons même pas besoin d’être annulés (cancelled), nous le faisons très bien nous-mêmes. Mandelstam pensait, et il est intéressant d’y réfléchir, que « la poésie est conscience de son bon droit ». Que ce soit vrai ou pas, reste qu’aucun de nous n’a conscience de son bon droit aujourd’hui. Nous avons seulement conscience d’avoir tort. La question de savoir ce que l’on peut faire avec ce sentiment, si tant est que l’on puisse en faire quelque chose, reste ouverte. La poésie a toujours eu un rôle particulier en Ukraine. Aujourd’hui, on en est même arrivé au point où n’importe quelle ligne écrite, n’importe quel texte, tout acquiert la force d’un témoignage définitif. Et cela ne s’arrête pas là. De grands poèmes sont écrits en ukrainien. Je lis actuellement les textes que Marianna Kiyanovska4 a composés au cours de ces derniers mois. Ce sont des poèmes saisissants — ils seront lus dans cent, deux cents ans, c’est une langue pour l’éternité. Mais c’est l’auditoire et son écoute qui les rendent possibles. En Ukraine, la poésie a occupé dès l’origine une place plus importante. Je ne parle pas des immenses figures culturelles, telles que Serhiy Jadan qui remplit les stades. En Russie, le public d’une soirée de poésie, c’est vingt-cinq personnes, cinquante, avec un peu de chance. Le retentissement n’est pas du tout comparable. Et si nous partons du principe qu’un poème, après avoir été entendu et lu, ouvre dans la conscience du lecteur des espaces pour l’avenir, alors l’Ukraine réalise son avenir dès à présent.

Quant à moi, je n’écris pas de poésie en ce moment, comme je l’ai dit ; je termine doucement un roman que j’ai commencé au début de la pandémie et que j’ai abandonné plusieurs fois, parce que la roue de l’histoire a pris un virage si brutal qu’il m’a fallu réarranger les fondations sur lesquelles j’essayais de bâtir la structure. Je pense que ce texte m’aide en quelque sorte à m’accrocher. La prose a ce pouvoir étonnant. En poésie, il faut attendre qu’une forme invisible, aérienne, émerge dans votre tête, une forme que vous devez remplir de mots, comme un puzzle à assembler, puis développer, comme une pellicule photographique. En prose, la volonté est toujours un élément important. Vous savez que cela doit et peut être écrit. On y entre comme on entre dans une autre pièce, et le temps s’arrête. Ce temps-là vous laisse seul avec le texte, avec la langue — et avec l’histoire d’une autre personne, qui est très proche de la vôtre. Cette possibilité est un véritable cadeau. Toute ma vie, j’ai cru que je n’écrirais que de la poésie. Mais la prose obéit à des lois différentes — et pour quelqu’un dont l’existence est parfois extrêmement douloureuse, la prose devient une lucarne que l’on peut entrouvrir.

Traduit du russe par Ève Sorin

Version originale

Andreï Arkhangelski est journaliste russe. Il a été chef du service culturel du magazine Ogoniok. Il a travaillé à Moscou pour de nombreux médias dont Kommersant, Colta et Republic. Ces dernières années, il écrit surtout sur le naufrage moral de la société et de la culture russes. Il fait une série d'entretiens avec d'autres intellectuels pour Radio Svoboda (service russe de Radio Liberty).

Notes

  1. Alexandre Galitch (1918-1977) était un poète-chanteur ; son œuvre le fit expulser d’URSS. [Toutes les notes sont de la traductrice.]
  2. Daniil Harms (1905-1942) était un poète moderniste, représentant des mouvements d’avant-garde.
  3. Alexandre Vvedenski (1904-1941) était un poète et dramaturge, proche de D. Harms et, comme lui, représentant des mouvements d’avant-garde ; il est mort peu après sa seconde arrestation.
  4. Marianna Kiyanovska est une poétesse et traductrice ukrainienne, née en 1973 dans la région de Lviv ; son œuvre a été récompensée par de nombreux prix.

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