Une union de l’opposition russe est-elle possible ?

Par Fielding Mellish (Meduza)

Début juin s’est tenue au Parlement européen à Bruxelles la plus grande réunion de l’opposition russe en exil depuis le début de l’agression militaire à grande échelle de l’Ukraine. Des personnalités politiques, des militants, des défenseurs des droits de l’Homme, des journalistes et une partie de la communauté des experts russes, qui ont tous été contraints de prendre le chemin de l’exil, ont débattu des scénarii possibles pour la démocratisation de la Russie post-Poutine et des périls de la période de transition. Vaste programme…

Cette réunion n’a pas permis de faire émerger un « congrès d’union de l’opposition » : les compagnons d’armes d’Alexeï Navalny ne se sont pas déplacés à Bruxelles. Mikhaïl Khodorkovski, qui a participé à la réunion, a même émis l’hypothèse que l’équipe de Navalny « ne souhaitait pas partager leur leadership de l’opposition » et qu’elle « était en train de construire un parti révolutionnaire dans un style bolchévique » plutôt qu’une « large coalition populaire ».

En avril, les partisans de Navalny avaient également refusé de signer la déclaration dite de Berlin. Dans cette déclaration, soixante-huit représentants de l’opposition (Mikhaïl Khodorkovski, Evgueni Tchitchvarkine, Leonid Gozman, Lev Ponomarev, Garry Kasparov, Ioulia Latynina entre autres) avaient qualifié la guerre que les Russes mènent en Ukraine de criminelle et le pouvoir de Vladimir Poutine d’« illégitime » et de régime « à éliminer ».

Pour les émigrés politiques russes, l’union de l’opposition est l’un des thèmes clés. Les représentants de l’opposition ne cessent d’évoquer la création d’une « véritable représentation des millions d’opposants à la guerre et des partisans de la démocratie » (voici quelques exemples : 1, 2, 3, 4, 5). Dans le même temps, certaines personnalités politiques de l’opposition russe sont convaincues que l’union n’est pas nécessaire et qu’une telle coalition pourrait même être néfaste.

Pourquoi l’opposition russe ne s’est-elle pas encore unie ?

C’est très simple. L’opposition, qui est idéologiquement hétérogène, n’a pas réussi à suivre les transformations du régime politique russe et n’y arrive toujours pas.

Une opposition démocratique unie a émergé pour la première fois dans la Russie moderne en 1989, après les élections des députés du peuple d’URSS. Cette opposition unie exigeait une « révolution démocratique pacifique » et l’annulation de l’article 6 de la Constitution de l’URSS qui stipulait le rôle dirigeant du Parti communiste dans la vie du pays.

Après l’effondrement de l’URSS, le système politique russe s’est retrouvé fragmenté et les différents groupes d’opposition ont commencé à conclure des alliances tactiques, avec plus ou moins de succès, non seulement entre eux, mais aussi avec le pouvoir. Au début des années 1990, des personnes très différentes se sont retrouvées dans l’opposition à Eltsine : d’anciens dissidents et fonctionnaires du PCUS, des libéraux, des communistes, des nationalistes. Malgré des cas de répression brutale de l’opposition (par exemple, quand les chars ont tiré sur le bâtiment du Soviet suprême), la présidence d’Eltsine a été perçue, avec quelques réserves, comme légitime.

Avec l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en Russie a démarré une « consolidation autoritaire » des élites, des grandes entreprises, des médias et des forces politiques aux niveaux fédéral et régional. À la veille de la campagne législative de 2003, l’intelligentsia russe a appelé les partis libéraux Iabloko et Soyouz pravykh sil (Union des forces de droite) à s’unir « face à un ennemi commun ». Ils n’ont cependant pas réussi à former une coalition. Les deux partis ne sont parvenus à s’unir que pour les élections régionales et municipales, jusqu’à ce que les relations entre les deux partis finissent dans une impasse.

Les tendances autoritaires du pays et l’échec de l’opposition lors des élections législatives et présidentielles de 2003 et 2004 ont conduit à l’apparition du Comité 2008. L’objectif affiché par ses membres était « des élections présidentielles honnêtes en 2008 » et la promotion des valeurs démocratiques parmi les Russes.

En raison de désaccords internes, le Comité 2008 s’est de fait effondré au cours de l’été 2005 et son programme a été repris par la coalition Drougaïa Rossia (Autre Russie). Celle-ci comprenait des représentants de diverses forces politiques allant des libéraux jusqu’aux NatsBoly (national-bolcheviks). On retrouvait autour de la table des négociations des politiciens aussi divers que Viktor Anpilov, Edouard Limonov, Mikhaïl Kassianov, Vladimir Ryjkov, Lev Ponomarev et Garry Kasparov. La coalition n’a pas connu de succès significatifs : les représentants de l’opposition n’ont pas réussi à enregistrer une liste commune au nom de Drougaïa Rossia en vue des élections à la Douma d’État et, à cause de leurs différends idéologiques, les membres de l’alliance électorale ont commencé à quitter le navire les uns après les autres.

En 2005, une coordination des manifestations contre la « monétisation des avantages sociaux » (suppression des avantages sociaux perçus en nature) a été relativement réussie. À l’époque, les partis et les personnalités politiques de l’opposition (Iabloko, le Parti communiste et les NatsBoly) ont coordonné des actions et manifestations de masse, si bien que les autorités ont été contraintes de faire quelques concessions. Mais cette coalition n’était que conjoncturelle, et une union durable de l’opposition a à nouveau échoué.

L’étape suivante a eu lieu en 2011-2012 : les manifestations de masse contre la falsification du vote qui ont suivi les élections législatives ont offert une nouvelle fenêtre d’opportunité à l’opposition russe. Mais cette dernière a une nouvelle fois montré qu’elle n’était prête ni sur le plan organisationnel, ni sur le plan stratégique à relever le défi. Le projet de Conseil de coordination de l’opposition n’a duré qu’un peu plus d’un an.

La dernière tentative de création d’une coalition a été entreprise par l’équipe de Navalny et le parti Parnas lors des élections régionales et fédérales de 2015-2016. Cette coalition démocratique s’est rapidement effondrée en raison de désaccords internes, en particulier de l’incompatibilité des ambitions politiques d’Alexeï Navalny et de Mikhaïl Kassianov. Ces dernières années — avant son empoisonnement et son arrestation — Alexeï Navalny et son équipe avaient travaillé sur leur propre projet politique, le Fonds de lutte contre la corruption (FBK), et obtenu des succès significatifs. Le FBK a mis en place un réseau de filiales régionales à la veille de l’élection présidentielle et a organisé les manifestations les plus massives depuis celle de la place Bolotnaïa en 2012.

La stratégie de Navalny et de ses associés reste inchangée : ils préfèrent prendre leurs distances avec le reste de l’opposition, estimant apparemment qu’une coalition serait un fardeau pour eux.

Une opposition unie peut-elle être efficace?

C’est une question complexe.

Avant l’invasion militaire à grande échelle de l’Ukraine, on pensait que le poutinisme en tant que système construit autour du pouvoir personnel de Vladimir Poutine n’était jamais aussi vulnérable qu’au moment des élections. Les chercheurs ont souvent défini le régime politique russe comme un autoritarisme électoral (exemples : 1, 2, 3, 4, 5).

Les coalitions électorales de l’opposition sont considérées comme un outil assez efficace pour transformer un régime politique : c’est la conclusion à laquelle parvient Michael Wahman après avoir analysé 251 élections dans 86 pays entre 1973 et 2004. Il a également observé des récurrences et suggéré que les crises économiques contribuaient souvent au succès d’une union de l’opposition. Par exemple, en 1998, la crise financière asiatique a aidé la coalition de l’opposition indonésienne à vaincre le parti au pouvoir du dictateur Suharto. Quelque chose de similaire s’est produit en Serbie en 2000, lorsque dix-neuf partis et organisations de la société civile se sont unis pour vaincre Slobodan Milošević.

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Edouard Limonov, Garry Kasparov et Mikhaïl Kassianov en 2006. Photo : Dmitry Borko, Grani.ru

Un autre facteur qui peut pousser l’opposition à être unie est le niveau des répressions politiques. Pour dire les choses simplement, dans un contexte où la répression est minime, l’opposition n’est pas incitée à s’unir contre un ennemi commun. Lorsque le niveau des répressions augmente, les risques augmentent : les opposants doivent faire le sacrifice de leur sécurité personnelle, or tout le monde n’est pas prêt à le faire.

Les autocraties électorales semblent souvent absorber les forces d’opposition, les transformant en partis « du système ». L’exemple classique d’une telle absorption est le Parti communiste qui fut d’abord le principal parti d’opposition avant de devenir l’un des piliers de l’autoritarisme russe. Dans les démocraties électorales présidentielles, les candidats issus de l’opposition arrivent rarement à se convaincre les uns les autres de sortir de la course, car les promesses de partager le pouvoir après les élections n’inspirent pas vraiment confiance.

Par ailleurs, comme le souligne Michael Wahman, un changement de pouvoir après une élection ne conduit pas nécessairement à une démocratisation du régime. Dans son article intitulé On the Tasks of a Democratic Opposition (Au sujet des missions d’une opposition démocratique), le politologue Alfred Stepan nous explique que sur la voie de la démocratisation du pays, l’opposition doit :

  • résister aux tentatives de l’autocratie d’« absorber » et de faire rentrer dans le système les personnalités majeures de l’opposition ;
  • maintenir des sphères d’action indépendantes du pouvoir dans la société ;
  • saper la légitimité du régime ;
  • faire augmenter le prix à payer par le pouvoir et les citoyens pour maintenir un régime autoritaire ;
  • formuler une alternative démocratique crédible.

Stepan estime que seul ce dernier point est indirectement lié à la création de coalitions, c’est-à-dire à « l’unification des mouvements anti-autoritaires afin de poser les bases d’une majorité démocratique future ». Un « gouvernement de l’ombre » ou un « gouvernement en exil » est le plus souvent inutile : tant que le régime est en place, ces forces d’opposition n’ont de toute façon rien d’autre à faire que de s’occuper de leurs propres contradictions internes.

S’il y a bien un sujet sur lequel l’opposition a intérêt à se mettre d’accord, estime Stepan, c’est de définir des règles du jeu communes pour la période de transition entre l’autocratie et la démocratie, afin que chaque force politique ait alors la possibilité de promouvoir son programme.

Pourquoi l’opposition russe devrait-elle s’unir maintenant?

Pour l’instant, elle n’a aucune raison de le faire. L’union de l’opposition n’a de sens que dans des circonstances très spécifiques. Par exemple, avant des élections qui peuvent potentiellement conduire à un changement de régime politique.

Il n’est pas sorcier de comprendre que dans les circonstances de la guerre et de la répression violente qui fait rage en Russie, on ne peut pas envisager une union de l’opposition en vue des campagnes électorales. Il est encore plus difficile de s’imaginer que l’opposition pourrait avoir un candidat unique pour l’élection présidentielle de 2024.

La plupart des structures de l’opposition russe ont été détruites, leurs dirigeants et leurs noyaux militants sont soit en exil, soit derrière les barreaux. Selon OVD-Info, un an et demi après l’invasion, quelque 20 000 Russes ont été arrêtés en raison de leur opposition à la guerre, et 584 personnalités d’opposition ont été inculpées dans des affaires pénales. En 2022, les autorités russes ont désigné 22 organisations comme « indésirables » et 176 personnes physiques et morales comme « agents de l’étranger ». La Douma d’État a adopté plus d’une vingtaine de lois répressives limitant l’activité politique en Russie.

Pour l’opposition russe qui se trouve dans un exil politique forcé, la seule chance réaliste de former une quelconque coalition serait de s’unir. L’analyste politique Kirill Rogov estime que cela permettrait d’obtenir des sanctions plus efficaces au nom de la « Russie démocratique ». D’autres sont convaincus qu’une opposition unie pourrait améliorer la situation des exilés politiques dans leurs pays d’accueil. Ou bien permettre de[préparer un ensemble de réformes pour la période de transition entre l’autoritarisme et la démocratie.

Mais il semblerait qu’au cours des dernières décennies, aucune union de l’opposition en exil n’a été en mesure d’avoir une influence sur les processus de démocratisation « sur le terrain ». Par exemple, depuis les années cinquante, les États-Unis ont activement soutenu l’émigration politique des pays d’Europe de l’Est, mais cette dernière n’a jamais joué un rôle important pendant la période de transition.

Dans une interview accordée à Meduza, le politologue Graeme Robertson qui observe la politique russe depuis plus de vingt ans cite l’exemple de la Pologne, où la résistance au régime communiste a été menée par le mouvement syndical de terrain Solidarność. Ses activités ont été interdites juridiquement, mais Solidarność a continué à opérer dans la clandestinité, en organisant des grèves et des sabotages. Le régime a été contraint de se libéraliser partiellement et d’autoriser le syndicat à se présenter aux élections, des élections que ce dernier a remportées. Un rôle similaire dans la démocratisation de la dictature militaire de Pinochet au Chili a été joué par des organisations clandestines de gauche, venant du terrain.

Aujourd’hui, des groupes de même nature sont peut-être déjà actifs en Russie : l’organisation Résistance féministe contre la guerre déclare posséder 45 cellules régionales, et les partisans de Navalny ont annoncé la relance d’un réseau (clandestin) de bureaux locaux.

La transformation d’un système politique autoritaire peut survenir de manière inattendue : dans ces cas-là, ceux qui occupent le devant de la scène sont souvent les représentants de l’establishment ou des partis politiques à moitié dans l’opposition, mais appartenant tout de même au système. En Indonésie, par exemple, le parti islamiste modéré Nahdlatul Ulama a été pendant de nombreuses années un allié fidèle du bloc pro-présidentiel du régime de Suharto. Pendant la période de transition, il a présenté aux élections un candidat d’opposition qui a gagné.

En bref, l’union de l’opposition et la coordination des différentes forces politiques n’auront de sens que lorsque le système du pouvoir personnel de Vladimir Poutine s’effondrera sous le poids de ses propres contradictions. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’une opposition unie sera nécessaire, non pas pour renverser Poutine, mais pour empêcher l’arrivée au pouvoir d’un nouveau dirigeant autoritaire.

Les discussions incessantes de l’opposition russe au sujet de la formation d’une coalition, qui font plutôt penser à des règlements de comptes, masquent surtout son impuissance. Dans le même temps, les Russes opposés à la guerre, ainsi que certains Ukrainiens et de nombreuses personnalités politiques occidentales attendent de l’opposition russe qu’elle prenne des mesures concrètes et coordonnées (telles que l’organisation de manifestations de masse) qui pourraient d’une manière ou d’une autre influencer le Kremlin.

Le problème est qu’une opposition exilée, même si elle arrivait à s’unir, serait au mieux capable de proposer un énième projet « de magnifique Russie du futur », plutôt qu’un levier d’action concret susceptible d’arrêter la guerre.

Traduit du russe par Clarisse Brossard

Version originale

Fielding Mellish est un pseudonyme.

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