L’invention d’une non-nation : comment les Occidentaux ont nié une identité ukrainienne distincte

Politologue ukrainien de renommée internationale, Mykola Riabtchouk se penche ici sur l’influence qu’exerce le « savoir impérial » russe sur les chercheurs et les gouvernements du monde entier. Selon ce « savoir », ni l’Ukraine ni la langue ukrainienne n’auraient d’existence indépendante ni d’histoire propre. Il a fallu trente années d’indépendance et le choc majeur de la guerre d’agression russe pour que l’Ukraine soit enfin perçue en Occident comme un État-nation à part entière.

Une histoire amusante (mais peut-être pas tant que cela, d’un point de vue ukrainien) nous a récemment appris qu’un employé de Radio New Zealand, station financée par l’État et habituellement attachée à la vérité, a falsifié des dizaines d’articles de Reuters et de la BBC sur le site de RNZ, afin de présenter comme des faits des interprétations pro-russes de divers événements survenus en Ukraine. Ainsi, depuis au moins avril 2022, il a instillé dans ces articles des termes tels que « le coup d’État soutenu par les États-Unis » pour décrire la révolution de Maïdan, « la guerre civile » pour définir l’intrusion russe dans le Donbass, et a annoncé aux lecteurs crédules que les « néonazis de Kiev persécutaient les minorités russophones » et que « la Russie a annexé la Crimée après un référendum ».

L’ampleur de son activité frénétique n’est pas encore établie : de nombreux autres articles doivent encore être vérifiés pour découvrir d’éventuelles « modifications inappropriées » (comme les responsables de la RNZ les ont définies avec timidité). On ignore si le « rédacteur » a agi de son plein gré ou avec la bénédiction (et peut-être la rémunération) de Moscou. Ce qui est frappant, cependant, dans toute cette affaire, c’est qu’il ait été possible de tromper les lecteurs et les responsables de RNZ pendant si longtemps. Il semble que personne n’ait remarqué, pendant cette année, que les rapports de Reuters transmis par RNZ n’étaient pas aussi professionnels que l’agence le prétendait : personne ne s’est soucié du fait que le langage de la BBC dans la présentation de la RNZ ressemblait aussi étrangement à celui de Russia Today.

En d’autres termes, il est possible de diffuser les mensonges les plus scandaleux, fabriqués par Moscou et déguisés en faits, sans que cela ne déclenche la moindre réaction significative au niveau international. Selon le même principe, un magazine américain réputé peut publier un article de Jack Matlock sur l’Ukraine sous le titre « Une non-nation » contenant des révélations aussi absurdes que « la langue ukrainienne a dérivé du russe au seizième siècle », et personne n’ose dire qu’un ancien ambassadeur américain à Moscou ne devrait pas avoir le droit d’écrire de telles stupidités au sujet de l’Ukraine [Jack Matlock est coutumier de ce genre de propos, NDLR]. Voilà comment Poutine a pu insolemment défier George W. Bush, lors du sommet de l’OTAN à Bucarest en 2008, en déclarant que l’Ukraine n’était « même pas un pays » sans essuyer de riposte immédiate de la part de son interlocuteur. Le « savoir impérial » véhiculé par Matlock est international : il est né à Moscou au dix-neuvième siècle, quand la Russie a réussi à blanchir et à imposer à l’échelle mondiale l’image impériale qu’elle avait d’elle-même et de ses colonies, comme s’il s’était agi d’une vérité scientifique.1

L’Ukraine a été la principale victime de cette fabrication de mythes, en particulier via l’assimilation de la Rous’ médiévale (dont le centre se trouve à Kyïv, en Ukraine) à la Moscovie devenue « Russie » au début de l’ère moderne. La culture impériale s’efforce de rendre muettes et invisibles ses nations subalternes [pour éviter ce subterfuge, les historiens s’accordent depuis peu pour traduire « Rous’ » par « Ruthénie » NDLR]. L’invisibilité prolongée de l’Ukraine, son absence de la cartographie mentale internationale, a lourdement pesé sur ses tentatives d’émerger politiquement et géopolitiquement, malgré quelques occasions favorables. En 1918, lors de l’effondrement de l’empire russe, l’Ukraine a obtenu un éphémère statut d’État, mais cela ne l’a pas aidée à obtenir une reconnaissance internationale et un soutien significatif : l’Entente victorieuse a misé sur le désespéré Denikine et a penché pour la négociation avec les bolcheviks, et non avec des Ukrainiens inconnus, apparemment accessoires. Les brillants principes d’autodétermination nationale de Wilson ont été appliqués après la première guerre mondiale à presque toutes les nations dépourvues d’États d’Europe de l’Est, à l’exception des Ukrainiens et des Bélarusses, cibles prioritaires et victimes du « savoir impérial » russe qui dominait à l’Ouest.

L’ignorance est devenue plus flagrante encore en 1932-1933, lorsque les gouvernements occidentaux ont sciemment fermé les yeux sur la famine génocidaire en Ukraine provoquée par Staline. Un rapport secret de diplomates britanniques décourageant leur gouvernement de toute intervention était très symptomatique à cet égard : « La vérité est, bien sûr, que nous disposons d’un certain nombre d’informations sur les conditions de la famine dans le sud de la Russie [sic], semblables à celles qui ont été publiées dans la presse […]. Nous ne voulons cependant pas les rendre publiques, car le gouvernement soviétique en serait affecté, et nos relations avec lui menacées. »2

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Des livres sur l’Ukraine dans une librairie américaine // Voice of America, capture d’écran

La Seconde Guerre mondiale a paradoxalement contribué à renforcer l’invisibilité du Bélarus et de l’Ukraine, bien que ces deux pays aient pris la part la plus active à la guerre et subi les plus lourdes pertes : les Ukrainiens, en nombres absolus (3,5 millions de civils et 3 millions de soldats dans l’Armée rouge), et les Bélarusses, en nombres relatifs (un tiers de leur population). Toutes deux ont certes été récompensées, selon les caprices de Staline, par un siège aux Nations Unies nouvellement créées, mais personne ou presque n’a pris cette adhésion au sérieux : ce n’était là qu’une paire de sièges supplémentaires pour les « Russes » victorieux, et guère plus qu’un simulacre de représentation et de souveraineté réelles pour les Ukrainiens et les Bélarusses.

La guerre a ravivé l’intérêt pour les études russes et a fourni aux chercheurs russes émigrés des plateformes supplémentaires. « Bien que le domaine des études slaves aux États-Unis ait été façonné par les préoccupations sécuritaires américaines et par les Américains », note Susan Smith-Peter, « l’histoire de la Russie s’organisait de manière toute différente. Tandis que les sciences politiques, l’économie et d’autres domaines naissaient de l’expérience de la Seconde Guerre mondiale, l’histoire russe a été formée par des émigrés russes tels que Michael Karpovich et George Vernadsky, lesquels avaient des intérêts très différents. » Tous deux, ainsi que Nicholas Riasanovsky, dont l’Histoire de la Russie a été rééditée presque chaque année depuis 1968 sous forme de manuel, se sont inspirés des idées désuètes de Vassili Klioutchevski (1841-1911), qui refusait de reconnaître le moindre rôle au peuple ukrainien et considérait toute approche systémique de l’histoire de l’Ukraine comme une « dérive vers des courants centrifuges »3. « L’histoire russe aux États-Unis a été fondée comme un avant-poste de l’école de V.O. Klioutchevski », affirme Susan Smith-Peter. « En conséquence, le domaine a hérité d’un angle mort : l’Ukraine, qui n’a été intégrée qu’anecdotiquement dans le récit général, et considérée comme un objet, non comme un sujet, de l’histoire ».

Les universitaires émigrés ont été les principaux transmetteurs du « savoir impérial » russe dans les universités américaines. Ils ont influencé non seulement les jeunes historiens, mais aussi plusieurs générations de journalistes, d’hommes politiques et d’intellectuels de tous milieux. Aucun d’entre eux ne doutait que la Russie était un « État millénaire fondé à Kiev », et personne n’osait même remettre en question la formule absurde de « Russie kiévienne ». La Seconde Guerre mondiale n’a fait que consolider les positions du « savoir impérial » russe en Occident et a davantage encore marginalisé toute tentative de problématiser et de réfuter cette culture. Les Soviétiques, qui avaient commencé la guerre en tant qu’alliés d’Hitler, ont changé de camp (par défaut) en 1941 et ont terminé la guerre dans une position honorable de membre de la coalition victorieuse anti-hitlérienne. Cela a eu pour effet d’effacer non seulement leur collaboration passée, mais également toute référence à leurs innombrables crimes, tels que la Grande Terreur, le Goulag, la Grande Famine, etc. Le «schéma allié », tel que Norman Davies l’a décrit, s’est fermement implanté en Occident et a facilité la promotion du « savoir impérial » russe dans le monde extérieur.

Pour les Ukrainiens, il s’est montré encore plus toxique quand l’Union soviétique a été assimilée à la Russie et quand les Russes sont ainsi devenus les seuls héros de la guerre. Toutes les autres nationalités ont été escamotées, réduites au silence, ou mentionnées occasionnellement du mauvais côté de la barricade — en tant que collaboratrices des nazis (l’armée du général russe Vlassov, qui dépassait en nombre toutes les autres forces non allemandes du côté allemand, n’a été que rarement mentionnée, voire pas du tout). Comme Timothy Snyder l’a dit avec justesse dans sa conférence au Bundestag, « la politique étrangère russe consiste à diviser l’histoire de l’Union soviétique en deux parties. Il y a la bonne partie, qui est la partie russe, et la mauvaise partie, qui est la partie ukrainienne. Je peux vous résumer cela plus simplement que ne le fait le mémo officiel de la politique étrangère russe : libération = Russie ; collaboration = Ukraine. C’est la ligne suivie par la Russie de manière très cohérente et, dans ce pays [l’Allemagne], avec beaucoup de conséquences. »

Aucune opinion alternative ne pouvait percer la cuirasse de ce « savoir impérial » monolithique, qui avait acquis un statut de vérité scientifique et permettait à ses gardiens de rejeter toute contestation en la qualifiant de « déviation nationaliste ». Le doyen des études ukrainiennes au Canada, Orest Subtelny, se souvient que « jusque dans les années 1980, l’histoire de l’Ukraine était considérée par de nombreux historiens nord-américains comme un domaine de spécialisation non seulement périphérique, mais même intellectuellement suspect », et l’idée prévalait qu’« un historien de l’Ukraine était, presque par définition, un nationaliste ukrainien »4. Le professeur George Grabowicz, longtemps directeur de l’Institut de recherches ukrainiennes à Harvard, confirme cette thèse : « Jusqu’à la fin des années 1980, l’expression même d’ “empire soviétique” était considérée comme un signe évident que le texte dans lequel elle était utilisée n’était pas très sérieux — l’auteur étant soit de droite, soit incompétent. On peut le vérifier dans les sources bibliographiques concernées : jusqu’en 1989, les études et les synthèses usant de ce terme se comptent sur les doigts des deux mains. »5

Il n’est donc pas surprenant que, quelques mois avant l’effondrement de l’Union soviétique, Margaret Thatcher ait déclaré que les revendications sécessionnistes de l’Ukraine étaient aussi absurdes que celles de la Bavière ou du Texas, et que, la veille même de l’indépendance de l’Ukraine, George Bush père ait mis en garde les Ukrainiens contre un « nationalisme suicidaire » et les ait appelés à rester avec Moscou et Gorbatchev. La reconnaissance internationale de l’indépendance de l’Ukraine était inenvisageable, même après l’effondrement de l’Union soviétique et le vote massif de l’Ukraine en faveur de l’indépendance, tant au parlement que lors du référendum national. Le « savoir impérial », avec l’aide de la Russie, aurait même pu empêcher la reconnaissance et l’adhésion de l’Ukraine à l’ONU… si elle n’y avait déjà été intégrée à la faveur d’un caprice de Staline.

L’indépendance de jure n’a cependant pas donné à l’Ukraine l’indépendance de facto. Les experts occidentaux et les médias internationaux s’appuyaient encore largement sur le « savoir impérial » (et sur la propagande russe actualisée qui en tirait parti), et décrivaient constamment l’Ukraine comme un « phénomène temporaire », un « pays fissuré » ou, avec mépris, un « enfant non désiré de la perestroïka de Gorbatchev ». Les sombres prédictions d’une scission inévitable de l’Ukraine le long de multiples lignes régionales, ethniques, religieuses et autres, sont apparues de manière récurrente et ont été accompagnées de débats apocalyptiques et fortement exagérés sur le désarmement nucléaire de l’Ukraine.

L’Ukraine avait hérité de l’Union soviétique un stock impressionnant d’armes nucléaires sur son territoire — le troisième plus important après la Russie et les États-Unis —, mais elle n’avait ni la capacité opérationnelle, ni l’intention réelle de le déployer. En réalité, le statut non nucléaire était inscrit dans la Constitution de l’Ukraine. Le gouvernement ukrainien a toutefois insisté pour obtenir une compensation équitable en cas de transfert de ces armes en Russie ou ailleurs et, surtout, des garanties de sécurité de la part des principales puissances nucléaires. Tous ces détails subtils ont été largement ignorés, tandis que l’Ukraine a été présentée comme un État agressif, peu coopérant et aux ambitions nucléaires démesurées. Le président modéré de l’Ukraine, Leonid Kravtchouk, a été comparé à Slobodan Miloševićet présenté comme un autre communiste ayant opportunément changé de monture pour le nationalisme. La réputée New York Review of Books n‘a pas hésité à offrir sa couverture à l’article d’Abraham Brumberg qualifiant Kravtchouk d’incarnation de la « Nasty New Ukraine » (la « vilaine nouvelle Ukraine »)6.

Il a fallu trente ans et des centaines de roquettes lancées sur les villes ukrainiennes (par les mêmes bombardiers que l’Ukraine a transférés à la Russie « démocratique » sur l’insistance de l’Occident au milieu des années 1990), pour reconnaître l’erreur mortelle et lui présenter des excuses, comme l’a fait récemment Bill Clinton : « Je me sens personnellement concerné parce que j’ai fait en sorte qu’ils [l’Ukraine] acceptent de renoncer à leurs armes nucléaires […]. Personne ne peut croire que la Russie aurait fait ce coup si l’Ukraine avait encore ces armes. » Dans une autre interview, M. Clinton s’est souvenu de sa « discussion glaçante avec le président russe à Davos » en 2011, qui lui a donné l’impression que ce n’était plus « qu’une question de temps » avant que Vladimir Poutine ne s’attaque à l’Ukraine. Au cours de cette conversation, M. Poutine a rejeté un accord conclu sous l’égide des États-Unis par Boris Eltsine, qui prévoyait le respect du territoire ukrainien en échange de l’abandon par Kyïv de son arsenal nucléaire datant de l’ère soviétique. « Vladimir Poutine m’a dit en 2011 — trois ans avant de prendre la Crimée — qu’il s’opposait à l’accord que j’avais conclu avec Boris Eltsine. Il m’a dit : “Je n’approuve pas cet accord. Et je ne le soutiens pas. Et je ne suis pas lié par lui”. Et je savais qu’à partir de ce jour-là, le compte à rebours était lancé. »

Tout au long des années 1990, cependant, et jusqu’aux événements désastreux de 2022, le « savoir impérial » russe sur la Russie et l’Ukraine a régné en maître dans les esprits, les médias et les discours politiques occidentaux. Les Occidentaux avaient pourtant accès à d’autres informations : depuis 1991, les études ukrainiennes ont émergé dans le monde universitaire international comme un domaine légitime, et d’importants textes ont été publiés dans la presse, universitaire comme non universitaire. En 1995, Mark von Hagen a publié un article fondamental intitulé « L’Ukraine a-t-elle une histoire ? », dans lequel il attire l’attention sur les structures intellectuelles qui « ont servi à organiser notre réflexion sur la région », en s’appuyant sur les réalités géopolitiques particulières de l’Europe de l’Est :

« Parce qu’aucun des États qui existent aujourd’hui entre Berlin et Moscou n’existait à l’époque de l’essor de l’historiographie moderne — au début et au milieu du dix-neuvième siècle —, leur histoire continue d’être entachée d’artificialité, d’absence d’authenticité. Les véritables États sont la Grande-Bretagne, la France, l’Espagne, la Russie et, sous certaines réserves, l’Allemagne. Mais la Tchécoslovaquie, la Hongrie, la Roumanie et surtout l’Ukraine sont des candidats suspects aux yeux de l’ordre international et ne méritent pas les prérogatives de véritables États. Une des conséquences de l’échec ou de la limitation du statut d’État des peuples d’Europe centrale et orientale est que les peuples [“non historiques”] de la région se sont vus refuser la pleine légitimité historiographique »7.

Le changement des réalités géopolitiques dans la région n’a pas entraîné de changement immédiat des structures intellectuelles qui auraient dû produire un nouveau savoir, plus objectif, de la région. Le pernicieux « savoir impérial » russe était trop profondément ancré dans la mentalité de nombreux Occidentaux, dans leurs stéréotypes culturels et historiques et dans leurs clichés linguistiques. Mais aussi, et peut-être surtout, ce « savoir » répondait-il opportunément à la Weltanschauung impériale propre à l’Occident, acquise au cours de siècles de colonialisme, de suprématie et d’aliénation lexicale des « peuples inférieurs du monde inférieur ». L’article de Jack Matlock, « Une non-nation », publié près de dix ans après l’indépendance de l’Ukraine dans la New York Review of Books, un média supposé progressiste et intellectuel, fournit un exemple frappant d’une telle attitude — comme l’indique clairement son titre dégradant.

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Jack Matlock // Chaîne YouTube Democracy Now!, capture d’écran

Les déclarations de ce type n’ont pas manqué à l’époque. Qu’il suffise de mentionner la célèbre remarque de Romano Prodi selon laquelle l’Ukraine « a autant de raisons d’être dans l’UE que la Nouvelle-Zélande » (parce que les Néo-Zélandais, selon ses termes, ont également une identité européenne). Ou encore, la remarque non moins controversée de Günter Verheugen selon laquelle « quiconque pense que l’Ukraine devrait être intégrée à l’UE devrait peut-être se rallier à l’argument selon lequel le Mexique devrait être intégré aux États-Unis ».8 Tous ces orateurs ne sont pas des journalistes de la presse collaborationniste, ni des francs-tireurs politiques : M. Matlock a été ambassadeur des États-Unis à Moscou de 1987 à 1991, M. Prodi a été premier ministre italien de 1996 à 1998 et de 2006 à 2008, et président de la Commission européenne de 1999 à 2004, et M.Verheugen a été membre du Bundestag de 1983 à 1999 et commissaire européen de 1999 à 2010.

Et ce n’est pas seulement un passé impérial qui rend de nombreux Occidentaux si sensibles au « savoir impérial » russe, au détriment des nations « non historiques » intermédiaires, mais aussi une longue tradition de prétendu réalisme géopolitique, qui a été partiellement révisée au cours des dernières décennies, mais qui conserve des positions fortes dans le monde universitaire et domine l’élaboration des politiques au sein des gouvernements. À cet égard, peu de choses ont changé depuis 1933, lorsque des diplomates britanniques ont conseillé au gouvernement de négliger la famine génocidaire en Ukraine au profit de relations commerciales fructueuses avec Moscou. En 2000, à la veille du grand élargissement de l’UE, les ministères des Affaires étrangères allemand et français ont rédigé un rapport classifié similaire qui plaçait l’Ukraine dans la sphère d’influence russe, apparemment pour les mêmes raisons « pragmatiques » : « L’admission de l’Ukraine impliquerait l’isolement de la Russie. Il suffit de se contenter d’une coopération étroite avec Kiev. L’Union ne devrait pas être élargie à l’Est. »9 Il est remarquable qu’ils n’aient même pas réfléchi à ce que l’admission impliquerait pour l’Ukraine : les nations « non historiques » n’ont pas d’agenda dont il faille se soucier. Le même raisonnement est éventuellement utilisé à propos des « préoccupations légitimes de la Russie en matière de sécurité » vis-à-vis de « l’expansion » de l’OTAN. Les préoccupations de l’Ukraine, de la Géorgie ou de la Moldavie, quoique beaucoup plus concrètes et rationnelles, n’étaient même pas prises en compte.

Inutile de cacher toutes ces preuves, car la position « pragmatique » de l’Occident vis-à-vis de la Russie et de son « étranger proche » est un secret de polichinelle : l’ancien président français, Valéry Giscard d’Estaing, l’a réitérée avec l’assurance et la compétence d’un Matlock : « Les frontières de l’Ukraine actuelle ont été tracées par les Soviétiques vers 1957 seulement [sic]. Cela provoque des controverses entre Moscou et Kiev. La Crimée, par exemple, n’a jamais appartenu historiquement à l’Ukraine. Une partie de l’Ukraine a, en effet, un caractère européen — il s’agit des terres qui ont appartenu à la Pologne et, plus tôt, au Commonwealth polono-lituanien. Mais les territoires situés derrière la rivière Dniepr et ceux situés au sud ont un caractère russe. Ces terres ne peuvent pas appartenir à l’Union européenne tant que la Russie n’est pas admise dans l’UE. » Dix ans plus tard, après l’annexion de la Crimée et l’invasion du Donbass par la Russie, l’ancien chancelier d’Allemagne de l’Ouest, Helmut Schmidt, a fait preuve de la même assurance : « En 1990 encore, personne à l’Ouest ne doutait que l’Ukraine ait appartenu pendant des siècles à la Russie. Depuis lors, l’Ukraine est devenue un État indépendant, mais ce n’est pas un État-nation. »10 (Il est remarquable de voir comment une sagesse commune fort contestable « personne ne doutait » se métamorphose en un fait avéré : « l’Ukraine n’est pas un État-nation ». Avec un soutien discursif aussi puissant de la part de pontes internationaux, il est permis de se demander pourquoi diable M. Poutine s’est senti engoncé dans son « déni d’Ukraine » et a hésité si longtemps à lancer l’invasion.)

Timothy Garton Ash se souvient qu’en 2004, après la spectaculaire « révolution orange », il avait exhorté le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, à déclarer publiquement que l’Union européenne souhaitait que l’Ukraine en devienne un jour membre. « Si je le faisais, lui a-t-il répondu, je me ferais immédiatement tancer par deux grands États membres [la France et l’Allemagne]. » Une porte-parole du Commissaire aux relations extérieures de l’UE a candidement résumé la question : « Il faudrait d’abord se demander si ce pays est européen. »11

En effet, jusqu’en mars 2022, date à laquelle les dirigeants de l’UE ont radicalement changé d’avis et déclaré lors de leur sommet que « l’Ukraine appartient à notre famille européenne », aucun document officiel de l’UE n’a jamais fait référence à l’Ukraine en tant que nation européenne. Au lieu de cela, elle était définie par euphémisme comme un « pays voisin » ou un « État partenaire ». Il aura fallu trois décennies de développement pacifique et deux semaines de combats acharnés — « tant d’efforts et tant de sang versé inutilement », selon les termes de Timothy Snyder — pour parvenir à quelque chose qui aurait dû paraître tout à fait évident, si on ne l’avait pas regardé à travers des lunettes russes : « Aucune société ne devrait avoir à résister à une invasion russe pour être reconnue. »

Traduit de l’anglais par Pascal Avot

Mykola Riabtchouk est directeur de recherche à l'Institut d'études politiques et des nationalités de l'Académie des sciences d'Ukraine et maître de conférences à l'université de Varsovie. Il a beaucoup écrit sur la société civile, la construction de l'État-nation, l'identité nationale et la transition postcommuniste. L’un de ses livres a été traduit en français : De la « Petite-Russie » à l'Ukraine, Paris, L'Harmattan, 2003.

Notes

  1. Pour plus de détails, voir mon article dans Desk Russie.
  2. Marko Carynnyk et al. (ed.), The Foreign Office and the Famine : British Documents on Ukraine and the Great Famine of 1932-1933, Kingston, 1988, p. 397.
  3. Cité dans Serhii Plokhy, Unmaking Imperial Russia : Mykhailo Hrushevsky and the Writing of Ukrainian History, Toronto : University of Toronto Press, 2005, p. 102.
  4. Orest Subtelny, « L’état actuel de l’historiographie ukrainienne ». Journal of Ukrainian Studies t. 18, N° 1-2 (été-hiver 1993), p. 37.
  5. Hryhori Hrabovytch, « Oukraïna : pidsoumky stolittya ». Krytyka 11 (1999), p. 6.
  6. Voir la réponse de Michael Flier qui a fait allusion à l’incompétence de Brumberg dans un domaine, celui de la langue ukrainienne, mais aussi implicitement dans d’autres domaines où l’expertise de Brumberg sur l’Ukraine n’était pas bien meilleure : New York Review of Books, 14 janvier 1993.
  7. Mark von Hagen, « L’Ukraine a-t-elle une histoire ? » Slavic Review, t. 54 N°3, 1995, p. 659.
  8. Comme le rapporte Oleg Varfolomeyev, “The EU’s Unwanted Stranger ?”, Transitions Online, 12 juillet 2002.
  9. Cité dans “New Neighbourhood – New Association. Ukraine and the European Union at the beginning of the 21st century”, Policy Papers 6, Varsovie, Stefan Batory Foundation, Mars 2002, p.11.
  10. Cité dans Timothy Garton Ash, “Ukraine in Our Future”. New York Review of Books, 23 février 2023.
  11. Cité dans Timothy Garton Ash, “Ukraine in Our Future”. New York Review of Books, 23 février 2023.

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