Mercredi 28 juin 2023 a eu lieu, à Paris, le procès de l’artiste Piotr Pavlenski et de sa compagne Alexandra de Taddeo, accusés d’avoir copié, gardé, puis diffusé publiquement en 2020 des images vidéo d’un homme politique français se masturbant. Celui-ci, alors candidat à la mairie de Paris, s’est retiré de la vie politique française. Cécile Vaissié a assisté à ce procès.
Alexandra de Taddeo qui, d’après son livre autobiographique L’Amour, menait une vie sexuelle très libre, avait eu, entre mai et août 2018, une relation physique avec cet homme politique. Des échanges sur Internet ont suivi : il lui a envoyé plusieurs vidéos de lui se masturbant ; elle lui adressait des images d’elle en lingerie noire ou rouge, ainsi que des messages encourageants1. Le 12 février 2020, Piotr Pavlenski qui avait une liaison avec la jeune femme depuis la fin 2018 et ignorait jusqu’à récemment le nom même de ce politicien a posté les vidéos de celui-ci sur un site nouvellement créé, Pornopolitique, et il a appelé à dénoncer par des procédés similaires l’hypocrisie de la classe politique. Ce serait une action artistique, s’inscrivant dans la lignée de l’activisme de Pavlenski. Jusqu’alors, c’était pourtant son propre corps que celui-ci mettait en scène. Pas celui des autres.
Un activiste russe, ancré dans un milieu
Pendant plusieurs années, j’ai trouvé intéressantes les performances de Pavlenski, par ce qu’elles révélaient de la nature du pouvoir russe et de son évolution vers toujours davantage de répressions, et par les ancrages qu’elles avaient dans la culture et l’histoire de ce pays. Ainsi, se coudre les lèvres (Action « Suture », juillet 2012, devant la cathédrale de Kazan lors du procès des Pussy Riot) ou se clouer le scrotum (Action « Fixation », novembre 2013, sur la place Rouge), pour faire écho à certaines pratiques du Goulag — le dissident Anatoli Martchenko signale notamment la seconde dans Mon témoignage, ouvrage qui retrace ses souvenirs des camps post-staliniens. Quand Pavlenski s’est perché nu sur le mur de l’institut Serbski (Action « Séparation », octobre 2014), il rappelait aussi implicitement les dissidents qui y avaient été enfermés et auxquels des psychiatres sous Brejnev — dont certains sont réapparus sous Poutine — diagnostiquaient des « schizophrénies latentes », justifiant, soi-disant, des internements. Quand Pavlenski a mis le feu aux portes du FSB, sur la place de la Loubianka, là où avaient été enfermés et torturés tant d’innocents, où avaient été décidées tant de violences, où se cachaient encore tant d’archives (Action « Menace », dans la nuit du 8 au 9 novembre 2015), une symbolique très forte s’exprimait.
Un procès avait alors eu lieu à Moscou, et la conception de Pavlenski, affirmant que les propos des juges, des avocats et des témoins prolongeaient son action et s’y intégraient, me semblait très stimulante, car, oui, ces propos aussi, tenus publiquement, révélaient un système — ce qui est, sans doute, au cœur de l’actionnisme. Selon cette conception, le procès du 28 juin 2023 a été aussi une démonstration, contrairement — me semble-t-il — à la publication d’images de sexe de l’homme politique. Et il a aussi montré toute la distance qui sépare Pavlenski des dissidents russes.
Certains points me gênaient, avant même que Pavlenski ne quitte la Russie. D’abord, son inscription dans un marché de l’art, mondialisé, glamour et capitaliste, cette inscription s’opérant, dans son cas, par l’intermédiaire de Marat Guelman2 qui a joué un rôle clef, en tant que galeriste, dans l’art postsoviétique, mais a aussi été l’un de ces « polit-technologues» qui travaillaient pour l’administration présidentielle russe — c’est-à-dire pour le Kremlin — et intervenaient à la demande de celui-ci dans les élections russes et ukrainiennes : Marat Guelman a co-fondé le Fonds de la politique efficace (FEP) avec Gleb Pavlovski, principal image-maker de Vladimir Poutine jusqu’en avril 2011 (Voir les épisodes de la série « Ils ont fait le poutinisme »).
Puis sont venues, en 2016, l’histoire du tabassage ultra-violent de l’acteur Vassili Beriozine par six personnes, dont Pavlenski, dans la cour du teatr.doc et les accusations de viol avec violence, lancées par une jeune actrice du teatr.doc à l’encontre de Pavlenski et de sa compagne de l’époque, Oksana Shalygina3. Cette double histoire reste obscure, faute d’avoir été jugée, mais des proches du teatr.doc assurent que la violence a été terrible et injustifiée. Certains d’entre eux considèrent toujours que ce tabassage et ce viol, ainsi que les conflits et les accusations qui ont suivi ont été fatals à Elena Gremina (1956-2018), l’une des responsables de ce théâtre. D’après eux, celle-ci en voulait beaucoup à Pavlenski et à Shalygina, et les considérait comme des délinquants. En tout cas, le couple a alors quitté la Russie avec ses deux filles. Ils sont arrivés en janvier 2017 à Paris, où ils ont obtenu le statut de réfugiés politiques en un temps étonnamment bref.
Son actionnisme était-il possible en France ?
En septembre 2017, dans une interview pour Deutsche Welle, Pavlenski expliquait à Janna Nemtsova sidérée que sa famille et lui vivaient désormais « comme des Français », c’est-à-dire sans travailler, dans une maison squattée, en volant dans les magasins de quoi manger et sans payer leurs moyens de transport. Ils ne demandaient ni n’acceptaient d’aide matérielle de l’État français. De nombreux émigrés russes avaient été très gênés de ces déclarations, craignant qu’elles ne donnent d’eux une mauvaise image.
Une question se posait alors : un actionniste s’appuyant, comme Pavlenski, sur les codes culturels et les repères historiques russes saurait-il imaginer des actions aussi révélatrices et marquantes dans une société dont il ne maîtrisait visiblement pas les codes et connaissait mal les modes de vie ? Sa première action parisienne — mettre le feu à une agence de la Banque de France le 16 octobre 2017 — a illustré cet embarras : peut-on réellement considérer la Banque de France comme une sorte d’équivalent capitaliste de la Tchéka-NKVD-KGB-FSB ? Cette interrogation a pour mérite de mettre à jour le rôle du contexte dans la pertinence et l’impact d’un événement activiste. Et quand Pavlenski a réuni dans un livre, Collision4, les documents juridiques et policiers de son procès russe pour les portes du FSB, ceux de son procès français pour la Banque de France, et ceux des accusations de viol, il semblait encore vouloir s’inscrire, à sa façon, dans une tradition de la dissidence russe, consistant à réunir en recueils des documents sans commentaires : le Livre blanc, consacré par Alexandre Guinzbourg au procès Siniavski-Daniel, a inauguré ce genre.
Des mois de prison ont suivi cette action parisienne, et certains des soutiens français de Pavlenski ont pris discrètement leurs distances. Ainsi, le 28 juin, il n’y avait, dans la salle bondée de public, ni la première éditrice en France de Pavlenski, ni son préfacier, ni celui qui avait hébergé les enfants quand l’artiste et sa compagne étaient emprisonnés — les raisons de ces absences peuvent être diverses. En revanche, de très nombreux journalistes étaient présents, ce qui a donné lieu à une multitude d’articles. Ceux-ci ont relevé le retard d’une heure des deux inculpés « pris dans les embouteillages », la robe longue à paillettes d’Alexandra de Taddeo, le refus de Pavlenski de s’exprimer après une première intervention à peu près incompréhensible sur les conservateurs qui tuaient l’art, et celui de sa compagne de répondre aux questions du parquet et des avocats du plaignant. Ce refus abrupt de Taddeo présentait d’ailleurs un contraste intéressant avec l’image de toute jeune fille amoureuse et assez naïve que cette femme de 32 ans essayait de créer. Un contraste similaire se retrouve dans son livre entre, d’une part, l’image de douceur et de féminité qu’elle souhaite donner d’elle-même et, d’autre part, des propos orduriers et méprisants, exprimés en son for intérieur à l’encontre d’une femme policier5, et les envies de violence qu’elle formule parfois : « La seule parade que j’ai trouvée pour me préserver des cons, c’est d’imaginer leur élimination »6.
Pas besoin, donc, de revenir sur les points déjà signalés par la presse et concentrons-nous plutôt sur ce que ce procès mettait à jour, selon la conception même de Pavlenski.
La justice contre le spectacle
Notons d’abord, avec soulagement, que le procès ne s’est pas englué dans un débat inextricable et scolaire sur ce que serait une œuvre d’art. Remarquons aussi qu’une hypothèse ayant beaucoup circulé dans la communauté des Russes de Paris n’a pas du tout été évoquée à ce procès : celle selon laquelle Pavlenski et/ou Taddeo auraient été manipulés par les services secrets russes pour faire tomber l’ancien porte-parole du gouvernement, qui avait dénoncé RT et Spoutnik comme des outils de propagande et leur avait interdit l’accès aux conférences de presse de l’Élysée. Tout juste remarquait-on dans la salle, outre plusieurs policiers en uniforme, cinq ou six hommes en costume avec oreillettes, dont il était difficile de deviner s’ils assuraient la sécurité de Maître Malka ou s’ils remplissaient d’autres missions.
Fidèle à sa théorie d’une action complétée par ses propres conséquences juridiques, Pavlenski a tenté de transformer ce procès en spectacle, ce qui explique les points signalés plus haut, ainsi que les interventions des témoins. Six au moins avaient été convoqués, dont l’actrice Béatrice Dalle qui ne s’est pas montrée. La première, Jenny Doussan, universitaire britannique, spécialiste d’art contemporain, ne comprenait pas le français, et notamment pas la demande de prêter serment, si bien qu’elle n’a pu être entendue, un extrait de son expertise étant toutefois lu par la suite.
Trois comédiens ont ensuite récité, l’un après l’autre, des passages du Tartuffe. Le procédé était répétitif et peu créatif pour qui se rappelait que Pavlenski, jugé à Moscou pour avoir mis le feu aux portes du FSB, avait fait témoigner des prostituées, chacune étant « rémunérée selon les tarifs qu’elle pratiquait »7 — la question de leur éventuelle rémunération n’a pas été posée aux comédiens parisiens. En outre, le choix des textes était peu convaincant. Certes, Pavlenski cherchait à démontrer l’hypocrisie sociale, et elle est au cœur du Tartuffe, mais les extraits, mal choisis, mal coupés, l’indiquaient mal. Il y aurait eu tant à faire, dans ce domaine, avec une vraie réflexion et un choix de textes plus percutants !
À Moscou, outre ses prostituées, Pavlenski avait également présenté l’avis d’un spécialiste qui mettait en évidence « la nature terroriste des activités des organes de sécurité de l’État soviétique », et la continuité entre ceux-ci et le FSB8. Il avait aussi fait intervenir comme témoins Sergueï Kovaliov et Sergueï Grigoriants, dissidents et anciens prisonniers politiques qui avaient expérimenté dans leur chair les pratiques des services de la Loubianka9, Grigoriants déclarant ainsi que le bâtiment du FSB était dédié « à la destruction du peuple et à la terreur russe »10. Ce rôle du témoin porteur de sens, Carrie Pilto, spécialiste américaine de l’art, l’assumait quasiment seule au procès parisien, au fil d’une démonstration, engagée, mais érudite, où elle a assuré que Pornopolitique était bien une action artistique.
En l’écoutant, je me suis toutefois surprise à penser à un autre procès pour lequel j’avais assisté à une ou deux séances, vers 2010 : celui d’Andreï Erofeïev et Iouri Samodourov, jugés à Moscou pendant des mois pour une exposition d’art contemporain qu’ils avaient organisée au musée Sakharov. Là-aussi, des universitaires et experts de qualité étaient venus témoigner à la barre, avec ce qui ressemblait à des extraits de cours ou des communications scientifiques. Sauf que cette comparaison en imposait une autre, sur la cause des procès : Erofeïev et Samodourov étaient jugés parce que les œuvres exposées mettaient en cause la religion, soutien croissant du Kremlin, et leur exposition avait été saccagée par des voyous, encouragés par un prêtre orthodoxe. On était loin de la diffusion publique de scènes de masturbation d’un ancien amant piégé… L’action de Pavlenski et de Taddeo me paraissait d’autant plus dérisoire, voire naïve et simpliste.
Mais, oui, il y avait volonté de théâtralisation. Théâtralisation bâclée — trois comédiens, des paillettes, des silences et quelques « coups de gueule » —, mais théâtralisation quand même. Et ce qui impressionnait, c’était l’attitude des juges, trois femmes qui, faisant preuve d’une courtoisie et d’une patience exceptionnelles, ont défendu pied à pied le principe qu’un procès ne pouvait être transformé en spectacle. Je le souligne d’autant plus que j’ai ri, comme d’autres, avec d’autres, quand la première comédienne a commencé à réciter du Molière, et ce rire venait, comme Bergson l’a démontré, de l’incongruité de ce texte au moment où un témoignage était attendu. Mais ces rires et les applaudissements qui ont suivi validaient — involontairement pour certains — la transformation du procès en spectacle, et la présidente de la Cour a eu raison de lever provisoirement la séance.
Ce que défendaient ces trois juges qui n’ont pratiquement jamais élevé la voix, c’était l’institution judiciaire républicaine, celle qui nous agace parfois, que l’on peut trouver injuste éventuellement, mais qui garantit la sécurité et la protection de chaque citoyen, de chacun d’entre nous. Ce qu’elles défendaient, en interrompant la déclamation d’un comédien mal à l’aise, en faisant expulser ceux qui applaudissaient ou en déclarant une suspension de séance suite à tel ou tel comportement inadéquat, c’était la République, quitte à passer pour coincées et dépassées aux yeux d’adolescents venus admirer l’artiste soi-disant provocateur. Et cette défense de la République, de nos institutions, c’est-à-dire de nos libertés, oui, elle était magnifique : l’une des révélations du procès était là.
Tout enseignant ayant exercé dans des établissements difficiles remarquait aussi que la présidente faisant semblant de ne pas voir que, par exemple, Pavlenski ne se levait pas, comme il est de règle lorsque la Cour entre : il ne respectait pas la République et ses institutions. La démonstration était impeccable, notamment jointe à une autre au moins, se déroulant en parallèle.
Contexte, guerre et violence
Ce procès avait lieu, en effet, dans un contexte particulier. Dans la nuit, des missiles russes avaient de nouveau visé l’Ukraine, et notamment la ville de Kramatorsk et sa pizzeria, causant la mort d’au moins treize personnes, dont deux jumelles de quatorze ans. Entre les retards des inculpés, les pauses et les suspensions de séance, les images de ces adolescentes, de leurs proches et des destructions causées, ainsi que les chiffres des blessés défilaient sur mon portable.
Le contexte politique russe se trouve depuis des années au cœur de l’œuvre de Pavlenski. Ce 28 juin, Pavlenski s’est tu sur ces meurtres commis par la Russie, et son silence était assourdissant.
Qu’on le veuille ou non, toute personne liée par ses origines et/ou par ses propres choix à la langue et à la culture russes ne peut plus, désormais, ne pas se positionner face aux massacres que la Russie commet en Ukraine, et cet impératif est plus fort encore pour les artistes et les intellectuels.
Le silence n’est plus une option.
Dévoiler l’hypocrisie des politiciens par des images de masturbation ? Dévoiler celle de la société française lors d’un procès qui serait transformé en show ? N’est-ce pas dérisoire quand la Russie — le pays de Pavlenski — tue chaque jour ?
L’artiste activiste s’est tu. L’artiste activiste a été ainsi comme effacé, gommé, emporté par la démonstration lancée par son propre procès.
Il s’est tu alors qu’un artiste ou un intellectuel lié à la Russie — par le sang ou par ses choix — ne peut plus ne pas s’interroger sur les sources de la violence démentielle déchaînée aujourd’hui par les troupes russes contre les populations ukrainiennes, massacrées, violées, enlevées, torturées. Les sociologues évoquent les violences commises en Russie au quotidien, dans l’armée, par la police, dans les prisons, mais aussi dans d’innombrables écoles et familles. Les littéraires soulignent à la fois l’omniprésence de la violence chez Dostoïevski et sa condamnation par Tolstoï. Les politistes rappellent que les violences familiales viennent d’être dépénalisées par l’État russe. Les linguistes soufflent le proverbe : « Бьет, значит любит… » — « Il la bat, c’est donc qu’il l’aime »… Et chacun est gêné, ne voulant pas généraliser à outrance, essentialiser, condamner, mais prenant néanmoins acte.
Aucun artiste, aucun intellectuel lié à la Russie — par le sang ou par ses choix — ne peut non plus éviter une réflexion sur sa propre violence. Dans ce contexte, celle qu’a manifestée Pavlenski à son procès était disproportionnée : violence de ses premiers propos incompréhensibles, de son non-respect des règles communes, de ses silences butés, de son « Bravo » lancé à un comédien. La démonstration était claire, mais restait tacite. C’est alors que les avocats de l’homme politique ont lu des passages du livre d’Oksana Shalygina, la compagne précédente de Pavlenski. Cela faisait froid dans le dos.
Les livres d’Oksana Shalygina et d’Alexandra de Taddeo
Ce que raconte Oksana Shalygina dans cette autobiographie, c’est l’emprise que Pavlenski exerçait sur elle — le titre français est précisément Sous emprise, le titre russe étant Il ne me frappait pas au visage. Une histoire de violence, de harcèlement et de libération11. Elle l’a passionnément aimé et dépendait de lui, affectivement, financièrement et socialement ; il l’a forcée à se séparer de son fils né d’une première union, et l’a coupée de sa famille et de son travail. Elle devait obéir en tout à Pavlenski qui la tabassait encore et encore et qui, pour la sanctionner, jetait ses cosmétiques et découpait ses vêtements. Il lui imposait des règles :
« Contrôle de mes déplacements. Contrôle de mes fréquentations. Contrôle de mes appels et de ma correspondance.
Contrôle de mon apparence : tous mes vêtements doivent recevoir sa validation préalable. Quand un habit ne lui plaît pas, il le découpe et le remet dans mon armoire afin que je comprenne que je n’ai pas le droit de le porter. […]
Interdiction de prendre soin de mon visage, de mettre des crèmes. […] Interdiction de me couper et de me nettoyer les ongles. […]
Interdiction de lire des livres.
Contrôle rigoureux de la propreté de la maison et entretien d’une propreté idéale. Tout doit être à sa place et rangé comme il l’a ordonné. […] »12
Pavlenski l’a soumise à des « méthodes de torture » : « Privation de sommeil. Coups. Humiliations. Gaslighting. Intimidations. Viol tous les soirs, avant de dormir »13.
Parce que, soi-disant, il fallait un « acte » pour « laver sa trahison »14, Shalygina s’est coupé un doigt à la hache. D’après elle, Pavlenski lui a dit :
« Quand tu es avec un homme, tu dois l’humilier en public, devant tout le monde. Pour anéantir sa dignité masculine. Il doit faire exactement ce que tu lui dicteras de faire. Par exemple, te lécher les pieds. S’il tente de faire autre chose, il devra en payer le prix. Des coups de pied dans le visage, par exemple. […] N’importe qui peut le faire. Il suffit de savoir pourquoi on le fait. Le sexe n’est pas une affaire de plaisir. C’est une question de pouvoir. De domination et de soumission. C’est tout. »15
C’est cette même violence qui se déchaîne en Ukraine. Avec ce même désir fou de contrôler et d’humilier. De soumettre et d’abaisser. C’est exactement ce contre quoi les Ukrainiens font front.
Quel poids, quel intérêt, peut dès lors avoir la parole de Pavlenski qui tabasse sa compagne, comme l’État russe massacre l’Ukraine ?
Dès janvier 2019, le journaliste russe Konstantin von Eggert, émigré en Lituanie, notait que Pavlenski avait, en fait, les mêmes principes que le régime poutinien auquel il s’opposait soi-disant, et notamment le culte de la force.
Cette violence transparaît aussi dans le livre autobiographique d’Alexandra de Taddeo. Passons sur la « baston », non encore jugée, lors de cette soirée qui s’est déroulée le 31 décembre 2019, boulevard Saint-Germain, chez la compagne de l’avocat Juan Branco et à laquelle la patronne de RT France s’est rendue. Relevons en revanche cette scène, signalée par Richard Malka au procès. La jeune femme veut alors récupérer l’artiste dont elle est partiellement séparée. Un journaliste, Igor, la courtise à sa façon, là-encore en lui envoyant des photos de son sexe. Elle fait lire l’un des messages de ce journaliste à Pavlenski qui y répond, soi-disant au nom de Taddeo : « Vous seriez prêt à vous battre pour une femme ? » Il lui fixe un rendez-vous à minuit, auquel Igor ne se rend pas. Pavlenski lui écrit alors, depuis le compte Facebook de la jeune femme : « Je t’ai attendu, fils de pute. T’es pas un homme. Fils de pute. Salope. Prostitué. »16
C’est la « matrice » de cet incident, dira Maître Malka, qui aurait été répétée par la suite avec le politicien, ancien amant de Taddeo.
D’ailleurs, précise-t-elle dans son livre : « Si on essayait de l’intimider, Piotr se levait. Si on lui criait dessus, Piotr criait plus fort. Si on tentait de l’humilier, Piotr tapait. Piotr ne passait pas par quatre chemins. Il disait “oui” et “non”. »17
Et, visiblement, il « tapait ».
Le consentement
Tout prenait sens dans cette salle du tribunal correctionnel de Paris, alors que des images des assassinats de Kramatorsk défilaient sur l’écran de mon téléphone, qu’un spectacle poussif tentait de se monter et que trois juges, deux représentantes du parquet et des avocats, entourés de policiers et d’hommes à oreillettes, défendaient le droit et les institutions de la République face à une violence égocentrique, inadéquate et narcissique.
Maître Marine Viégas n’a pas seulement démontré qu’Alexandra de Taddeo était impliquée personnellement dans la capture, la conservation et la diffusion des vidéos. Ce qu’elle a affirmé, clairement, explicitement, c’est que « l’une des principales conquêtes du féminisme » est le « consentement » de chaque personne impliquée dans une relation. Le consentement : celui qu’une personne attend d’une personne, pas d’un objet, et qu’elle donne, ou pas, à une personne. Pas à un objet.
Maître Malka a rappelé que, tous, nous voulons avoir « un coin noir », un espace privé, un lieu où échapper aux regards du collectif. Cette vie privée était niée sous Lénine et Staline : c’est l’un des principes fondamentaux du totalitarisme. Elle était davantage admise après eux, mais les conditions matérielles la rendaient difficile : comment avoir une vie intime, privée, dans un appartement communautaire ? Là réside, sans doute, l’une des grandes différences entre la mentalité russe et la mentalité française, une différence créée par l’histoire. Et elle se conjugue à des rapports au corps différents, à des rapports à la violence différents, à des rapports différents à la loi et aux institutions qui, envers et malgré tout, défendent l’individu en France et l’accablent en Russie.
La guerre déclenchée par la Russie contre l’Ukraine a commencé en 2014 et s’est poursuivie depuis, parce que la Russie ne reconnaît pas le droit international, les frontières reconnues, les accords signés, dont le mémorandum de Budapest. Elle utilise donc la violence et la force à la place du droit, en comptant sur le soutien de certains Occidentaux conquis par ses mensonges et ses spectacles.
À une autre échelle, les mêmes ingrédients étaient présents dans cette salle de la 17e Chambre : le même irrespect du droit par certains, la même violence en germe, des mensonges aussi, et une volonté d’emporter l’adhésion d’ « idiots utiles » conquis par le show comme d’autres le sont par les coupoles dorées d’églises. Et cette sorte de happening, échappant à ceux qui l’avaient provoqué et souhaité, mettait à nu les uns et les autres, et imposait des choix.
Le droit n’est pas qu’un ensemble de codes et de conventions qui peuvent, parfois, paraître un peu désuètes. Le droit est ce qui protège les pays, les territoires, les populations, les individus et chacun d’entre nous.
Ce droit, Poutine le bafoue chaque jour, y compris en Russie. C’est ce droit que Pavlenski et Taddeo ont tenté de bafouer et ridiculiser. En vain.
En Russie, deux jours plus tard
Le 30 juin 2023, deux jeunes femmes, Génia Berkovitch, metteuse en scène, et Sveta Petriïtchouk, dramaturge, sont repassées devant un tribunal de Moscou. Interpellées le 4 mai, elles étaient depuis en détention, inculpées de justification du terrorisme pour un spectacle, Finist, clair Faucon, dénonçant l’endoctrinement de jeunes Russes courtisées sur Internet et convaincues par leurs lointains séducteurs d’aller se battre en Syrie. J’ai vu ce spectacle, présenté dans le cadre du prestigieux festival des Masques d’or : il est fin, talentueux, et ne justifie en rien le terrorisme.
Le tribunal de Moscou a ordonné le maintien en détention de Génia Berkovitch et Sveta Petriïtchouk jusqu’en septembre au moins.
Piotr Pavlenski et Alexandra de Taddeo sont repartis libres du tribunal de Paris, en attendant le verdict en octobre.
Politologue, historienne, slaviste, professeure à l'université Rennes II, directrice du département de russe de Rennes II, chercheuse au CERCLE (Nancy II).
Notes
- TADDEO de Alexandra, L’Amour, Paris, Éditions Privé, 2023, e-book, p. 160-170 / 363.
- Voir, par exemple, le catalogue de l’exposition Art Riot. Post-Soviet Actionism, organisée à Londres à la Saatchi Gallery, du 16 novembre au 31 décembre 2017, avec Marat Guelman comme curateur, et, en particulier, les pages 106-132 consacrées à Pavlenski, ainsi que les photos de ses actions réparties dans ce catalogue.
- PAVLENSKI Piotr, Collision, traduit du russe par Raphaëlle Pache, Vauvert, Au diable vauvert, 2022, p. 159-209 / 323. Oksana Shalygina raconte très différemment, y compris chronologiquement, ces deux scènes, dans lesquelles elle-même est impliquée : SHALYGINA Oksana, Sous emprise, traduit du russe par Valentine Mikhaïlova, Paris, L’Observatoire, 2021, e-book, p. 77-78 / 192 et p. 78-81 / 192.
- PAVLENSKI Piotr, Collision, op. cit.
- TADDEO de Alexandra, op. cit., p. 334-335 / 363.
- Ibid., p. 344 / 363.
- PAVLENSKI Piotr, Collision, op. cit., p. 64 / 323, note 14.
- Ibid., p. 118-121 / 323.
- Ibid., p. 122-132 / 323.
- PAVLENSKI Piotr, op. cit., p. 131 / 323.
- SHALYGINA Oksana, Po litsou on menia ne bil. Istoria o nasilii, abiouze i osvobojdenii, Moskva, AST, 2020.
- SHALYGINA Oksana, op. cit., p. 118 / 192.
- Ibid., p. 120 / 192.
- Ibid., p. 63-68 / 192.
- Ibid., p. 103 / 192.
- TADDEO de Alexandra, op. cit., p. 288-304 / 363.
- Ibid., p. 320 / 363.