Prigojine, ce seigneur de la guerre aimé par le peuple

Comment se fait-il que les troupes de Prigojine n’aient non seulement pas été arrêtées par les unités de l’armée régulière, mais qu’elles aient aussi été acclamées par les habitants de Rostov-sur-Don et d’autres localités ? Selon le chercheur viennois Anton Shekhovtsov, il s’agit d’un soulèvement contre le pouvoir, en particulier contre la hiérarchie militaire et contre les élites qui font la guerre sur le dos des simples citoyens.

Prigojine, le chef le plus rebelle de l’armée irrégulière russe, a accusé avec véhémence la hiérarchie de l’armée régulière d’être corrompue et de gaspiller la vie des soldats russes. Alors que les opposants russes à la guerre, pour avoir brandi d’inoffensives affiches anti-guerre, se retrouvent immédiatement derrière les barreaux pour « discrédit » de l’armée russe, Prigojine a été toléré même lorsqu’il a publiquement contredit les principaux narratifs du Kremlin sur l’agression contre l’Ukraine, en affirmant que l’OTAN n’avait jamais prévu d’attaquer la Russie et qu’il n’y avait pas de nazis au pouvoir en Ukraine.

Bien sûr, il ne faut se faire aucune illusion sur Prigojine : ce n’est ni un opposant à l’agression russe contre l’Ukraine, ni un ami du monde démocratique.

Wagner, sa milice composée de meurtriers professionnels, de brutes et de criminels recrutés dans les prisons russes, est responsable de certains des crimes de guerre les plus inhumains et les plus odieux commis en Ukraine. Ses attaques contre les dirigeants militaires russes visaient à renforcer l’efficacité de la machine de guerre russe, et non à la diminuer.

La popularité de Prigojine commençait à aller bien au-delà du groupe Wagner, mais il serait erroné de penser qu’elle reposait uniquement sur les différends que Prigojine avait eus concernant la gestion de l’armée. Car Prigojine est également un populiste. Sa manière de dénigrer les élites insouciantes qui passent du bon temps tout en envoyant à la boucherie des soldats issus de classes sociales inférieures a trouvé un écho auprès de nombreux Russes ordinaires.

Après tout, la Russie est l’un des pays du monde où les inégalités sociales sont les plus importantes. La guerre n’a fait que rendre l’injustice sociale plus criante encore : les autorités russes ont préféré recruter dans les régions les plus pauvres et enfermées dans la crise économique, tout en évitant de mobiliser les habitants des riches centres urbains tels que Moscou ou Saint-Pétersbourg. La population russe est extrêmement dépolitisée — c’était l’un des objectifs de long terme du régime de Poutine —, mais elle aspire clairement à plus de justice sociale.

Comme il n’existe pas de réelle classe politique en dehors d’un petit milieu rigoureusement contrôlé par les autorités russes, la rhétorique anti-élite de Prigojine a été une bouffée d’air frais pour de nombreuses personnes en Russie. En outre, contrairement à Alexeï Navalny et à son équipe, dont les Russes sont encouragés par le Kremlin à se méfier, c’est au sein même du régime de Poutine que Prigojine apparaissait comme un rebelle. Il jouissait donc d’une légitimité accordée par le Kremlin lui-même.

C’est l’aspiration à plus de justice sociale, plutôt que des réflexions sur la gestion de l’armée, qui a été à l’origine du bon accueil populaire réservé aux troupes de Wagner lorsqu’elles ont occupé Rostov. Cette aspiration reste importante en Russie malgré la fin apparente de la mutinerie de Prigojine.

Outre une colère croissante face à l’injustice sociale, la mutinerie a révélé la lâcheté de Poutine et la faiblesse totale de son régime. Sa fuite supposée de Moscou dans une direction inconnue le samedi 24 juin, alors que les combattants de Wagner « marchaient » sur la capitale russe, a contrasté de manière radicale avec l’attitude du président ukrainien Volodymyr Zelensky et des principaux dirigeants ukrainiens qui sont restés courageusement à Kyïv au moment où des centaines de milliers de soldats russes envahissaient l’Ukraine en février 2022.

Le fait que le groupe Wagner n’ait rencontré que peu de résistance de la part des forces de l’ordre russes, que ce soit à Rostov ou à Voronej ou pendant leur marche vers Moscou, a démontré que la police russe n’était bonne qu’à tabasser des militants pro-démocratie non armés, mais qu’elle était inutile face à des soldats armés et aguerris.

Un petit nombre de combattants de Wagner aura d’ailleurs suffi à porter le plus grand coup auquel Poutine ait eu à faire face dans son exercice du pouvoir. Prigojine prétendait disposer de 25 000 combattants, mais en réalité leur nombre ne dépassait probablement pas les 10 000.

En fuyant Moscou, Poutine a indiqué aux élites russes qu’en cas de crise réelle, il serait proprement incapable de les protéger. Les représentants de l’élite russe ont dû prendre leurs dispositions pour assurer eux-mêmes leur sécurité en réservant des vols vers la Turquie et les Émirats arabes unis. Et si quelques hauts fonctionnaires, qui en ont très probablement reçu l’ordre, ont exprimé publiquement leur soutien au pouvoir politique et militaire russe, la population russe s’est murée dans un silence retentissant : personne n’est descendu dans la rue pour manifester sa loyauté envers le Kremlin.

Le régime de Poutine repose depuis longtemps non pas sur l’amour ou le respect, mais sur la peur. Mais aujourd’hui, la lâcheté de Poutine et la fragilité de la structure de l’État russe ont probablement endommagé à jamais la peur comme principal carburant du contrôle politique exercé par le Kremlin.

Mais ce qui est peut-être encore plus important dans le contexte de l’agression russe en cours contre l’Ukraine, c’est l’effet délétère de la mutinerie de Prigojine sur le moral déjà très bas des soldats et des officiers russes.

Cette évolution pourrait être l’un des facteurs clés de la défaite militaire russe, ce qui aurait des conséquences considérables non seulement pour le régime de Poutine, mais aussi pour l’État russe.

Traduit de l’anglais par Desk Russie et relu par Clarisse Brossard

Desk Russie publie une version abrégée de ce texte.

Anton Shekhovtsov est directeur du Centre pour l'intégrité démocratique (Autriche), Senior Fellow à la Free Russia Foundation (États-Unis), expert à la Plateforme européenne pour les élections démocratiques (Allemagne) et chercheur associé à l'Institut suédois des affaires internationales (Suède). Son principal domaine d'expertise est l'extrême droite européenne, l'influence malveillante de la Russie en Europe et les tendances illibérales en Europe centrale et orientale. Il est l'auteur de l'ouvrage en langue russe New Radical Right-Wing Parties in European Democracies (Ibidem-Verlag, 2011) et du livre Russia and the Western Far Right : Tango Noir (Routledge, 2017).

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