Chercheur américain, spécialiste du renseignement, Eugene Rumer présente ici une analyse de la société russe formatée par deux décennies de pouvoir poutinien. Selon l’auteur, la guerre menée contre l’Ukraine est bien plus qu’une erreur de Poutine seul : elle engage la société russe dans son ensemble, y compris ceux que l’on désigne comme des « libéraux » russes. Les conséquences sur l’état du pays des crimes perpétrés en Ukraine seront profondes. Il faut s’attendre à un long déni collectif. La société et les dirigeants russes vivront dans l’ombre de la guerre longtemps encore, même après un éventuel départ de Poutine. Par conséquent, pour les États-Unis et leurs alliés, la question de savoir comment traiter avec la Russie demeurera un casse-tête, pour des années, voire des dizaines d’années.
Au cours des décennies qu’il a passées au pouvoir, Poutine a fait en sorte que la Russie ne puisse pas échapper à son emprise et devenir une société complètement différente. Il a coopté l’élite du pays, même son aile supposée libérale, en l’impliquant dans les crimes commis par la Russie en Ukraine. Il a gagné le soutien de l’opinion publique sur la guerre, en exploitant à la fois l’indifférence de la société et sa nostalgie de l’histoire impériale de la Russie. Il a également empoisonné les relations entre la Russie et l’Occident d’une manière que tout successeur aura du mal à inverser.
En rendant la société russe complice de la guerre, Poutine a éloigné la possibilité d’une rupture radicale avec son régime, même après son départ de la scène politique. Il a également créé un problème épineux pour les États-Unis et leurs alliés, un problème qui n’est pas moins difficile à résoudre que la question de savoir comment faire face à la Chine.
L’élite
Il est difficile de voir au-delà de Poutine lorsqu’on pense à la Russie. Il est directement responsable de la guerre brutale lancée contre l’Ukraine et du règne de la terreur à l’intérieur du pays, une terreur que la Russie n’avait pas connue depuis l’époque de Joseph Staline. Qui pourrait ne pas être d’accord avec le président américain Joe Biden lorsqu’il s’est exclamé, lors d’une visite en Pologne peu après le début de l’assaut russe contre l’Ukraine, « Pour l’amour de Dieu, cet homme ne peut pas rester au pouvoir » ?
Mais le problème ne se limite pas à Poutine. Son règne a façonné l’élite du pays et l’opinion publique d’une manière qui ne manquera pas d’influencer l’évolution de la Russie, même quand Poutine ne sera plus au pouvoir.
Une grande partie de l’élite qui entoure et soutient Poutine appartient à la cohorte de ceux qu’on nomme en Russie les « sislib » (abréviation de sistemnyïe liberaly, « libéraux appartenant au système »). Nombre d’entre eux ont commencé leur carrière professionnelle dans les années 1990. Ils ont participé aux réformes économiques pendant la période libérale que le pays a connue à cette époque. Ce sont des gestionnaires compétents qui ont été cooptés par le Kremlin. Ils comprennent la nature du système de Poutine mais ne le remettent pas en question. Au lieu de cela, ils appliquent leurs impressionnantes compétences professionnelles pour piloter l’économie russe, ce qui permet au régime de survivre et de poursuivre sa course destructrice.
Par exemple, Elvira Nabioullina, la présidente de la Banque centrale, a joué un rôle essentiel pour permettre à la Russie de traverser les turbulences économiques de 2014. Au cours de cette période, le prix du pétrole s’est effondré, l’Occident a imposé des sanctions à la Russie après l’annexion de la Crimée et le rouble a perdu plus de la moitié de sa valeur par rapport au dollar. En 2018, Mme Nabioullina a été invitée à prononcer un discours important à Washington, au FMI, pour partager ses idées sur la maîtrise de l’inflation. C’est Christine Lagarde, alors directrice générale de cette organisation, qui l’avait accueillie. Aujourd’hui, Elvira Nabioullina soutient la guerre de Poutine en essayant de protéger la Russie des effets des sanctions occidentales. À l’avenir, elle sera probablement comparée à Albert Speer, l’architecte préféré d’Hitler, qui a contribué à faire tourner la machine de guerre nazie.
Parmi ces personnalités, une petite poignée, comme Anatoly Tchoubaïs, le « tsar de la privatisation » des années 1990, ont réussi à partir à l’étranger. Mais l’écrasante majorité d’entre eux sont restés en poste. Alexeï Koudrine, ancien ministre des Finances et vice-Premier ministre, désigné par le magazine Euromoney comme « ministre des Finances de l’année » lors de la réunion du FMI et de la Banque mondiale en 2010, n’a quitté son poste de haut fonctionnaire qu’à la fin de l’année dernière. Mais il ne s’agissait pas d’une démission de protestation : Alexeï Koudrine a ensuite pris en charge, avec la bénédiction de Poutine, la restructuration de Yandex, le géant russe de la technologie frappé par les sanctions occidentales.
D’autres personnalités sont allées au-delà des simples questions économiques pour devenir des exécutants enthousiastes de la vision impérialiste de Poutine. Le parcours de Sergueï Kirienko, chef de cabinet adjoint de Poutine, est particulièrement éclairant : il a brièvement occupé le poste de Premier ministre russe en 1998 et a été un proche collaborateur de Boris Nemtsov, un des leaders de l’opposition libérale, qui a été assassiné à proximité du Kremlin en 2015. En 2000 il s’est allié à Poutine et est aujourd’hui l’un des fonctionnaires les plus influents du Kremlin. Il assume un éventail de responsabilités qui semble toujours plus large, notamment en supervisant une grande partie de la propagande et des éléments de langage du Kremlin. Il contribue à la mise en œuvre du lavage de cerveau massif auquel est soumis le peuple russe afin que ce dernier soutienne la guerre en Ukraine et la répression contre la société civile libérale, ou plutôt ce qu’il en reste. Surnommé le « vice-roi » des régions occupées d’Ukraine, il s’y rend au nom de Poutine pour piloter leur intégration à la Russie.
Certains membres de l’élite poutinienne restent à leur poste par crainte d’être arrêtés et condamnés pour trahison, ou parce qu’ils prétendent faire obstacle à des politiques encore plus destructrices. Certains se considèrent même comme des victimes des sanctions occidentales qui les visent, selon eux injustement. Certains méprisent peut-être Poutine, mais quelles que soient leurs justifications personnelles, ils le servent.
Pourquoi cette élite russe s’accroche-t-elle de plus en plus à Poutine, même si peu de gens croient encore en sa cause ? Ces professionnels qui ont été bien formés et ont beaucoup voyagé se rendent probablement compte qu’ils ont arrimé leur fortune à un navire en train de couler, mais qu’ils ne peuvent plus sauter du bateau. L’ampleur des crimes de Poutine a dépassé tout ce qu’ils auraient pu imaginer. Ils doivent savoir qu’aux yeux du monde, Poutine n’est pas le seul auteur de ces crimes. Eux aussi sont directement impliqués.
L’opinion publique
L’opinion publique russe a également accepté la guerre de Poutine. Selon le Centre Levada, seul institut de sondage russe indépendant encore en activité, en mai, 43 % des personnes interrogées soutenaient « totalement » les actions de l’armée russe en Ukraine et 33 % « les soutenaient plutôt ». En outre, 48 % des personnes interrogées étaient favorables à la poursuite de la guerre, tandis qu’un peu moins de 45 % d’entre elles étaient en faveur de négociations avec l’Ukraine. Le taux d’approbation de Poutine était de 82 %.
On peut s’interroger sur la fiabilité des sondages d’opinion dans la Russie de Poutine mais ces résultats sont cohérents avec les enquêtes antérieures. Leurs résultats n’ont pas connu d’évolutions majeures au cours de la guerre. La plupart des Russes n’ont pas subi de revers économiques drastiques à cause du conflit, et même la mobilisation partielle annoncée en septembre 2022 n’a eu que peu d’effet sur l’opinion publique.
S’il est vrai que toutes les manifestations contre la guerre ont été réprimées rapidement et brutalement, elles ont été, quoi qu’il en soit, peu nombreuses en Russie depuis le début de la guerre. Certaines de ces manifestations n’étaient pas motivées par la colère contre l’invasion elle-même, mais visaient à exprimer la frustration causée par l’entraînement inadéquat, le manque d’équipement et le mauvais traitement des conscrits. Ces réactions nous rappellent de manière très concrète que l’héritage impérialiste est toujours présent dans la société russe. Lors de l’éclatement de l’Union soviétique en 1991, les dirigeants russes n’ont jamais présenté d’arguments de principe en faveur de l’abandon de l’empire. Au contraire, pour atteindre leurs propres objectifs politiques, ils ont exploité l’idée que la Russie avait été victime de l’intégration des autres possessions de l’URSS au sein de l’empire. Pour Boris Eltsine, président de la Russie à l’époque, ce stratagème a été la voie la plus sûre vers le pouvoir dans sa lutte contre Mikhaïl Gorbatchev, qui dirigeait alors l’Union soviétique.
Mais après la victoire des partisans d’Eltsine, ceux-ci sont revenus à l’idée impériale. Ces mêmes hommes politiques ont adopté des slogans néo-impérialistes et revendiqué des droits spéciaux pour la Russie au sein de l’ex-Union soviétique, notamment en ce qui concerne la Crimée. Youri Loujkov, le maire de Moscou qui, pendant une grande partie des années 1990, était considéré comme le successeur probable d’Eltsine, a été l’un des premiers partisans du retour de la Crimée à la Russie. Ses commentaires incendiaires sur le sujet ont déclenché à plusieurs reprises des crises dans les relations russo-ukrainiennes. Loujkov, ainsi que d’autres hommes politiques russes, ont fait appel à l’importante population russophone de la péninsule. Ils ont exploité l’héritage historique de la Crimée, qui a été le théâtre de certaines des batailles les plus sanglantes de la guerre de 1853-1856 (avec la France et l’Angleterre) et de la Seconde Guerre mondiale.
Ces douleurs fantômes de l’ancien empire contribuent à expliquer l’enthousiasme des Russes pour le « retour » de la Crimée en 2014, leur soutien continu à Poutine et leur acquiescement à sa guerre. L’incapacité d’Eltsine à dénoncer une fois pour toutes l’héritage impérial de la Russie explique la pérennité de l’idée de restauration impériale, même pendant les chaotiques années 1990. Aussi, lorsque la Russie a retrouvé une partie de sa force sous l’égide de Poutine, le projet néo-impérial a simplement joui d’un nouveau souffle. Les responsables de la sécurité nationale, comme Poutine, sont issus des rangs de l’ancien appareil de sécurité soviétique et n’apprécient pas ce qu’ils considèrent comme un empiètement de l’Occident sur leur sphère d’influence « exclusive » dans l’ancien empire.
L’ombre de l’histoire
Lorsque Poutine quittera le pouvoir, il est peu probable que les élites russes et le grand public se réveillent et affrontent l’héritage qu’il aura laissé après son règne. Dans l’Histoire de la Russie au XXe siècle, il existe deux précédents qui permettent de préfigurer une campagne de dé-poutinisation, et aucun de ces exemples n’est encourageant. Tout d’abord, l’Union soviétique a tenté un processus de déstalinisation après la mort du dictateur en 1953. Le leader soviétique Nikita Khrouchtchev a dénoncé le « culte de la personnalité » de Staline dans un discours prononcé en 1956 devant les dirigeants du Parti communiste et il a libéré des camps de travail staliniens des millions de personnes, ceux qui avaient réussi à survivre au Goulag. Mais la réputation de Staline a été partiellement rétablie dès les années 1960 dans la propagande soviétique officielle. On l’a loué comme un grand dirigeant, qui a permis à l’Union soviétique de sortir victorieuse de la Seconde Guerre mondiale. Ensuite, alors que l’Union soviétique était sur le point de s’effondrer en 1991, Eltsine interdit le Parti communiste. La campagne de glasnost de Gorbatchev avait déjà mis au jour l’héritage désastreux du règne du Parti, notamment la collectivisation brutale de la paysannerie, la mort par la faim de millions de personnes en Ukraine et la suppression des libertés fondamentales. Il semblait que la réputation de ce parti dans l’opinion ne pourrait jamais être restaurée. Pourtant, il est rapidement redevenu une force politique : il s’est reconstitué en 1993 sous le nom de Parti communiste de Russie, a formé une puissante faction d’opposition à la Douma dans les années 1990, a présenté un candidat qui a obtenu plus de 40 % des voix contre Eltsine lors des élections de 1996, et il survit jusqu’à nos jours. Guennadi Ziouganov, son leader historique, a soutenu la guerre de Poutine contre l’Ukraine, appelant à la « démilitarisation et à la dénazification » du pays.
La guerre de Poutine est devenue la guerre de tous les Russes. Son héritage fera partie de leur héritage et continuera à peser lourdement sur les affaires intérieures et sur les relations du pays avec le reste du monde.
Les héritiers de Poutine peuvent lui reprocher son échec, mais ce n’est pas la même chose que d’admettre sa culpabilité et de faire face à la responsabilité qui en découle. Si l’on se fie aux expériences passées de la Russie, les héritiers de Poutine suivront probablement sa trace. À l’avenir, Poutine pourrait être comparé au tsar Nicolas Ier, un autocrate cruel qui a passé 30 ans sur le trône et qui est mort en 1855 pendant la guerre de Crimée, une guerre qui s’est terminée un an plus tard par une défaite humiliante pour la Russie. Son fils, Alexandre II, surnommé « le libérateur parce qu’il a aboli le servage, libéralisé la presse et reconstruit l’armée. Mais quelques années plus tard, il a imposé de nouvelles restrictions à la presse. En 1870, il a dénoncé les termes de l’accord qui avait mis fin à la guerre de Crimée et, en 1878, il a mené une guerre contre la Turquie qui a assuré l’indépendance de la Bulgarie, en y installant son neveu comme roi.
Les successeurs de Poutine pourraient tenter une nouvelle détente avec l’Occident, mais il est difficile d’imaginer comment ils pourraient y arriver sans normaliser leurs relations avec l’Ukraine. Or, cela impliquerait la restauration de l’intégrité territoriale de l’Ukraine, des réparations et des mesures significatives en faveur de la réconciliation, y compris la reconnaissance et la condamnation des crimes de guerre, ce qui n’est pas une mince affaire. Il est peu probable que les courageux opposants libéraux à Poutine débarrassent la Russie de son sombre héritage. Ils sont peu nombreux et pour la plupart en exil. Même s’ils parvenaient à prendre le pouvoir, ils devraient lutter contre l’inertie de l’opinion publique et contre une élite bien en place, complice des crimes de Poutine. Lorsque Poutine aura quitté la scène, il est peu probable que le Russe moyen accepte de faire un bilan aussi douloureux, c’est-à-dire de faire le constat que de nombreux Russes ont participé d’une manière ou d’une autre à cette guerre. Au mieux, les soldats ayant combattu en Ukraine affirmeront probablement qu’ils ne faisaient qu’obéir aux ordres. En outre, une part étonnamment importante de la société russe accepte l’argumentation du régime selon laquelle la guerre est nécessaire pour repousser l’encerclement occidental.
Des rumeurs sur le départ imminent de Poutine de la scène politique circulent depuis longtemps. Ceux qui ont parié sur sa mauvaise santé ont été déçus à plusieurs reprises. Avec une élite captive — ou loyale —, un public docile et une équipe économique compétente pour gérer les vastes ressources du pays, il pourrait rester à la tête du pays pendant encore 10, 15, voire 20 ans. La question se posera alors de savoir comment traiter cet État voyou dirigé par Poutine. La Russie restera dangereuse, faisant la guerre à l’Ukraine, utilisant des agents neurotoxiques pour s’en prendre à ceux que le Kremlin considère comme ses opposants, vendant des technologies de pointe à d’autres régimes voyous comme ceux de l’Iran et de la Corée du Nord, et déployant ses cyberarmes sur tous les fronts. Protégée par son bouclier nucléaire et son siège au Conseil de sécurité des Nations Unies, elle est à l’abri de toute condamnation ou sanction internationale.
La question de savoir comment traiter avec cette Russie sera un casse-tête pour les États-Unis et leurs alliés pendant des années, voire des dizaines d’années. Quant à savoir si les héritiers de Poutine seront capables ou désireux de changer fondamentalement de cap et de commencer à expier les crimes du régime, cela reste, au mieux, une question ouverte.
Traduit de l’anglais par Desk Russie et relu par Clarisse Brossard
L’original est paru dans Foreign Affairs
Ancien responsable du renseignement national pour la Russie et l'Eurasie au sein du Conseil national du renseignement des États-Unis, dirige actuellement le programme Russie et Eurasie de la Fondation Carnegie pour la paix internationale.