Comme tant d’autres prisonniers politiques du régime de Vladimir Poutine, Alexeï Navalny souhaite aussi, à travers les textes qu’il parvient à faire publier, lutter contre l’oubli auquel entend le condamner le Kremlin dans le contexte de la guerre d’invasion russe en Ukraine. Ses partisans ne s’y sont pas trompés, qui ont organisé le 4 juin dernier, jour du 47e anniversaire de Navalny (le troisième qu’il passe en prison), des rassemblements de soutien dans 140 villes de 50 pays : un moyen de rappeler ce que Navalny incarne, l’opiniâtreté, le courage et l’humour. Son journal de prison continue de l’illustrer avec éclat, malgré les conditions de survie drastiques en cellule disciplinaire et alors même que s’est ouvert contre lui un nouveau procès, aux chefs d’accusation aussi graves qu’extravagants.
26 mai
« Eh bien, tu en as fait de belles, Alexeï, tu en as commis des crimes », me suis-je dit en regardant les énormes volumes de l’acte d’accusation.
Oui, le parquet général m’a officiellement remis 3 828 pages exposant les crimes que j’ai commis alors que j’étais déjà en prison. Le procès s’ouvrira le 31 mai [il s’est finalement ouvert le 19 juin, NDT].
Cependant, bien que le format des volumes montre clairement que je suis un criminel ingénieux et acharné, je n’arrive pas à y trouver ce dont on m’accuse exactement.
D’ordinaire, on transmet à un type normal l’acte d’accusation en lui demandant de s’asseoir et de le lire.
Or l’administration de la colonie pénitentiaire me l’a confisqué, parce que c’est un objet interdit en cellule disciplinaire. Une tasse (quantité : 1 pièce) et un livre (1 pièce) figurent sur la liste, mais pas un acte d’accusation. Et le fait que vous soyez jugé, que vous encouriez jusqu’à trente ans de prison et que vous souhaitiez comprendre ce dont on vous accuse et sur quelles preuves c’est étayé, tout le monde s’en tamponne.
« Condamné Navalny, on vous a donné un livre ? Eh bien, restez assis à bouquiner, vous saurez de quoi vous êtes accusé lorsque le verdict contre vous sera prononcé. »
29 mai
Il y a parfois de chouettes coïncidences. Récemment, j’ai décidé d’en savoir plus sur le Watergate, l’un de ces événements dont tout le monde sait tout, mais auquel il suffit de commencer à s’intéresser pour s’apercevoir qu’on ne sait pas tout et qu’on n’est pas vraiment au courant. J’ai donc demandé qu’on m’envoie deux super livres, écrits par les plus célèbres journalistes d’investigation du XXe siècle, dont les noms apparaissent sur la première ligne de n’importe quel texte consacré au Watergate : Carl Bernstein et Bob Woodward, All the President’s Men et The Final Days.
Il est toujours d’usage de dire de ce genre de livres : « Je les ai lus », même si souvent on n’en a rien fait, on a seulement vu les films. Pourtant, ça en vaut vraiment la peine.
Et j’ai passé quelques jours très agréables dans le quartier disciplinaire. Cela permet d’être totalement absorbé par la lecture (à part les murs et les livres, il n’y a rien) et d’y réfléchir. Je me suis inquiété avec les auteurs, j’ai ri et débattu avec eux, j’ai appelé des sources et j’ai appris qui vivait où et qui aimait Rachmaninov. Pendant ces quelques jours, ils m’ont paru être des membres de ma famille.
À peine avais-je terminé leurs ouvrages que j’ai vu la nouvelle : Woodward et Bernstein allaient participer à une conférence réunissant des journalistes d’investigation à Londres. La responsable de notre propre service d’investigation, Maria Pevtchikh, s’y exprimerait également. Bien entendu, je l’ai priée de les saluer de ma part et de leur dire que je venais de lire leurs livres. Et elle l’a vraiment fait ! Ils m’ont même écrit un mot !
Pevtchikh raconte qu’ils l’ont rédigé tous les deux et qu’ils se sont disputés trois fois en l’écrivant. C’est encore plus sympa : je sais bien que ça se passe toujours comme ça quand ils écrivent ensemble ! Merci, Carl et Bob !
30 mai
« Si au Kremlin on célèbre Pourim,
C’est que la Troisième Rome menace ruine ».
Ne vous fâchez pas, je ne me suis pas mis à écrire des poèmes antisémites, en proie au délire à force d’être tout le temps enfermé en cellule disciplinaire. Ce sont les paroles d’une chanson que l’on diffuse à tous les détenus plusieurs fois par jour dans le cadre du « travail éducatif ».
En théorie, l’idée principale de la prison ou du camp, ce n’est pas de punir, mais de réformer les criminels. C’est pourquoi la peine est qualifiée de CORRECTIONNELLE. Afin de réformer les criminels, on mène avec eux un travail éducatif, c’est même ce en quoi consiste la fonction première de l’ensemble du système carcéral.
En pratique, c’est une fiction monumentale. Tout le travail éducatif se résume à regarder des clips de « prévention de l’extrémisme » et à écouter de la musique patriotique. Et la sélection est prodigieuse.
Cinq fois par jour, on me raconte que célébrer la fête juive de Pourim est un signe de guerre imminente. Cinq fois par jour, on m’annonce avec détermination que nous ne laisserons pas « nos sœurs baptisées / être chez eux des Salomé » (il s’agit d’une reprise, en réalité la version originale emploie un autre mot [« des strip-teaseuses », et non « des Salomé », NDT]). Plusieurs fois par jour, on passe (ce n’est pas une blague) « Où commence la Patrie » interprété par Jirinovski [chanson soviétique de 1968, extraite du film Le Bouclier et le Glaive, et initialement interprétée par Mark Bernes, NDT]. Mais mon morceau préféré, lui aussi diffusé en boucle, parle de Choïgou et de l’« opération militaire spéciale », et ses paroles sont les suivantes :
« Quand à Moscou les généraux font le point
Des nouvelles victoires, champagne à la main,
Nos gars meurent pour la Russie,
Le sourire aux lèvres, sans pitié pour l’ennemi ».
Cette chanson s’inscrit parfaitement dans le contexte de la guerre, laissant entendre que la direction du service fédéral d’application des peines se rallie pleinement à l’évaluation qu’Evgueni Prigojine a donnée des talents militaires du ministre Choïgou :
« Tombés dans une embuscade, nos gars
Ont survécu aux rafales d’artillerie,
L’état-major est dirigé par un rat,
Dommage qu’on n’ait pas mis la main sur lui ».
Je dis aux matons : « Vous écoutez au moins ce qu’on passe dans la “zone” ? Vous allez vous-mêmes finir emprisonnés pour extrémisme. » Naaan, qu’ils répondent, tout est en règle, le travail éducatif repose sur des instructions méthodiques.
En fait de travail éducatif, on nous enfonce dans le crâne que ceux qui fêtent Pourim sont des malfaisants qui complotent des horreurs contre notre chère Russie.
2 juin
Quand on est en cellule disciplinaire sans beaucoup de distractions, on peut s’amuser à écrire à l’administration carcérale. Quelques réponses de la colonie pénitentiaire IK-6 à mes requêtes :
- « En réponse à votre demande, nous vous informons que, non, deux paquets de tabac, une bouteille de bière et une balalaïka ne peuvent vous être remis dans le quartier disciplinaire. »
- « En réponse à votre demande, nous vous informons qu’un nunchaku et une perche ne peuvent vous être remis en cellule disciplinaire. »
- « En réponse à votre requête, nous vous informons qu’il ne peut être satisfait à la demande de fourniture d’un mégaphone au déséquilibré de la cellule située en face de la vôtre pour qu’il puisse hurler encore plus fort. » [Voir l’entrée du 22 décembre 2022 du journal, NDT.]
- « Le kimono et la ceinture noire que vous avez demandés ne peuvent vous être remis en cellule disciplinaire. »
- « En réponse à votre demande concernant la remise d’un 10e dan de karaté à votre codétenu qui a tué un homme à mains nues, nous vous informons que la question de l’attribution de grades en arts martiaux ne peut être examinée par l’administration de l’établissement. »
- « En réponse à votre demande concernant la fourniture d’un fauteuil de massage à votre chef d’unité pour le soulager du stress, nous vous informons que nous ne disposons pas de fauteuil de massage. »
- « Nous ne pouvons pas vous communiquer le nom des chiens de garde » (on m’a également expliqué de vive voix que si je connaissais le nom des chiens je pourrais faire ami-ami avec eux et en profiter pour m’évader).
- « En réponse à votre demande de renseignements sur la nécessité d’une autorisation pour garder un hanneton en cellule, nous vous informons que ledit insecte appartient au règne animal et qu’il ne peut vous être remis. »
- Le plus grave et le plus révoltant — mais je n’en resterai pas là : selon le règlement intérieur, un prisonnier peut détenir un animal si l’administration le lui permet. J’ai demandé officiellement que l’on me délivre l’autorisation de garder un kangourou. On me l’a refusé « attendu que le kangourou est un marsupial du sous-ordre des diprotodontes, qui sont interdits dans le quartier disciplinaire ».
Je continuerai à me battre pour mon droit inaliénable d’élever un kangourou.
4 juin
Aujourd’hui, c’est mon anniversaire. À mon réveil ce matin, je me suis dit pour plaisanter que j’avais ajouté le quartier disciplinaire à la collection des lieux où j’ai fêté mon anniversaire. Puis, comme beaucoup de gens ayant atteint un certain âge (47 ans aujourd’hui, c’est dingue), j’ai réfléchi à ce que j’avais réalisé cette année et à mes projets pour la suivante.
Mes réalisations ne sont pas considérables, et c’est le psychologue de notre colonie pénitentiaire qui les a le mieux résumées ces jours-ci. Selon la procédure, avant d’être placé en cellule disciplinaire, on est examiné par un médecin (va-t-on tenir le coup ?) et un psychologue (va-t-on se pendre ?). Après la consultation, le psychologue a dit : « C’est la seizième fois que nous vous mettons en cellule disciplinaire, et vous continuez à plaisanter, vous êtes de bien meilleure humeur que les membres de la commission. » C’est vrai, mais le matin de son anniversaire, il convient d’être honnête avec soi-même, et je me suis posé la question suivante : suis-je vraiment de bonne humeur ou est-ce que je me force à l’être ?
Ma réponse : je le suis vraiment. Pour sûr, à quoi bon le cacher, j’aimerais ne pas me réveiller dans cette taule aujourd’hui, et prendre le petit déjeuner avec ma famille, recevoir une bise de mes enfants, déballer mes cadeaux et me dire : « Ouah, c’est exactement ce dont je rêvais. » Mais la vie est ainsi faite que le progrès de notre société et un avenir meilleur ne sont possibles que si un certain nombre de gens sont prêts à payer pour le droit d’avoir des convictions. Plus ces gens sont nombreux, moins le prix à payer par chacun est élevé. Un jour viendra forcément où dire la vérité et défendre la justice en Russie sera banal et sans risques.
En attendant que ce jour advienne, je ne considère pas ma situation comme une lourde charge ou un fardeau, mais simplement comme un travail à effectuer. Dans tout travail il y a une part désagréable, n’est-ce pas ? Je réalise en ce moment la part désagréable de mon travail préféré.
Mon projet pour l’année écoulée consistait à ne devenir ni acerbe ni brutal et à ne pas perdre ma décontraction — ce serait le début de la défaite. Et si j’y ai un peu réussi, c’est seulement grâce à votre soutien.
Comme toujours, à l’occasion de mon anniversaire, je tiens à remercier toutes les personnes que j’ai rencontrées dans ma vie. Les bonnes de m’avoir aidé et de m’aider. Les mauvaises, car leur fréquentation m’a appris quelque chose. Merci à ma famille d’être toujours à mes côtés !
Mais mon plus grand merci et mes plus grandes salutations, je souhaite les adresser aujourd’hui à tous les prisonniers politiques de Russie, du Bélarus et d’ailleurs. La plupart d’entre eux ont la vie beaucoup plus dure que moi. Je pense à eux en permanence. Leur résistance m’inspire chaque jour.
5 juin
Merci, chers amis !
Je sais que je ne suis pas seul. Je sais que pas un prisonnier politique de Russie n’est abandonné. Je sais que ces ténèbres se dissiperont, que nous vaincrons, que la Russie sera paisible, lumineuse et heureuse !
16 juin
Le fils du ministre de la Défense Choïgou est-il coupable de quoi que ce soit ? Sheba, ce « jeune bourreau des cœurs », à qui nous avons consacré notre dernière enquête.
Bien sûr que non, tant que les photos horribles ne feront pas l’objet de sanctions pénales en Russie. Il n’a pas choisi son père, ce voleur monstrueux et menteur, commandant en chef raté d’une guerre perdue et insensée.
Néanmoins, en parcourant les photos de la vie insouciante et glamour de Sheba, je n’ai pas cessé de songer que, d’après le dernier sondage de la FBK [Fondation de lutte contre la corruption, NDT], 19 % des citoyens connaissent déjà à ce jour quelqu’un qui a trouvé la mort dans cette guerre. Quelqu’un qui a donné sa vie sans rime ni raison, uniquement pour que les enfants de Choïgou et de Poutine puissent danser et s’amuser en se vautrant dans le luxe.
Vous vous imaginez le nombre d’hommes sans bras ni jambes qui rentreront chez eux en fauteuil roulant et devront boire de la vodka pour faire passer leurs souvenirs de guerre ?
Je me demande si Sheba y pense. Peut-être s’inquiète-t-il un tout petit peu, ce n’est pas totalement exclu.
Cependant, chacun devrait connaître cela, surtout les mobilisés et leurs familles. Tout dans cette histoire parle du fonctionnement de notre pays : le ministre qui envoie les enfants des autres se faire massacrer, et les siens danser sur le réseau interdit Instagram ; la corruption ; l’hypocrisie monstrueuse de l’élite poutinienne.
Je vous ai raconté que désormais on n’allumait plus du tout la radio dans ma cellule : on me divertit en diffusant en boucle les discours de Poutine [voir l’entrée du 3 mai du journal, NDT]. Lui, là, en train de justifier sa guerre stupide, de stigmatiser de toutes ses forces l’Occident immoral, qui a perdu la foi et ne lit pas les textes sacrés, de dépraver non seulement les siens, mais aussi nos enfants russes.
Je vous prie de me dire si vous pouvez concevoir un pays occidental dont le président aurait trois familles et six enfants en même temps, et dont le ministre de la Défense aurait deux familles et cinq enfants, à l’instar de Poutine et Choïgou.
Un parfait exemple de moralité, n’est-ce pas ?
Certes, la vie est compliquée, ces choses-là arrivent aussi et elles relèvent de la sphère privée.
Mais si l’on a un tas d’enfants cachés hors mariage, on ne devrait sans doute pas donner des leçons de morale à tous les autres, et même invoquer cette morale inexistante comme prétexte pour attaquer le pays voisin. Je voudrais que chaque mobilisé, que chaque citoyen en Russie connaisse l’heureuse histoire de Sheba le bourreau des cœurs. Alors, s’il vous plaît, ne lambinez pas, envoyez ce lien à vos amis : youtu.be/vwy5-MF8hII
P.-S. Je me suis laissé dire qu’on avait investi une petite fortune dans Sheba, mais nous seuls l’avons sérieusement lancé en lui offrant des millions de vues.
La FBK garantit les services d’une maison de production haut de gamme pour les enfants de l’élite poutinienne 😉
17 juin
C’est affreux. Je me sens comme un vieux grand-père qui secoue la tête en disant : « Ah, les jeunes. »
Et j’ai aussi besoin de votre aide. Je ne peux pas utiliser Google, mais on m’enverra vos commentaires par la poste, à l’ancienne, pour ainsi dire.
Voilà. J’ai lu un article racontant que l’on menait une étude sur l’appartenance des étudiants aux sous-cultures, parmi lesquelles on compte les « navalnistes ». Il y en a d’autres dont je n’ai jamais entendu parler de ma vie. Je vous en donne la liste complète :
- Les animechniki [l’équivalent de ce que l’on appelle ici les otakus, NDT]. Ça, je connais. Vous vous rappelez quand je réalisais le sceau de Naruto [voir l’entrée du 20 octobre 2022 du journal, NDT] ?
- Les AUE [mouvement ultraviolent dont le code de comportement consiste à imiter la sous-culture carcérale russe, NDT]. Ça va aussi. On me fait sans arrêt des remarques sur l’emploi du vocabulaire AUE, bien qu’à mes questions répétées sur ce qu’est l’AUE et sur le développement de ce sigle on me réponde le plus souvent : « Les Arméniens s’Uniront à Erevan. »
- Les MKU (Maniaques : culte du meurtre). Je sais ce que c’est, il y a un type dans l’unité voisine qui a étranglé un de ses amis parce qu’il voulait être admis dans une secte d’étrangleurs de l’Inde ancienne.
- Les military. Je ne vois pas. Je suppose qu’il s’agit de Choïgou, Guerassimov et Sheba.
- Les drainers. Je ne connais pas.
- Les offniki. Je ne connais pas.
- Les « street art ». C’est à peu près clair.
- Les baleines bleues [les participants au Blue Whale Challenge, un jeu apparu sur Internet, NDT]. Oui.
- Les skinheads. Oui.
- Les nationalistes. On ne voit pas bien pourquoi ce serait une sous-culture, mais d’accord.
- Les F57. Je ne connais pas et je suis très intrigué.
- Les emo. D’accord.
- Les navalnistes. C’est là que j’aimerais adhérer, mais je ne sais pas où m’inscrire.
- Les gothiques. Oui.
- Les furry. Jamais entendu.
- Les vanilles. Je ne sais pas ce que c’est, mais ça a l’air terriblement mignon, et j’ai déjà dit au major Zelentsov et au capitaine Martchenko, mes chefs d’unité (oui, j’en ai deux), que je les considérais comme appartenant à la sous-culture des vanilles. J’espère que les vanilles ont de bonnes manières et que cela n’offensera pas mes gradés.
- Les féministes. Je vois, mais là encore, pourquoi serait-ce une sous-culture ?
Mon score est de 11 sur 17, c’est un échec. Allez, dites-moi combien de réponses vous avez obtenues et parlez-moi des F57, des vanilles et des autres.
20 juin
Certains collectionnent les timbres. D’autres les pièces de monnaie. Moi, je complète mon incroyable collection de procès. J’ai été jugé au bureau des affaires intérieures de Khimki, où j’étais assis juste sous un portrait de Iagoda [directeur du Guépéou puis du NKVD dans les années 1930, l’un des principaux artisans des grandes purges sous Staline, NDT]. J’ai été jugé dans une colonie pénitentiaire « à régime général », au cours d’un procès prétendument « public ».
À présent, je suis jugé à huis clos dans une colonie « à régime sévère » [autrement dit, une colonie de haute sécurité, NDT].
D’une certaine manière, c’est ça, la sincérité nouvelle. Par là, ils disent désormais ouvertement : « Nous avons peur de vous. Nous avons peur de ce que vous allez dire. Nous avons peur de la vérité. »
C’est un aveu important. Et il a une signification pratique pour chacun d’entre nous. Nous devons, et c’est là une obligation, faire ce qu’ils redoutent : dire et propager la vérité. C’est l’arme la plus puissante contre ce pouvoir de menteurs, de voleurs et d’hypocrites. Tout le monde en dispose. Faites-en usage.
❧
Le début de mon procès pénal a « ajourné » tous mes autres procès, sauf un. Ce jeudi 22 juin, à 9 h 30, aura lieu une audience de la Cour suprême relative à mon action en justice. Et c’est public !
En plus d’être public, c’est très important, en ce qui me concerne moi, mais aussi pour quantité d’autres détenus.
Si vous ouvrez n’importe quel document détaillant les droits des condamnés, vous y trouverez d’abord le droit d’écrire des plaintes, des déclarations, des appels, etc. C’est en quelque sorte un droit intangible. La raison en est simple : les condamnés sont dans une position de subordination qui les prive quasiment de leurs droits, et les administrations carcérales désirent naturellement les transformer en bétail sans voix ni droits.
C’est pourquoi la société, en la personne du législateur, leur dit : « Si quelque chose ne va pas, plaignez-vous. Rédigez aussitôt une plainte, c’est le premier de vos droits. »
C’est bien joli, seulement, pour se plaindre, il faut un stylo et du papier.
Alors survient une astuce remarquable d’insolence et d’arbitraire. Le code d’application des peines ne mentionne aucune restriction dans l’usage d’instruments d’écriture. Cependant, les règlements intérieurs des colonies et des prisons sont rédigés de telle manière que les principaux plaignants — ceux qui, pour cette raison même, sont placés dans des cellules disciplinaires, à l’isolement, etc., c’est-à-dire « au mitard », sont facilement privés du nécessaire pour écrire si c’est ce que désire le directeur du pénitencier. On ne le leur remet qu’« à heures fixes » et le directeur approuve le planning. De ce fait, certains reçoivent du papier et un stylo pour une heure. Ailleurs, on ne les leur donne que pour un quart d’heure et écrire une seule lettre leur demandera une semaine.
Le temps dévolu à l’écriture a été retiré de mon planning. Comment ? Tout simplement par décision du directeur. Nous nous sommes adressés au tribunal, qui a statué : le directeur décide de tout.
Évidemment, si le directeur ne veut pas que vous rédigiez des plaintes contre lui, il ne vous donnera ni stylo ni papier. Par exemple : « Nous ne vous dénions pas le droit de vous plaindre, mais nous ne sommes pas tenus de vous donner un stylo. Faites donc le tour de votre cellule et plaignez-vous à vous-même. »
C’est la raison pour laquelle nous (mes avocats, mes juristes et moi) nous pourvoyons à la Cour suprême contre les dispositions du règlement intérieur qui autorisent pareille iniquité.
Il n’est pas très fréquent de saisir la Cour suprême en première instance. C’est la première fois que je recours à une telle procédure. Nous verrons ce qu’il en résulte. Le texte de notre plainte, fondamental et super bien fait, peut être consulté ici. Les juristes apprécieront.
Traduit du russe par Ève Sorin
© Desk Russie
Homme politique russe, prisonnier politique, fondateur de la Fondation de lutte contre la corruption (FBK), considéré comme le principal opposant à Vladimir Poutine.