La guerre en Ukraine a transformé la signification du mot « paix ». Pour les tribunaux russes, ce mot revient à « discréditer » l’armée, pour la propagande russe, il est symbole de faiblesse et de défaitisme. Le mot « paix » ne satisfait pas non plus ceux qui s’opposent à l’invasion. Car ce n’est pas la « paix » qui défera l’armée de l’agresseur, c’est la capitulation, et les appels à la « paix » sont donc perçus comme pro-russes par une bonne partie des Ukrainiens. La journaliste et philologue Ksenia Tourkova explique comment et par qui ce mot-clé du mouvement pacifiste a été dévalorisé.
Le 11 mai 2023, le tribunal ecclésiastique de Moscou a déchu de son ministère Ioann Koval, un prêtre de l’église Saint-André du district de Lioublino, dénoncé par des paroissiens vigilants qui avaient remarqué qu’en récitant la prière « Pour la Sainte Russie », il avait un jour remplacé le mot « victoire » par le mot « paix » : « Lève-toi, ô Dieu, au secours de ton peuple, et accorde-nous la paix [au lieu de la victoire] par ta puissance ». Le patriarche Kirill, avec la bénédiction duquel cette nouvelle prière était récitée depuis 2022 dans les églises de Moscou, a personnellement suspendu le prêtre de ses fonctions.
Cette histoire illustre à elle seule à quel point le sens du mot « paix » a été déformé par le discours militaire russe. Dans le texte de la prière, le mot « paix » a été perçu par les paroissiens d’humeur patriote non pas comme un synonyme de « fin de la guerre » mais comme un antonyme de « victoire ». Dans le lexique du pouvoir russe, la « paix » est quelque chose de dangereux, un renoncement à la « mission sacrée » de la Russie et à ses revendications territoriales.
Le fait que le mot « paix » ait été dépisté ici dans des paroles, donc qu’il écorche l’oreille et soit perçu comme un corps étranger, est en soi révélateur. À l’interdiction officielle qui frappait en Russie le mot « guerre » s’est désormais substituée une interdiction tacite du mot « paix ». Alors que le mot « guerre » semble aujourd’hui autorisé (Poutine lui-même l’utilise quand il parle de la « guerre entre la Russie et l’OTAN »), le mot « paix » se perd toujours plus dans l’ombre et paraît de plus en plus dangereux au pouvoir russe.
Lors des manifestations du 1er mai qui ont eu lieu en 2022 et en 2023 dans les villes russes, on a arrêté des gens qui brandissaient des slogans tels que « Paix ! Travail ! Mai ! » ou « Paix au Monde ! » [« Mir Mirou », vieux slogan soviétique ; le mot russe mir signifie aussi bien « la paix » que « le monde », NDLR]. Beaucoup ont été accusés de « discréditer » l’armée russe, autre preuve de l’antonymie artificiellement établie entre d’une part « la paix » et d’autre part « la victoire, le succès de l’armée de la Fédération de Russie ».
La crainte qu’inspire le mot paix confine à l’absurde. En avril 2022, dans le jardin Alexandrovsky à Moscou, la police a arrêté un homme, Konstantin Goldman, qui tenait à la main le roman Guerre et Paix de Tolstoï. À peu près au même moment, elle arrêtait un autre homme qui brandissait un emballage de jambon de la marque Miratorg, dont la deuxième partie était biffée, ne laissant lisible que la syllabe « Mir ».
La paix est également redoutée à la télévision. Dans une interview accordée à la chaîne Nastoïachtcheïe Vremia, le producteur Alexandre Rodnianski a déclaré que les chaînes de télévision russes, notamment les chaînes de divertissement, craignaient apparemment que soient prononcés sur les ondes non seulement le mot « guerre » mais aussi le mot « paix ». « Même si, j’en suis sûr, ils n’ont reçu aucun ordre du Kremlin », souligne Rodnianski. « Ils ont peur, tout simplement ; le type même de situation absurde tant de fois décrit dans la littérature. »
Le mot « paix » a ainsi acquis, sous l’effet des visées du pouvoir et du récit de la propagande, une toute nouvelle signification. Le Kremlin, comme il l’a fait pour beaucoup d’autres termes, a « réinventé » ce substantif, lui conférant un nouveau sens dans le cadre de cette langue artificielle qu’il s’emploie à créer.
Ces conclusions ne sont pas de simples constructions ou conjectures. Elles ont une base « scientifique ». Des chercheurs ont consacré des articles au vocable « paix » comme synonyme de guerre anti-russe et de défaite de l’armée russe.
Nina Ichtchenko, philosophe de la culture, critique littéraire et membre de l’Union des écrivains de la République populaire autoproclamée de Lougansk (LNR), a par exemple publié récemment dans le Messager de l’Institut culturel d’État de Tioumen un article intitulé « Les appels à la paix en Ukraine, outil de propagande militaire ».
Selon Mme Ichtchenko, les appels à la paix sont « une manipulation qui vise à alimenter un sentiment d’anxiété dans la société et à provoquer des actions antigouvernementales ». Elle précise qu’elle étudie le phénomène « en se fondant sur une méthode d’anthropologie culturelle et sur l’analyse du contenu informatif de la propagande anti-russe dans l’espace médiatique contemporain ». Or, à la surprise du lecteur, il n’y a dans son article ni analyse ni contenu : on n’y trouve pas le moindre exemple (j’insiste, pas un seul exemple).
En revanche, Nina Ichtchenko donne une définition élaborée du mot paix dans le nouveau sens issu de la propagande. « Les appels à la paix en Ukraine, explique-t-elle, exploitent un sentiment de compassion à l’égard des victimes des hostilités, développent un sentiment de culpabilité poussant ceux qui l’éprouvent à demander la cessation immédiate de ces dernières et créent un sentiment de haine et de crainte vis-à-vis de l’armée russe et des autorités russes qui ont pris de telles mesures. […] Les appels à la paix se fondent sur la déshumanisation des habitants du Donbass. »
Ainsi, selon ce nouveau lexique parallèle, la « paix » est-elle synonyme non seulement de haine vis-à-vis du pouvoir et de l’armée russes mais aussi de déshumanisation des habitants du Donbass. En appelant à la paix, on escamote toutes les « atrocités nazies » commises durant ces huit fameuses années.
Il est d’ailleurs paradoxal que le pouvoir russe, tout en redoutant d’entendre le mot « paix » sortir de la bouche des citoyens, ne se prive pas quant à lui d’y recourir. En lui conférant une troisième signification. « Les autorités aujourd’hui au pouvoir à Kiev doivent respecter la volonté des habitants des régions de la DNR, de la LNR, de Zaporijjia et de Kherson. C’est le seul moyen de parvenir à la paix », a déclaré le Président de la Fédération de Russie.
Dans cette citation et d’autres du même type, le sens donné au mot « paix » et aux locutions qui s’y rapportent (processus de paix, pourparlers de paix) est déjà différent. Selon le lexique de Poutine, la « paix » signifie la fin de la guerre à ses propres conditions, le triomphe de la guerre de conquête.
Le Centre ukrainien contre la désinformation et l’Institut américain pour l’étude de la guerre ont noté en décembre 2022 que la Russie avait intensifié dans la presse occidentale son discours sur les pourparlers de paix et sur leur nécessité. Ils ont cité à titre d’exemple un article paru dans le mensuel The American Conservative, dans lequel Douglas McGregor, ancien colonel de l’armée américaine, aurait déclaré en substance que la seule solution au « conflit ukrainien » passait par des pourparlers de paix et la reconnaissance des intérêts légitimes de la Russie en matière de sécurité dans la région.
Les chaînes russes Telegram ont diffusé un sondage de la publication bulgare Fakty sur les perspectives de pourparlers de paix. Il y est fait état des commentaires de Bulgares ordinaires disant que les Ukrainiens devraient cesser de s’opposer à l’agression russe.
Le mot « paix » a fini par être tellement infecté par la rhétorique agressive et la propagande qu’il est devenu toxique en dehors de la Russie également. C’est pourquoi tout appel abstrait à des « pourparlers de paix » de la part de dirigeants d’autres pays, d’acteurs de la société ou de personnalités publiques est perçu comme un soutien à l’agresseur.
Le pouvoir russe a ainsi « inventé » deux nouvelles significations du mot « paix » : l’une à usage interne (la « paix » comme échec de l’armée russe, comme retour au point de départ), l’autre pour l’exportation (la « paix » ou la victoire absolue de la Russie et la satisfaction de tous les appétits du Kremlin).
La toxicité du terme fait qu’on ne trouve aucun slogan sur la paix dans l’espace d’information ukrainien : le narratif ici tourne essentiellement autour de la victoire. Et c’est ce dernier mot (la « victoire ») qui est aujourd’hui synonyme de la paix que nous avons perdue.
Traduit du russe par Fabienne Lecallier
Ksenia Tourkova est une journaliste russe, docteur en lettres, ancienne présentatrice de télévision. De 2013 à 2017, elle a vécu à Kyïv. Ayant appris l'ukrainien, elle a travaillé à la télévision publique là-bas. Depuis juillet 2017, elle travaille à Voice of America.