Anton Krassovski, du journalisme culturel et glamour aux appels aux meurtres d’enfants ukrainiens

Vladimir Poutine n’a pas conçu ni construit seul le poutinisme. Desk Russie poursuit donc le feuilleton « Ils ont fait le poutinisme ». La chercheuse Cécile Vaissié présente ici le septième épisode, consacré à « un menu fretin », le propagandiste Anton Krassovski qui, par rapport aux « héros » précédents de cette série d’essais, n’a jamais détenu le moindre pouvoir décisionnel réel. Toutefois, en 2022, cet ancien journaliste culturel, soi-disant libéral et glamour, a suscité la sidération du monde en appelant à noyer et brûler des enfants ukrainiens.

Deux choses nous intéressent dans le cas d’Anton Krassovski. D’une part, son évolution : de jeune journaliste « libéral », aimant la culture et fasciné par le glamour moscovite, au rôle de propagandiste officiel débordant de haine. S’il est loin d’être le seul exemple d’un tel parcours, il s’inscrit ainsi, trente ans après la chute de l’URSS, dans une certaine tradition des écrivains soviétiques officiels, pour laquelle il a d’ailleurs manifesté de l’intérêt. D’autre part, l’explication qu’a donnée l’homme politique d’opposition Ilya Iachine à cette évolution mérite d’être examinée : l’argent facile et abondant n’aurait pas été la principale motivation ; l’idéologie moins encore. Et cela complète la réflexion qu’impose tout examen de ces propagandistes — croient-ils vraiment en ce qu’ils hurlent ? —, mais aussi toute tentative d’évaluer l’état de la société russe contemporaine.

Anton Krassovski et Ksenia Sobtchak en 2017, avant la campagne présidentielle
Anton Krassovski et Ksenia Sobtchak en 2017, avant la campagne présidentielle // Compte Instagram de Krassovski

Des débuts réussis dans le journalisme et les relations publiques

Anton Krassovski est né en 1975 dans la région de Moscou, mais il a passé une partie de son enfance dans le nord-ouest de l’Ukraine : son père y travaillait pour des centrales nucléaires. En 1992, l’adolescent a terminé le lycée à Moscou, dans une Russie indépendante, censée devenir une démocratie. Alors que de nombreux jeunes gens de son âge désiraient avant tout gagner de l’argent, il a intégré l’institut de littérature Gorki qui, créé sous Staline pour sélectionner et former les « ingénieurs des âmes » — les écrivains officiels —, paraissait désormais dépassé. Krassovski y a même rejoint un séminaire de poésie, une discipline particulièrement négligée à l’époque : celui que dirigeaient Sergueï Tchouprinine et Tatiana Bek dont le père avait écrit La Chaussée de Volokolamsk et Nouvelle affectation.

Très vite, le jeune homme collabore toutefois avec la presse qui vit alors son âge d’or : avec la revue Questions de littérature (Voprossy literatoury) qui publie de nombreux documents d’archives sur la façon dont le pouvoir soviétique a soumis et opprimé les écrivains, mais aussi avec le quotidien Nezavissimaïa Gazeta qui passe en 1995 sous la coupe de l’oligarque Boris Berezovski. Il rejoint également le quotidien Moscou Soir comme critique théâtral, tout en travaillant pendant quelques mois pour une émission littéraire sur NTV. Son profil de journaliste culturel semble se préciser, mais une autre passion s’amorce : de septembre 1999 à février 2000, il rejoint l’équipe de campagne de SPS (l’Union des forces de droite), le parti démocratique et « libéral » — attaché aux libertés — de Boris Nemtsov.

Par la suite, il travaille pour diverses publications et maisons d’édition : il est l’un de ces jeunes journalistes qui, dans une capitale russe où l’argent commence à affluer grâce à l’augmentation du prix mondial du pétrole, fréquentent les lieux à la mode, veulent s’habiller comme à New York ou Paris, et créent ce glamour qui, pendant quelques années, dissimulera partiellement l’évolution répressive du poutinisme1. Anton Krassovski est même, pendant quelques mois, responsable de la culture chez Vogue Russie, puis passe chez Harper’s Bazaar, et encore et encore d’un projet éditorial à l’autre, retrouvant même NTV entre 2009 et 2012, qui n’a plus grand-chose à voir avec la chaîne d’avant 2001. Dans ce Moscou où les bars branchés se multiplient et la liberté de la presse se restreint, il est une figure des médias et de cette jeunesse qui aime la technologie et la modernité, et se croit débarrassée des frontières. Et qui manifeste assez massivement fin 2011 et début 2012 pour protester contre le retour de Poutine à la présidence russe.

Plus tard, certains diront que les milieux « libéraux » russes considéraient depuis toujours Krassovski comme quelqu’un de mal élevé et hystérique — une drama queen —, et pas vraiment comme l’un des leurs, malgré tous ses efforts. C’est très plausible, mais il n’en dirige pas moins l’état-major de campagne de Mikhaïl Prokhorov, oligarque et candidat libéral aux élections présidentielles de 2012 — une candidature qui aurait été poussée / encouragée par Vladimir Poutine2. Selon certains témoignages, pas unanimes, c’est Valentin Ioumachev et sa femme Tatiana Diatchenko qui auraient suggéré Krassovski pour ce poste. En tout cas, Gleb Pavlovski, récemment écarté de l’administration présidentielle, définit les grands axes de la campagne de Prokhorov, autour de la thématique « Je ne suis pas Poutine », et il aurait été payé pour cela en liquide.

Anton Krassovski en 2011
Anton Krassovski en 2011 // Chaîne YouTube du magazine GQ, capture d’écran

Prokhorov obtient un bon score sur certains segments de population — notamment chez les Russes de Paris —, mais le pourcentage total de ses voix reste inférieur à 8 % : Poutine est réélu. Krassovski qui aurait pris goût à un certain luxe rêve de s’enrichir et crée alors, en 2012, une chaîne de télévision, Kontr TV, avec deux proches, dont l’écrivain Sergueï Minaïev qui s’inspire beaucoup des écrits de Frédéric Beigbeder et fait le tour des clubs avec celui-ci, à Moscou et à Paris. Le quotidien Kommersant révèlera dès décembre 2012 que cette chaîne appartient à 100 % à un institut créé par l’administration présidentielle. Un « projet du Kremlin », comme on dit en Russie. Le site Meduza, s’appuyant sur le témoignage de l’animatrice Ksenia Sobtchak, confirmera en 2022 que cette chaîne a été financée par Viatcheslav Volodine, qui avait pris la place de Sourkov comme numéro 2 de l’administration présidentielle : elle était censée occuper le créneau des médias indépendants, et notamment de la chaîne indépendante Dojd, mais sera rapidement fermée.

Des engagements croissants, mais parfois mouvants

Anton Krassovski est donc déjà passé du côté du Kremlin, dans un champ politique et médiatique où les possibilités de l’opposition sont de plus en plus réduites, mais il se distingue de ceux qui — quelle que soit leur vie privée — clament désormais la primauté des valeurs familiales, en cohérence avec le tournant conservateur pris par Poutine et ses équipes. Une loi interdisant la « propagande de l’homosexualité » parmi les mineurs entre ainsi en vigueur en septembre 2012 ; elle considère que l’homosexualité n’est pas innée et ne doit donc pas être affichée. Or, en janvier 2013, Anton Krassovski déclare publiquement, sur Kontr TV, être homosexuel, ce qui, dans le contexte russe de l’époque, témoigne d’un courage certain. D’ailleurs, l’enregistrement de l’émission est immédiatement effacé du site de la chaîne, et Krassovski quitte celle-ci. Il aurait néanmoins confié à son ami, le jeune journaliste Renat Davletguildeev, que « rien ne donne autant de liberté que la vérité ». De fait, personne ne peut plus faire pression sur lui, mais — soulignera Meduza en 2022 — Krassovski, en se déclarant homosexuel, s’est pratiquement fermé toute possibilité de travailler sur une télévision russe.

L’Euromaïdan commence en novembre 2013 : des Ukrainiens se battent pour se rapprocher de l’Union européenne. À cette époque, affirmera Meduza, Anton Krassovski est un partisan fervent de la culture ukrainienne — alors qu’il écrira en 2022 que la langue ukrainienne est de la « merde ». En 2013 et 2014, il se rend même souvent à Kyïv avec le journaliste Alexandre Timofeïevski (1958-2020), « plume » de dirigeants de Russie unie et de l’ancien Patriarche de l’Église orthodoxe russe. Timofeïevski, que certains décriront comme « un esthète et décadent », « le gourou du journalisme glamour de Russie », est alors le conseiller non-officiel de l’homme le plus riche d’Ukraine, l’oligarque Rinat Akhmetov, et il l’aide à préparer ses interviews. Krassovski prétend donc pouvoir régler certains problèmes grâce à ses relations dans les cercles de Piotr Porochenko qui sera élu président en juin 2014.

Il est aussi très ami, à l’époque, avec Ksenia Sobtchak, cette animatrice dont le père, Anatoli Sobtchak, universitaire et juriste, a ouvert les portes de la mairie de Leningrad à Vladimir Poutine et lancé ainsi la carrière politique — et la réussite matérielle — de ce dernier. Battu aux élections municipales et soupçonné de malversations financières, Anatoli Sobtchak a fui à Paris en 1998, et c’est Poutine qui l’y a aidé. L’ancien maire n’est rentré en Russie qu’à la fin de 1999, lorsque Vladimir Poutine était Premier ministre, et il y est mort d’une crise cardiaque juste avant les élections présidentielles. Certains prétendent que Poutine a fait empoisonner Sobtchak, parce que celui-ci rappelait trop bruyamment l’avoir couvert lors d’un scandale de détournements de fonds et que, plus généralement, ce juriste savait trop de choses3. Sa fille unique, née en 1981 et richissime depuis les années 2000 au moins, s’affiche toutefois régulièrement avec Vladimir Poutine, même si, en 2011-2012, elle se prétendait aux côtés des manifestants.

En avril 2014, Anton Krassovski et Ksenia Sobtchak passent trois jours en Crimée qui vient d’être annexée illégalement par la Russie — et leur séjour est une façon de prendre acte de cette annexion et de la soutenir. D’ailleurs, Krassovski clamera à plusieurs reprises, par la suite, que la Crimée est russe. Néanmoins, son ami Renat Davletguildeev, qui travaillait alors chez Dojd et a depuis quitté la Russie, se souviendra avoir organisé une soirée avec Krassovski, en décembre 2014, dans le bar La Rédaction, très fréquenté par les journalistes moscovites : ils n’ont diffusé que de la musique ukrainienne — dont, à plusieurs reprises, l’hymne ukrainien — et portaient des chemises brodées ukrainiennes. Il semblait alors inimaginable que Krassovski puisse un jour prétendre haïr tout ce qui est ukrainien.

Là apparaît une question déjà effleurée dans le cas de Soloviov : celle de l’absence de convictions réelles chez certains Russes post-soviétiques qui ne cherchent qu’à s’adapter aux circonstances extérieures pour en tirer profit et se protéger.

À partir de 2014, Krassovski intervient régulièrement sur Écho de Moscou qui se veut une radio d’opposition, mais est contrôlée par Gazprom. Il ose toutefois un nouvel engagement courageux et nécessaire : en 2016, avec un médecin, il crée un centre SIDA qu’il préside. Les autorités russes continuent alors de nier l’ampleur de l’épidémie qu’elles associent à la décadence occidentale et aux pratiques africaines, et les malades sont stigmatisés en l’absence d’une information suffisante. En outre, Krassovski annonce publiquement, en décembre 2017, être positif au VIH et il encourage à prendre de front le problème du sida.

Il demeure protégé par certaines de ses relations, notamment avec Ksenia Sobtchak : il est le parrain du fils de l’animatrice et — payé environ 300 000 dollars — s’implique dans l’équipe de la jeune femme lorsque celle-ci annonce se présenter aux élections présidentielles de 2018. Elle y joue, en fait, le même rôle que Prokhorov six ans plus tôt : faire « comme si » des candidats « libéraux » participaient à des élections fédérales, sans que ceux-ci puissent présenter un danger — Alexeï Navalny, en revanche, n’a pas été autorisé à se présenter. Mêlant politique et mondanités, Krassovski anime des émissions avec la candidate et rédige avec elle un livre, Sobtchak contre tous, mais ils se brouillent avant même la fin de la campagne.

Anton Krassovski à l’antenne de RT
Anton Krassovski à l’antenne de RT // Son compte Instagram

A-t-il pris goût à la politique ? Est-il manipulé par les équipes de Prigojine, ainsi que le prétendra Ilya Iachine ? En tout cas, Krassovski annonce en 2018 vouloir se présenter en septembre aux élections pour la mairie de Moscou, mais pas pour gagner — il n’a d’ailleurs aucune chance face à Sergueï Sobianine dont il se dit, « bien sûr, bien plus proche que de n’importe quel autre candidat » —, mais « pour apporter aux Moscovites un point de vue qui n’est pas habituel pour eux », notamment en tant que militant LGBT. Désormais, il prétend être « idéologiquement bien plus proche de Russie unie que de l’opposition libérale » qui serait représentée par Ksenia Sobtchak, Dmitri Goudkov et Ilya Iachine : ceux-ci seraient pour lui « des adversaires idéologiques ». Selon Krassovski, l’électorat « libéral » est « négligeable », et le quadragénaire reproche aux « libéraux russes » de toujours prendre position « contre Poutine », même lors d’élections locales. Lui assure ne pas considérer le président actuel comme « un bourreau sanguinaire, le mal de la Russie, la punition de celle-ci pour ses péchés ».

L’allégeance est claire, et la récompense juteuse : Krassovski est recruté en 2019 par Russia Today (donc, par Margarita Simonian), comme animateur, mais aussi comme producteur de documentaires. Et c’est très révélateur de certaines pratiques déjà soviétiques : les autres chaînes n’engagent pas le journaliste, parce qu’il est connu pour ses accès de colère et, surtout, parce qu’il revendique son homosexualité, ce qui peut tomber sous le coup de la loi sur la « propagande homosexuelle ». Qui peut se permettre de prendre ce risque ? Le média le plus proche du pouvoir. En URSS déjà, des journalistes et des médias osaient certaines audaces, sans conséquences négatives, parce qu’ils étaient liés au KGB. Krassovski est dès lors le « gay » que le pouvoir poutinien peut afficher pour prétendre ne pas être homophobe. Et le journaliste doit ses revenus à ce rôle.

En octobre 2020, il est même promu directeur des émissions conçues par Russia Today pour les habitants de Russie, et, après des films sur le VIH, il travaille sur des documentaires qui, consacrés à l’épidémie de COVID, seront vus par des millions de téléspectateurs.

Les explications d’Ilya Iachine

C’est alors que le politicien Ilya Iachine, ami de Boris Nemtsov — son mentor assassiné — et d’Alexeï Navalny, diffuse sur sa chaîne Youtube une émission de 9’40’’, intitulée « L’Histoire d’un salopard ». Datée du 2 décembre 2020, elle sera vue plus de 1,3 millions de fois et est toujours en ligne. Né en 1983, Iachine — aujourd’hui emprisonné pour 8,5 ans parce qu’il a condamné la guerre déclenchée par la Russie en Ukraine — y présente Krassovski comme « un ancien journaliste », « prêt à aboyer contre tous ceux qui critiquent le pouvoir ». Sur les réseaux sociaux, Krassovski défend avec virulence Sobianine et ses pratiques de corruption, alors que l’équipe du maire de Moscou refuse les propositions de débat adressées par Iachine. Ce dernier pose donc explicitement la question : pourquoi Krassovski se retrouve-t-il au même niveau que des gens auxquels il n’aurait pas serré la main, récemment encore ? C’est cette évolution que le jeune politicien veut expliquer.

Iachine constate qu’Anton Krassovski « n’est pas le premier journaliste qui échange sa réputation contre un emplacement confortable à côté de la mangeoire (kormouchka) du pouvoir ». De fait, « le pouvoir achète des paquets de journalistes, politologues et blogueurs », mais ceux-ci ont des motivations diverses : certains veulent obtenir de l’argent, d’autres passer à la télévision, et d’autres, dont Krassovski, seraient « simplement terrifiés ».

Iachine sait pourquoi et raconte alors un événement qui s’est passé au printemps 2012, alors que l’opposition semblait plus unie que jamais contre le retour de Vladimir Poutine à la présidence. Ce jour-là, Iachine et Ksenia Sobtchak — avec laquelle il avait une liaison — ont retrouvé Nemtsov et sa compagne, Krassovski et quelques autres personnes dans un restaurant de Moscou, le Tverboul. Un serveur leur a fait remarquer que deux jeunes femmes les filmaient en cachette ; il s’agissait de collaboratrices de la chaîne Life News, dont les journalistes, d’après Iachine, collaboraient avec les services secrets russes. Une dispute a éclaté, au cours de laquelle Krassovski a pris la caméra et l’a cassée. Le lendemain, le puissant propriétaire de Life News a porté plainte et des interrogatoires très désagréables ont commencé. D’après Iachine, les enquêteurs s’intéressaient surtout à lui et Nemtsov : tous deux étaient dans le Comité d’organisation des manifestations. Mais, parce que les policiers n’ont rien pu trouver contre eux, ils se sont concentrés sur Krassovski qui avait cassé la caméra et sur la compagne de Nemtsov, qui avait tiré les cheveux de l’une des journalistes. Krassovski serait alors devenu hystérique : il était terrifié par le risque d’être emprisonné et implorait tout le monde de le sauver. En effet, souligne Iachine, Krassovski « n’a jamais caché son orientation sexuelle », et il aurait craint, en tant qu’homosexuel, de ne pouvoir survivre dans une prison russe.

Là, une petite explication s’impose, que Iachine ne donne pas, tant elle est claire pour tout le monde en Russie. Le monde carcéral russe est organisé en fonction de codes et de hiérarchies très stricts, et, tout en bas de l’échelle, se trouvent les homosexuels, et même, ceux qui ont été violés, par exemple au cours de séances de tortures. Les uns et les autres n’ont pas le droit de manger avec leurs codétenus, de dormir ailleurs que sur le sol, et sont victimes de toutes sortes de violences : ils n’ont plus aucun droit. De quoi, effectivement, être terrifié. Or, poursuit Iachine, « on peut faire ce que l’on veut » de quelqu’un « qui a peur et est cassé moralement ».

Krassovski serait allé voir le propriétaire de Life News et l’aurait supplié à genoux, en larmes, de lui éviter la prison. Celui-ci a retiré sa plainte et l’enquête a été abandonnée. Mais, désormais, Krassovski aurait été dépendant du pouvoir, et c’est de cette façon qu’il est « peu à peu devenu l’un des propagandistes les plus odieux du Kremlin ». Ainsi, raconte Iachine, le journaliste a couvert de boue ceux qui participaient à des manifestations de protestation. Puis il a clamé soutenir Russie unie et a demandé à être admis dans ce parti. Il s’est alors avéré que Krassovski collaborait avec les structures d’Evgueni Prigojine et, à partir de 2019, avec Russia Today.

Krassovski serait devenu de plus en plus agressif, selon Iachine : « On a l’impression qu’il déteste non seulement toute l’opposition, mais tout le peuple russe. » Pourtant, il n’est plus menacé, à sa place près de la « mangeoire » du pouvoir, et est très bien payé : d’après ce qu’il dit, plus de 500 000 roubles par mois (environ 5 500 euros à l’époque) et sans doute deux fois plus depuis. Mais Iachine considère que Krassovski est toujours terrorisé : il « se méprisera toute sa vie d’avoir été aussi lâche » et le fera payer à son entourage. D’autant que le journaliste sait que, dès qu’il a le dos tourné, les proches du Kremlin se moquent de lui : «Pour ce pouvoir, les gays sont des gens de deuxième catégorie », souvent critiqués par la propagande officielle. Bref, poursuit Iachine, « Anton doit se sentir comme un juif qui serait allé servir la Gestapo ».

Compte Instagram d’Anton Krassovski
Compte Instagram d’Anton Krassovski, capture d’écran

Confirmant cette version dans ses grandes lignes en 2022, Ksenia Sobtchak prétendra qu’un changement psychologique s’est produit chez Krassovski après le conflit dans le restaurant : son ancien ami aurait été déçu que les « libéraux » ne prennent pas sa défense, et il aurait dès lors considéré que les pro-Poutine étaient plus fiables et plus fidèles. Ce qui lui permet sans doute de justifier son tournant à ses propres yeux.

Il s’avère donc bien que l’argent n’est pas le seul élément permettant de recruter des partisans déchaînés du pouvoir. Et, une fois certaines barrières surmontées, l’ivresse semble la même chez Krassovski que chez Soloviov ou chez les assassins décrits par Dostoïevski : ceux qui, pendant des années, n’ont touché personne, puis, une fois le premier meurtre commis, ne peuvent plus s’arrêter et multiplient les tueries. C’est pourquoi l’écrivain Dmitry Glukhovsky parlera sur Twitter le 4 novembre 2022 d’un « effondrement de la personnalité», constaté « chez Medvedev, Krassovski et Soloviov ». Il l’expliquera par « l’impossibilité de dire la vérité » : « Ils comprennent qu’ils mentent chaque jour, se forcent à croire à leur mensonge, et c’est précisément ce qui les empoisonne et les détruit. Ils hurlent pour crier plus fort qu’eux-mêmes. »

D’autant que la fatale année 2022 encourage tous les excès.

L’année de la guerre

En janvier 2022, Krassovski assure ainsi, pendant son émission sur RT, que la Russie va envahir l’Ukraine — « nos terres russes » — si celle-ci dit vouloir intégrer l’OTAN. Accompagnant ses paroles d’un geste obscène, il déclare que l’Ukraine ne doit pas exister et que la Russie (« nous ») fera tout pour que l’Ukraine n’existe plus. Excité, parlant de façon hachée, il promet que les Russes brûleront la Constitution ukrainienne au centre de Kyïv. Il s’en prend aussi aux Américains qui s’inquiètent de voir les Russes grouper leurs troupes sur la frontière ukrainienne, et les accuse de vouloir imposer aux Russes les lieux où déployer leurs troupes. Or il est vu en Ukraine comme celui-ci qui exprime la position du Kremlin et reprend le discours de plus en plus belligérant de celui-ci.

Poutine lance ses troupes contre l’Ukraine le 24 février 2022. Quatre jours plus tard, l’Union européenne annonce avoir inclus certains propagandistes dans la liste des sanctions, dont Anton Krassovski et l’écrivain Zakhar Prilepine. Krassovski brûle alors publiquement son passeport contenant un visa américain valide, et il commencera à tourner des émissions pour RT depuis les tranchées du Donbass. En Russie, beaucoup de ses anciens amis, y compris ceux qui respectaient son travail sur le VIH et l’homosexualité, ne veulent désormais plus rien avoir à faire avec lui. Des collaborateurs du centre SIDA quittent celui-ci pour ne pas être associés à quelqu’un qui justifie la guerre contre l’Ukraine. Et ils sont de plus en plus nombreux à confier que les excès de cocaïne influent peut-être aussi sur le caractère et les propos de Krassovski.

L’ambassade américaine en Ukraine note que le propagandiste a traité les Ukrainiens d’ «animaux », et menacé de brûler la Constitution ukrainienne. En revanche, le 22 mars, l’ambassade de Russie en France signale « le nouveau film d’Anton Krassovski » : diffusé sur Pervy Kanal, la première chaîne russe, il prouverait « l’existence d’un réseau de bio-laboratoires secrets, financés par le Pentagone » et répartis entre autres sur le territoire ukrainien. Un autre film de Krassovski sera diffusé, peu après, sur Pervy Kanal. Son titre est clair : Une Kherson russe : nous avons attendu cela pendant trente ans. Kherson a depuis été reprise par l’armée ukrainienne.

Au début de mai 2022, Krassovski prend la défense de Margarita Simonian lors d’une polémique sur Twitter avec l’ancien mari de la chanteuse pop Alla Pougatchova. Revendiquant son homosexualité, il assure que la société russe est « monolithique et unie comme jamais » : « Elle soutient la Russie, notre armée, notre président. » Beaucoup de ses anciens amis ont pourtant fui leur pays dans les semaines précédentes.

Le 16 juillet, alors que llya Iachine vient d’être condamné pour « fakes concernant la guerre » — il a dit la vérité sur cette guerre et les crimes commis par l’armée russe —, Kirill Martynov, rédacteur en chef de l’édition européenne de la Novaïa Gazeta, annonce que des missiles russes ont été tirés sur la ville ukrainienne de Vinnitsa et qu’Anton Krassovski a lancé qu’il fallait « davantage de Vinnitsa ». Ce dernier pose avec un T-shirt noir marqué d’un grand Z blanc. Le signe de ceux qui soutiennent cette guerre criminelle et insensée. En ce mois de juillet, une enquête pénale est lancée en Ukraine contre le propagandiste : on lui reproche ses appels au génocide et à une prise du pouvoir par la violence.

Mais le plus gros scandale est encore à venir.

Que faire des enfants ukrainiens ?

Le 14 septembre 2022, le site russophone Meduza consacre à « l’ex-journaliste Anton Krassovski, devenu l’un des principaux propagandistes de cette guerre », un article intitulé « Quand on vend son âme au diable, tout talent se transforme en merde ». L’ex-collaborateur de Vogue est cité :

« Nous avons observé pendant huit ans comment on bombardait les femmes et les enfants [dans le Donbass], comment des obus faisaient exploser des enfants en morceaux sous les yeux de leurs mères. Nous, les Russes, sommes coupables de cela, la Russie est coupable de cela. […] Mais nous ne permettrons plus cela. »

Anton Krassovski avec la fondatrice de la chaîne Dojd Natalia Sindeeva (à gauche) et Margarita Simonian
Anton Krassovski avec la fondatrice de la chaîne Dojd Natalia Sindeeva (à gauche) et Margarita Simonian // Le compte Instagram de Krassovski

Il aurait ajouté :

« J’ai toujours dit que c’était notre terre. Il n’y a pas d’Ukraine, qu’ils aillent tous se faire… […] Pour trois enfants russes tués, il faut 300 officiers tués dans une ville ukrainienne du centre. […] Cette opération spéciale ne se terminera pas, tant que l’Ukraine n’aura pas signé la capitulation. »

D’après Meduza, Krassovski a promis que les responsables ukrainiens ayant tué des Russes ces dernières années seraient jugés à Odessa (Ukraine), « une ville russe ». Quant aux Russes ayant quitté le pays après le 24 février 2022, « ce sont des salauds et des traîtres. Il faut agir avec eux comme avec des salauds et des traîtres ». Ce qui ne peut pas ne pas rappeler les propos tenus par Mikhaïl Cholokhov, auteur proclamé du Don paisible, lors du procès de Siniavski et Daniel en 1966. Les études à l’institut Gorki n’auraient pas été vaines ? On en reviendrait au même point, malgré les soirées branchées au restaurant Jean-Jacques et les nuits passées au Maïak ?

Pour Krassovski, les autorités de Kyïv sont « nazies » et les diplomates étrangers sont « des ordures ». Le 10 octobre 2022, lorsqu’un bombardement russe tue quatorze personnes en Ukraine, le propagandiste partage une vidéo où il danse sur son balcon : « Je ne peux que dire mon bonheur. Je danse sur mon balcon dans un pyjama Armée de Russie ».

Quelques jours plus tard, il interviewe l’écrivain Sergueï Loukianenko sur l’antenne de RT et lance que, si des enfants ukrainiens [illégalement transférés en Russie, NDLR] considèrent que des territoires ukrainiens ont été occupés par la Russie, ces enfants doivent être noyés dans une rivière ou brûlés vivants. Krassovski affirme de nouveau que l’Ukraine « ne doit pas exister » et qu’il faudra fusiller ceux avec lesquels les Russes ne pourraient partager un même État. L’absence de limite des criminels, décrite par Dostoïevski. Peut-être aussi les excès de cocaïne. Et la haine de soi.

C’en est trop, même pour Margarita Simonian : elle annonce le 23 octobre que Krassovski est suspendu. Le journaliste s’excuse sur Telegram dès le lendemain, disant s’être emporté, et il n’y aura pas de suites judiciaires en Russie. En Ukraine, le pays de son enfance, il sera condamné in absentia à cinq ans de détention.

Mais, en avril 2023, alors que circule une vidéo montrant la décapitation d’un soldat ukrainien par des Russes, Krassovski déclare, le regard vide, que tout est justifié pour la victoire finale et qu’il soutiendra jusqu’au bout les soldats de son pays. Le 10 mai 2023 encore, il discute publiquement, avec un certain Akim Apatchev, journaliste et rappeur, du nombre d’Ukrainiens déjà tués et à tuer encore. Le média russe The Insider signale, le 22 mai 2023, que Krassovski a de nouveau dit, lors d’une émission sur une chaîne nationaliste russe, que les enfants ukrainiens devaient être brûlés et noyés. Ces propos, comme les rires des barbus l’interviewant, témoignent, hélas, de l’effondrement moral absolu d’une partie de la population russe.

Conclusion : un glamour censé masquer l’autoritarisme croissant

Dostoïevski est décidément partout. Dans ces « emportements », dans ces ivresses criminelles, dans cette fascination pour le mal. D’ailleurs, parmi ceux qui ont témoigné dans l’enquête de Meduza, cinq proches, amis ou collègues de Krassovski ont comparé celui-ci à un personnage de Dostoïevski : tantôt avec Raskolnikov de Crime et châtiment, tantôt avec Smerdiakov des Frères Karamazov. Le premier tue deux femmes âgées, le second assassine son père. Et, comme le disait la grande poétesse russe Anna Akhmatova vers la fin de sa vie : « Dostoïevski savait beaucoup de choses, mais pas tout. Il pensait, par exemple, qu’en tuant un homme, on devenait Raskolnikov. Nous savons maintenant qu’on peut tuer cinquante, cent personnes, et le soir aller au cinéma4. » Et que certains applaudissent ces cinquante, cent assassinats, et vont le soir faire la fête dans des bars branchés de Moscou.

Ksenia Sobtchak, l’ancienne amie proche, donne sans doute des clefs lorsqu’elle estime que Krassovski, le parrain de son fils, « n’a aucun principe, ni aucune idéologie » : il « veut seulement être un personnage important et recevoir pour cela beaucoup d’argent ». Il voudrait aussi appartenir à un groupe : « Quelle p… d’importance, ce que nous défendons ? Le principal, c’est que nous sommes ensemble, nous nous tenons par la main ! »

L’argent, la volonté d’appartenance, la peur des arrestations aussi : les compromissions de tant d’écrivains et journalistes pendant la période soviétique s’expliquent, en grande partie, par ces mêmes mécanismes, avec peut-être un peu plus de convictions idéologiques aux débuts de cette période — c’est que faisaient apparaître les documents d’archives, notamment publiés dans la revue Questions de littérature lorsque Krassovski y travaillait. Et ce qui apparaît ainsi, c’est l’échec retentissant de ces cercles médiatiques russes qui se voulaient glamour, modernes et européens. Le glamour n’a pas entraîné la Russie vers l’Occident : il a couvert la renaissance de l’autoritarisme politique et rendu celui-ci attirant, il a encouragé la corruption et prétendu justifier que, de nouveau, des journalistes et des intellectuels vendent leur âme à un pouvoir criminel. Comme tant de leurs prédécesseurs.

L’échec est absolu.

La suite au prochain numéro, mais après les vacances…

Politologue, historienne, slaviste, professeure à l'université Rennes II, directrice du département de russe de Rennes II, chercheuse au CERCLE (Nancy II). Travaille essentiellement sur les relations pouvoir-société-culture dans la Russie des XXe et XXIe siècles, et sur les questions d'influence de 1920 à aujourd'hui. Ses derniers ouvrages : Le Clan Mikhalkov. Culture et pouvoirs en Russie (1917-2017), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019 ; Les Réseaux du Kremlin en France, Paris, Les Petits Matins, 2016 ; La Fabrique de l’homme nouveau après Staline. Les arts et la culture dans le projet soviétique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2016.

Notes

  1. Voir : VAISSIÉ Cécile, « Glamour, extrémisme et censure : l’emballage « hollywoodien » du poutinisme », La Revue russe, n°31, 2008, p. 33-40.
  2. KRASTEV Ivan, Eksperimentalnaïa rodina. Razgovor s Glebom Pavlovskim, Moskva, Izdatelstvo Evropa, 2018. Bookmate, p. 199 / 222.
  3. VAKSBERG Arkadi, Le Laboratoire des poisons. De Lénine à Poutine, Paris, Buchet-Chastel, 2007, p. 209-212.
  4. NEIMAN Anatoly, Anna Akhmatova, Paris, Payot, 1992, p. 158.

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