Ekaterina Degot : « Impossible de fermer les yeux sur les cadavres qui se cachent dans les placards russes »

Historienne de l’art et commissaire d’exposition, Ekaterina Degot a quitté la Russie en 2014 et vit depuis en Europe. Elle se montre critique du rôle des intellectuels et du potentiel contestataire de l’art contemporain en Russie. Elle ne croit guère à l’apparition d’un nouveau milieu artistique « underground » en Russie, car les réalités économiques d’aujourd’hui sont très différentes de celles de l’Union soviétique.

Vous avez quitté la Russie bien avant beaucoup d’autres. Quelle en a été la raison principale ?

Jusque-là, j’étais restée plus ou moins en phase avec le pays : dans les dernières années de l’URSS, je me trouvais, en tant qu’historienne de l’art, dans une niche — celle des intellectuels cherchant à échapper à la réalité. À l’époque où notre Histoire a basculé, en 1993, je suis passée du statut de chercheur à la galerie Tretiakov à celui de critique d’art pour le journal Kommersant, croyant à tort que la nouvelle ère serait celle de la liberté d’expression (plutôt que celle du capitalisme brutal). Tout aussi naïvement, j’étais convaincue que mon nouveau pays, la Russie, ferait partie du monde, et donc, je participais en parallèle à des projets internationaux en tant que commissaire d’exposition. Petit à petit, les déceptions ont été plus nombreuses que les espoirs, et j’ai quitté le journal Kommersant en 2000, au moment où mon pays vivait un nouveau tournant historique sous nos yeux, puis j’ai travaillé dans l’équipe du site indépendant Openspace. Mais en 2014, lorsque la Russie s’est emparée de la Crimée, les choses sont devenues claires. Aussi, la même année, j’ai quitté le pays. J’ai d’abord travaillé en Allemagne et, ces cinq dernières années, en Autriche, en tant que directeur et conservateur en chef du festival international d’art contemporain Styrian Autumn, qui a lieu à Graz et dans la région de la Styrie depuis 1968. Aujourd’hui, je ne travaille pas en Russie, donc je ne peux pas, et même je n’ai pas le droit de juger la façon dont vivent les gens qui, pour des raisons diverses, y sont restés. Pourtant, je fais partie de ceux qui ont été partie prenante de la longue période qui a conduit à la catastrophe d’aujourd’hui, et je m’interroge souvent sur la responsabilité que nous portons.

Nous connaissons bien la teneur des débats qui ont lieu dans les milieux intellectuels ukrainiens et russes sur le rôle de l’artiste en temps de guerre. En Autriche, comment les artistes réagissent-ils à la guerre ?

L’Autriche est la partie la plus à l’est de l’ouest, si je puis dire, c’est donc un endroit intéressant. Ce pays n’a pas l’habitude de se poser de « grandes questions morales ». En Allemagne, un tel processus a eu lieu et a laissé des traces dans la littérature et le cinéma, ce qui a été intériorisé, ne serait-ce que de manière superficielle, par les générations suivantes. Mais en Autriche, après la Seconde Guerre mondiale, il n’y a pas eu de débat sérieux à l’échelle de la nation, et il n’y a pas eu d’équivalent de la scène de l’agenouillement de Willy Brandt en hommage aux victimes du ghetto de Varsovie. Ceux qui, dans les milieux culturels autrichiens, ont évoqué la question de la responsabilité étaient pour la plupart des dissidents. Des voix respectables, mais qui ont plutôt fait figure d’exception. C’est à peu près comme cela qu’en Russie, on parlait des répressions staliniennes dans les années 1980 et 1990 : nous savions qu’elles avaient eu lieu, mais il n’y a pas eu de position officielle de condamnation de ce passé. C’est pourquoi les discussions sur la question de savoir s’il est « éthique de faire de l’art aujourd’hui » ne sont pas vraiment comprises ici. En outre, l’art, en particulier les arts visuels, est le plus souvent vu ici comme une simple profession, et ne confère pas d’autorité morale. Mais je ne m’attends pas à ce que l’opinion autrichienne me comprenne, car c’est avant tout un problème russe. Je me considère comme une commissaire d’exposition autrichienne, et je travaille sur les problèmes politiques de l’Europe centrale, en essayant de débusquer tous les cadavres que je peux trouver dans les placards centre-européens. Mais impossible pour autant de fermer les yeux sur les cadavres des placards russes, des cadavres qui ont commencé à émerger d’une manière si monstrueuse.

En tant qu’historienne et spécialiste de l’art, que retenez-vous de majeur dans les débats qui portent sur la responsabilité des Russes ?

Pendant la guerre en Afghanistan, il ne serait venu à l’idée de personne d’accuser les citoyens soviétiques de manquer d’esprit d’analyse, ou de les appeler à la repentance en raison d’une décision prise par Brejnev. L’idée qui dominait dans le monde à l’époque était que le peuple soviétique n’avait pas, et ne pouvait pas avoir, de capacité d’action propre, en d’autres termes, que les Soviétiques n’étaient ni les sujets, ni les acteurs de leur propre Histoire. Il serait incongru d’avoir des exigences morales vis-à-vis d’une personne résidant dans un pays totalitaire, puisqu’elles  sont censées remettre leur conscience et leur éthique entre les mains de l’État. Aujourd’hui, sur le plan pratique, la situation n’est pas bien différente : la plupart des Russes n’ont toujours aucune capacité d’action, et s’ils ont une conscience et se sentent responsables, il leur est impossible de le manifester publiquement sans risquer leur vie. Toutefois, il convient alors de se demander dans quelle mesure les Russes sont responsables de leur situation actuelle, une situation dans laquelle ils ne sont « responsables de rien ». 

Le fait qu’on demande aux Russes des comptes sur le plan moral suggère que, contrairement aux années 1980, nous sommes aujourd’hui perçus comme des sujets de notre propre Histoire, et non comme des objets. Alors qu’ il s’agit d’une utopie.

Dans tous les cas, aborder la question de la responsabilité est une bonne chose, car cela pourrait aider, dans une perspective de long terme, à faire démarrer une réflexion en Russie même. Cela pourrait conduire à un réexamen approfondi et, finalement, à la fin du discours toxique sur « la Russie et l’Occident » qui a dominé dans notre pays depuis les années 1990, et qui est fondé sur une épaisse couche de ressentiment historique.

Je considère que ma responsabilité est de comprendre quelle a été notre erreur et ce qui a conduit à la catastrophe, en prenant l’exemple du milieu dans lequel j’évoluais, c’est-à-dire le milieu de ceux qui ont créé la nouvelle culture post-soviétique.

Pour ce faire, il faut revenir trente ans en arrière, à la fin des années 1980, en pleine perestroïka. Les syndicats artistiques étaient pleinement engagés dans le mouvement. À l’instar de l’Union des travailleurs du théâtre ou de l’Union des cinéastes, l’Union des artistes tentait de se réformer. En 1987, la 17e exposition finale de la section jeunesse de l’Union des artistes de Moscou, une exposition à laquelle j’ai participé, était censée apporter un esprit de jeunesse à une Union des artistes en perte de vitesse. Mais les choses se sont passées différemment dans le domaine des beaux-arts. Ce fut le seul domaine à rompre avec les institutions soviétiques et à se proclamer fondamentalement différent : il n’était plus « IZO » [abréviation soviétique de izobrazitelnoe iskousstvo, c’est-à-dire « beaux-arts », NDLR], mais « ART », un phénomène occidental censé ouvrir la voie vers l’avenir. On avait une vague perception de cet avenir comme devant être capitaliste. On supposait que le marché privé s’imposerait de manière universelle comme LA grille d’évaluation du succès.

À ce moment, nous avons fait face à une première déception car aucun marché de l’art contemporain n’a émergé en Russie. On ne peut pas dire que rien n’a émergé car il y a eu des galeries et il y en a jusqu’à maintenant, mais les relations de marché ne sont pas devenues centrales. En soi, ce n’est pas une mauvaise chose, mais cela a créé un vide qu’un nouveau pacte étrange entre l’art et le pouvoir est venu combler. Cette alliance s’est mise en place sur une base idéologique mais, étonnamment, l’art requis par le pouvoir n’était pas un art à la gloire du régime (comme à l’époque de Staline, par exemple), mais un art critique. L’exemple de Marat Guelman en est l’illustration la plus frappante. Comme on le sait, il a ouvert l’une des premières galeries de Russie, et a commencé à vendre de l’art contemporain, mais pour des raisons évidentes, cela n’a pas été facile. Et soudain, au milieu des années 1990, comme il le raconte lui-même avec amertume, il s’est rendu compte qu’il pouvait utiliser l’« ART », y compris l’art contestataire, comme instrument de « technologie politique », qui pouvait venir appuyer diverses campagnes électorales, principalement régionales (et même des campagnes électorales en Ukraine). C’est ainsi qu’il a trouvé une nouvelle forme de financement. C’était un processus complexe au cours duquel on a vu changer l’art (consciemment ou non) et la politique, qui s’est rapprochée d’un art de la performance, voire de la farce. Les techniques de l’art critique, ironique et dadaïste, contribuaient par exemple à discréditer les candidats indésirables. Cette fusion de l’art et d’un projet politique antidémocratique a été rendue possible par des particularités de l’art lui-même, par des lacunes dans son « programme ».

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Marat Guelman // Sa page Facebook

Quelles visions idéologiques les représentants de l’art contemporain avaient-ils pour le présent et pour l’avenir ? Quels étaient leurs points de vue politiques, leurs idéaux ?

Il convient d’abord de dire ce que pensait l’intelligentsia post-soviétique en général. À l’Ouest, on croit encore que la Russie, après la fin de l’URSS, se dirigeait vers la démocratie, et que quelque chose a juste mal tourné. En fait, dans ces années-là (et à bien des égards aujourd’hui encore), l’intelligentsia russe était convaincue que la « démocratie » correspondait exactement au régime de l’URSS, et qu’avec l’aide de l’Occident, on pourrait enfin en être débarrassé. Elle voulait en venir à une méritocratie où tout le monde (et surtout elle, l’intelligentsia) serait évalué au mérite, et non sur un pied d’égalité avec les autres. L’intelligentsia soviétique (très éloignée de l’intelligentsia prérévolutionnaire, bien sûr) pensait que le pouvoir en 1917 avait été pris par ce que l’on appelait alors les « hégémons » (c’est-à-dire les prolétaires), des gens sans éducation et sans culture. Maintenant, l’intelligentsia voyait une chance de revanche, dans laquelle le régime tsariste serait restauré, mais avec les intelligents et les riches en tant que nouvelle aristocratie. C’est ainsi que l’intelligentsia a perçu le changement d’organisation sociale de 1991. Parmi mes amis des années 1990, nombreux étaient ceux qui commencèrent à s’identifier à la noblesse, alors qu’ils devaient très probablement presque tous descendre de serfs. Un célèbre journaliste m’avait même dit que la Russie devait introduire un critère d’éducation pour les élections : selon lui, seules les personnes ayant fait des études supérieures devaient être autorisées à se rendre aux urnes, et leurs opinions politiques devaient être contrôlées.

L’intelligentsia soviétique a bien sûr compris le concept de démocratie à l’européenne d’une manière absolument pervertie, comme le pouvoir de quelques « Blancs », comme une institution de racisme social. C’est l’origine du ressentiment actuel des Russes à l’égard de l’Occident, un sentiment qui concerne même les acteurs du monde de la culture : l’Occident s’est avéré incompatible avec leurs idées archaïques, il les a selon eux « trahis ». Malheureusement, l’européanisme russe, maintes fois romancé et dont on pleure désormais la disparition, n’est le plus souvent qu’une forme de racisme. Ainsi, quand les Russes commencent une phrase en disant « Nous sommes européens… », ils ont tendance à ajouter ou sous-entendre « …à la différence de tels ou tels sauvages qui ne savent même pas parler correctement ». D’une manière générale, l’affirmation qui consiste à dire « Nous sommes l’Europe » signifie dans de nombreux pays « C’est nous l’Europe et pas ceux-ci ou ceux-là… » et a pour fonction d’exclure les « autres » (les « autres » qui vivent de l’autre côté de la frontière, ou ceux de l’intérieur, qui habitent ici-même). On serait bien mal inspiré de ne pas le reconnaître. L’Europe ne se soucie guère de l’usage qui est fait de son merveilleux nom. En Russie, au cours de son Histoire, ceux que l’on a appelés « ces sauvages » ont pu être des serfs qui ne comprenaient pas le français [alors très prisé et pratiqué par l’aristocratie, NDLR], puis des habitants du sud de la Russie, d’Ukraine ou de Géorgie, qui avaient un fort accent et dont on se moquait. Désormais, les migrants d’Asie centrale ont également rejoint ce club.

Quel rôle a joué l’art contemporain, le modèle occidental de l’« ART », dans cette tentative de toujours s’éloigner plus de la démocratie ? Un rôle clé. En effet, contrairement à la musique, à la littérature, au cinéma et au théâtre, l’art contemporain n’a pas de formes populaires. Un autre art — le design — a pour fonction d’introduire des éléments visuels dans la société, alors que l’art contemporain est un domaine relevant d’un ensemble de pratiques pas toujours très compréhensibles, parfois belles, parfois drôles, quelque chose que la société tolère en quelque sorte, observe avec un intérêt réservé et utilise, par exemple, comme une attraction touristique. Cela est vrai partout dans le monde, mais en Russie, l’art contemporain a été transformé en projet politique. L’art contemporain a été immédiatement compris comme un moyen de tracer une ligne entre les classes inférieures et supérieures, de « séparer le bon grain de l’ivraie ». En Russie post-soviétique, les expositions d’art contemporain ont dès le début été présentées comme quelque chose qui était destiné à « ceux qui comprennent », qui n’était pas « accessible à tout le monde ». En réalité, cet élitisme absurde et autoproclamé était au cœur du projet des avant-gardes artistiques du début du XXe siècle. Ainsi Kazimir Malevitch, que personne ne connaissait, se qualifiait de « suprématiste » et Velimir Khlebnikov s’autoproclamait « président du globe ». Mais à l’époque, cette idée était progressiste, révolutionnaire, car elle allait à l’encontre des élites existantes et cherchait à les déloger. Or dans la nouvelle Russie, l’art contemporain a commencé à fusionner de manière extatique avec les élites, à les servir directement ou indirectement, et à travailler pour renforcer une idéologie de…

 …de supériorité ?

Oui, une supériorité de classe et de race. C’est pourquoi l’art contemporain a si facilement trouvé un soutien du côté de mécènes qui devenaient des vedettes, et les artistes ont commencé à apparaître dans les pages des magazines. Au début, cela s’est fait très naturellement, les entreprises pouvaient devenir « à la mode » grâce à l’art, tandis que l’art semblait gagner en influence (alors qu’en réalité, il n’en a pas gagné). En Russie, l’art contemporain a joué un rôle central dans la légitimation, indirecte et directe, de l’idée d’inégalité. Dans le même temps, les artistes se sont longtemps perçus comme apolitiques, ils se sont retranchés dans une tour d’ivoire.

Votre développement explique beaucoup de choses. Mais vous ne pouvez pas nier que depuis les manifestations, c’est-à-dire depuis 2011 environ, les acteurs du monde de l’art contemporain se sont surtout rangés du côté de la minorité protestataire.

Oui, la conception de l’art en tant qu’acte de protestation politique est également apparue en Russie dans les années 2000, en grande partie sous l’influence occidentale. Mais il s’agit aussi d’une tradition plus longue, qui a elle-même émergé sous l’influence de l’avant-garde soviétique. Ainsi, c’est une histoire complexe de pollinisation croisée. Ce n’est un secret pour personne que, dans les années 2000, cet art a eu le plus grand mal à se frayer un chemin à l’intérieur de la Russie, car il était confronté à la résistance des communautés artistiques. Aujourd’hui, la plupart des acteurs de cette période ont tout abandonné et se sont dispersés dans le monde, car ce n’étaient pas que des artistes, mais aussi le plus souvent de véritables activistes politiques. Cependant, le sort de l’art militant, qui a connu un essor considérable dans le monde après les printemps arabes, n’est pas enviable. L’activisme artistique n’a mené nulle part, ni en Égypte, ni en Russie. On pourrait presque dire que l’art du début du XXIe siècle a essuyé une défaite qu’il continue à digérer. Il n’a pas résolu les problèmes dont il avait fait son combat. Les artistes et les critiques ont découvert que cet activisme était une affaire interne à leur milieu. Cela s’était déjà produit auparavant, et en soi, cela n’était pas si grave que ça. Pourtant, c’est cet art lui-même qui avait déclaré que la politique était l’espace réel, et non symbolique, de son action. Cela n’a pas fonctionné. Les opinions qui existaient au sein de ce milieu ont pu inspirer ou encourager certains à se rendre à des manifestations, mais cela n’a eu aucun effet sur les masses. En partie parce que l’art contemporain, à quelques exceptions près, se sent à l’aise surtout dans son propre milieu. […]

L’artiste Vadim Zakharov, le co-auteur de votre ouvrage à succès intitulé L’Histoire du conceptualisme, pense que c’est précisément l’expérience de l’underground soviétique qui pourra aider les artistes de la Russie d’aujourd’hui à préserver leur indépendance, leur honneur et le sens de leur travail. […]

[…] Je comprends et partage la position de mon ami Vadim Zakharov, mais il faut se rappeler qu’en URSS la situation était particulière, notamment sur le plan économique. Les artistes du cercle non officiel, comme tous les Soviétiques, disposaient d’une sorte de « revenu universel » — pour utiliser une terminologie contemporaine — qui prenait la forme d’un logement garanti, de soins de santé et d’une éducation gratuite. Cela leur permettait d’avoir du temps libre, un temps qu’ils pouvaient consacrer à l’art. Notons, que c’est comme cela qu’avait été pensé l’idéal de l’homme soviétique : au moment où ses besoins matériels de base seraient satisfaits par l’État, il pourrait créer. En d’autres termes, du point de vue de l’État soviétique, l’existence des conceptualistes n’était pas du tout antisoviétique : ils réalisaient en fait l’idéal léniniste. Il est également important de comprendre que nombre de ces artistes clandestins gagnaient leur vie dans le cadre du système soviétique des beaux-arts (ou « IZO ») : par exemple, ils illustraient des livres ou fabriquaient des statues de Lénine. 

Seuls quelques marginaux vivaient complètement en dehors de ce système. Il serait plus juste de parler non pas d’une « clandestinité », mais d’une existence parallèle. Bien sûr, ils essayaient autant que possible de ne pas participer à la vie soviétique. Même si l’on n’a aucune influence sur ce qu’écrit la Pravda, on peut au moins ne pas la lire. J’aime beaucoup les réalisations du conceptualisme moscovite, ces artistes sont mes amis proches, et mon mode de vie était le même que le leur pendant les dernières années de l’URSS. Mais je dois reconnaître que le concept de « vivre dans son propre monde » est à bien des égards un précurseur du concept actuel d’« adaptation passive ». Parmi les gens que je connais à Moscou, beaucoup disent : « J’essaie de ne pas lire les nouvelles, de ne pas les regarder. Comme rien ne dépend de moi, je vais continuer à faire ce que je sais faire, dans mon coin. ». Vadim Zakharov encourage les artistes à entrer dans la clandestinité, mais le problème est qu’ils se croient déjà dans la clandestinité. Ils organisent une petite exposition dans une galerie privée ou un centre d’art ; le journal Kommersant a cessé de parler d’eux ; ils créent, disons, une école d’art où ils traitent des questions d’art pur, ce qui, selon eux, est en soi déjà une activité de protestation. Et tout se passe comme s’il n’y avait pas de guerre. De loin, je peux sentir l’énergie gigantesque qu’ils consacrent à ce déni et cet oubli. Et c’est là que beaucoup de gens se posent la question : est-il éthique de faire de l’art lorsqu’il y a une guerre ? Ou alors, faudrait-il, pour de bon, …

… se taire ?

… ne pas aller manifester, ne pas commettre des erreurs qui pourraient être fatales… Mais que signifie « se taire » ? N’avoir aucune parole publique ? Aucune action publique ? Ou alors ne pas faire d’art du tout, se replier en soi-même ?

A minima, il s’agit de ne pas avoir de relations avec les autorités : les centres d’exposition, les institutions, etc. Dans une telle situation, la seule chose qui serait probablement considérée comme éthique — pour poursuivre votre pensée — serait de s’engager dans l’art anti-guerre. C’est la seule déclaration « pertinente » de l’artiste aujourd’hui.

La question complexe de savoir s’il est éthique de s’engager dans l’art peut se lire à plusieurs niveaux. Au niveau le plus simple, par exemple, la plupart des artistes et des conservateurs qui collaborent avec des institutions culturelles russes privées, même lorsqu’ils se trouvent en Europe, ne pensent pas au fait que les propriétaires de ces institutions culturelles font partie des cinq principaux sponsors de la guerre au sens le plus bassement matériel du terme. Pendant longtemps, on a eu tendance à ne pas se demander d’où venait l’argent. Je me réjouis que certains commencent à y penser.

D’une manière plus générale, ma réponse à la question est la suivante : la position civique d’une personne est plus importante que sa position artistique. […] Dans le cadre de la Russie actuelle et de ses lois, difficile d’avoir une opinion univoque. On dit souvent : « Fais ce que tu as à faire, et il arrivera ce qu’il arrivera ». On peut comprendre cette maxime de diverses manières. L’une des interprétations est de dire qu’il est toujours nécessaire et bon de fabriquer du pain et de soigner les gens. Mais l’art appartient-il à la sphère de ce qui est nécessaire socialement ? […] En fin de compte, est-ce si important d’avoirs organisé une exposition dans une petite salle d’exposition, et qu’elle ait été vue par trois personnes et demie, qui plus est uniquement tes amis ? En quoi cela changera-t-il la situation dans le pays ? […] 

Il existe une autre position éthique : quand on est impuissant, la seule chose qu’on puisse faire est d’empêcher le mal de nous traverser personnellement, c’est-à-dire de choisir pour soi-même à qui on accepte de serrer la main, qui on accepte de voir. Cette position est proche de ma sensibilité. Mais il m’est difficile de dire comment cela pourrait se traduire dans la Russie d’aujourd’hui. Il n’y a plus de revenu universel et la clandestinité coûte cher. Mais même si l’on ne peut plus rien faire maintenant, il est important de réfléchir aux années passées, de comprendre quel a été le rôle des institutions, de leurs directeurs (aujourd’hui évincés ou toujours solidement arrimés à leur poste), de leurs mécènes, conservateurs et artistes. Quels compromis faisions-nous à l’époque et faisons-nous encore ? Sur quoi avons-nous fermé les yeux, et sur quoi fermons-nous les yeux actuellement ? À quels moments n’avons-nous pas dit ce que nous aurions dû dire ? À quoi devrions-nous réfléchir rétrospectivement ? À qui devrions-nous cesser de serrer la main ? Et enfin, de quoi devrions-nous avoir honte ? Pourquoi avons-nous refusé de parler sérieusement et d’appeler les choses par leur nom ? Pourquoi avons-nous considéré qu’une quelconque réflexion sérieuse relevait d’une approche « occidentale » et ne convenait pas à nos esprits légers ? 

En fin de compte, c’est l’absence de réactions politiques de la société russe qui a finalement été la cause de la guerre. L’art doit-il devenir politique pour inculquer aux gens les habitudes sociales nécessaires ?

Pour répondre, il faut clarifier les définitions. […] Qu’est-ce qu’un film politique ?

Par exemple, Le cinéma d’Andreï Zviaguintsev ; ou le film récent de Natalia Merkoulova et Alexeï Tchoupov Le capitaine Volkonogov s’est échappé ; et d’une manière générale, le cinéma antistalinien et antitotalitaire du début des années 1990.

J’imagine que vous avez par exemple en tête le film Pokaïanie (Repentance) de Tenguiz Abouladze. […] Le fait est que tout art, comme toute chose dans ce monde, pour peu qu’elle soit le résultat de l’activité humaine, a une signification politique. Le terme « politique » signifie avant tout que l’objet a un sens interprétable. Nous avons le droit d’interpréter politiquement toute œuvre d’art. Pendant mes années d’études, j’aimais Matisse, comme si ce peintre était absolument en dehors de la politique. Plus tard, je me suis rendu compte que les œuvres de Matisse reposaient sur une base coloniale, sans parler de celles de Gauguin. Et à bien des égards, nous regardons aujourd’hui les œuvres de ces artistes en déconstruisant le mythe de la supériorité raciale ou sociale, un mythe qui contraste de manière saisissante avec la beauté des œuvres. Cela ne veut pas dire que Matisse ou Gauguin devraient être interdits. Bien au contraire, ils doivent être exposés, afin que nous puissions exercer notre aptitude à l’interprétation politique. […]

Dans un contexte social tendu, tout art joue un rôle politique. À la fin des années 1930, l’artiste Piotr Kontchalovski, le grand-père de Nikita Mikhalkov, peignait de manière obsessionnelle des bouquets de lilas. Lorsque nous regardons ces bouquets de lilas aujourd’hui, ce sont surtout les répressions staliniennes qui nous reviennent en mémoire, en tout cas c’est cela qui me vient à l’esprit. Certains liront dans ces bouquets un geste de protestation, d’autres une attitude de déni, d’autres encore une véritable apologie de cette merveilleuse époque. Cette lecture peut également changer avec le temps. Mais le contexte finit par être déterminant. Et chaque artiste russe qui peint aujourd’hui des bouquets de fleurs (ou toute autre chose dans le même esprit) doit se rappeler qu’il sera perçu et évalué dans le contexte de la guerre. Tout ce qui se fait en Russie aujourd’hui — que les artistes le veuillent ou non — sera jugé dans ce contexte. Tant notre vie que nos lilas.

Traduit du russe par Clarisse Brossard.

Lire l’original ici 

Andreï Arkhangelski est journaliste russe. Il a été chef du service culturel du magazine Ogoniok. Il a travaillé à Moscou pour de nombreux médias dont Kommersant, Colta et Republic. Ces dernières années, il écrit surtout sur le naufrage moral de la société et de la culture russes. Il fait une série d'entretiens avec d'autres intellectuels pour Radio Svoboda (service russe de Radio Liberty).

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